Carton surprise de l’automne 2012, le jeu vidéo indépendant Hotline Miami a frappé les esprits avec ses parti-pris détonants : surenchère de violence visuelle et sémantique, climat de paranoïa hautement transmissible, le tout soclé dans un contexte de règlements de comptes mafieux sans queue ni tête. Au point d’en faire un rejeton illégitime de GTA, auréolé d’un net attrait pour l’esthétique des années 1980. Aux racines de ce polar où joueur et antagonistes avancent masqués, réside une jolie fable faite de trajectoires insoupçonnées.

Les eighties

Il paraît qu’avant de vous lancer dans la musique électronique, vous évoluiez dans un groupe de métal ?

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Perturbator
Crédits : Johan Barbara

Oui. On avait notre groupe, cela s’appelait I The Omniscient. J’étais à la guitare, je composais avec un autre gars qui s’appelait Yndi. Et puis un jour, il a lancé son projet solo [Dream Koala, NDLR] et il a fait le buzz. Sévèrement. Je me suis dit : « Pourquoi je ne ferais pas pareil ? » Quelque chose de mon côté qui me ressemble, qui soit dans mon délire. Après, évidemment, le groupe a splitté.

Pourquoi « évidemment » ?

On n’aurait pas pu continuer sans Yndi. Il apportait trop de choses a I The Omniscient. Cela aurait enlevé l’âme de la musique en quelque sorte. Donc autant pousser le délire avec Perturbator. Cela fait plus ou moins deux ans maintenant.

Vous jouiez d’un autre instrument ?

J’ai toujours été à la guitare. Mais mes parents avaient plein de synthés chez eux. Ils les ont mis à la cave maintenant, mais j’en ai gardé quelques-uns. Mais celui que je gère le plus reste la guitare.

Vos morceaux figurant sur la bande son de Hotline Miami font quand même la part belle aux nappes de synthétiseur qui rappellent furieusement les sonorités eighties.

Prenez Kavinsky, n’importe quel artiste qui a ce côté un peu années 1980 : si on garde la composition mais qu’on enlève le son années 1980 – les synthés à la Rocky –, cela sonnerait comme les sons d’aujourd’hui. Exactement comme Justice. Tout le truc années 1980, cela vient surtout du choix des synthés. En fait il n’y a pas de compositions années 1980 : quand on écoute de la musique on ne devrait pas se dire : « Ouais ça fait très années 1980. »

Mais quand on dit « ce son rappelle les années 79, 80, 81 », cela représente quelque chose dans l’imaginaire collectif, non ?

« On est en 2013 : tu ne fais pas de la musique eighties, tu fais de la musique électronique inspirée des années 1980. »

Si on écoute la bande son de The Warriors, cela reste très connoté et identifiable. Le son de The Warriors, ou les musiques de John Carpenter, c’est des nappes de synthé qui durent très longtemps. Mais si cela n’avait pas été des synthés ? Si cela avait été d’autres instruments ? Des nappes de guitare avec plein de réverb’. On ne dirait plus que ces sons font années 1980. Comment dire… (Il fait une pause.) Plein de mecs que je connais se mettent à la musique et disent : « Je veux faire de la musique eighties. » Je trouve cela débile. On est en 2013 : tu ne fais pas de la musique eighties, tu fais de la musique électronique inspirée des années 1980. Kavinsky ce n’est pas eighties. Si Kavinsky était sorti dans les années 1980, cela aurait paru tout nouveau. En fait la musique que je produis est moderne, mais il y a ce côté très inspiré de BO, comme The WarriorsDawn of The DeadBlade Runner… Et du coup c’est ce qui donne l’impression aux gens que c’est de la musique eighties. Mais ça n’en est pas vraiment.

Il y a un jeu qui consiste à énumérer les similitudes entre Hotline Miami et Drive : tous deux violents et dotés d’une influence eighties. Mais quand celle de Drive se veut planante, parfois porteuse d’espoir, celle de Hotline se révèle sombre et perturbante.

Ce n’est pas faux ! Je pense aussi que la comparaison entre Hotline et Drive est un peu trop surfaite, mais d’une manière ou d’une autre les deux seront toujours intimement liés, et les développeurs ne s’en cachent pas de toutes façons. Cela me plaît de me dire que musicalement, Hotline Miami est en quelque sorte le petit frère turbulent de Drive. La bande son de Hotline a ce coté très juvénile et agressif qui va parfaitement avec le gameplay frénétique du jeu. Le tout sonne comme un gros rappel à ton enfance passée derrière les bornes d’arcades à griller tous tes crédits pour devenir le meilleur dans une ambiance bruyante et mal éclairée.

Au final l’ambiance sonore est assez variée.

C’est psychédélique. Quand j’ai découvert le jeu, les sons, je ne m’attendais pas du tout à ce que ce soit cela. Je pensais qu’ils allaient prendre des gens qui font des sons un peu comme moi, des artistes inspirés années 1980… Mais il y a pas que cela. Il y a Moon par exemple, qui est plus dans le registre minimal.

La musique peut manipuler, ou, à tout le moins, aiguiller ces dernières, non ? On a clairement la sensation que l’histoire, les textes et la musique de Hotline exercent de concert un pouvoir morbide sur le joueur.

Oui je suis assez d’accord sur le fait que la musique réveille les émotions. La BO de Hotline Miami exerce clairement un truc sur le joueur. Je pense que les développeurs voulaient des sons capables de le booster sans pour autant l’énerver au point qu’il laisse tomber, sachant que c’est un jeu assez nerveux.

Prise de contact

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Massacre dans Hotline Miami

Les game designers ont-ils une part de responsabilité dans ce qu’ils proposent à leur public ? Qu’un développeur dise : « Je propose un jeu où on peut tirer à vue dans la foule, et ce n’est pas mon problème si le joueur le prend au premier degré », cela pose un souci ?

Je vois plutôt le jeu comme un truc cathartique où les game designers te proposent leurs univers et te laissent évoluer dedans pour faire les conneries que tu ne ferais jamais en vrai.

Comment s’est passée la prise de contact avec les créateurs de Hotline Miami ?

C’est Jonatan Söderström, le développeur, qui est venu me parler comme cela, mine de rien, sur Facebook. Il connaissait vite fait, mais à la base, il ne m’a pas demandé des sons, mais qui faisait mes artworks sur mes pochettes d’album. Sur ce il me glisse : « Je suis en train de faire un jeu, cela te dérangerait que j’utilise deux-trois de tes tracks ? » Je lui fais : « Mais non vas-y ! » À ce moment-là j’étais encore complètement inconscient de ce que Hotline Miami allait devenir. Alors je lui ai pondu une musique gratos, Miami Disco, que j’ai faite exclusivement pour le jeu. D’ailleurs elle ne devrait pas s’appeler Miami Disco, c’est une erreur, mais ce n’est pas grave…

C’est-à-dire ?

C’est une anecdote. Ils m’ont dit : « On aimerait bien que tu nous fasses une musique pour un niveau de boîte de nuit façon eighties, genre un peu disco. » Je n’avais pas trouvé de nom encore, et je leur envoie un truc qui s’appelle Hotline Miami Disco Track. Mais c’était juste pour nommer le fichier. C’est eux qui ont coupé Hotline et Track. Ma proposition l’a branché, et il a fini par piocher deux de mes titres que j’avais déjà sortis : Vengeance et Electric Dreams. Juste après, ils m’ont envoyé les gens qui s’occupent des contrats : là je me suis rendu compte que c’était un truc assez sérieux, avec des royalties. Le jour où le jeu est sorti, j’étais dans une maison de campagne où il n’y avait pas de réseau. Sauf dans le grenier. J’y monte, et là je reçois genre 40 000 notifications. Cela m’a fait monter ma page, j’étais assez abasourdi. C’était très inattendu, même de la part des créateurs du jeu.

On pourrait penser que travailler pour une production comme Hotline Miami garantit une totale liberté de création. Mais on imagine que c’est un peu plus compliqué que cela, non ?

« Évidemment ils te donnent certaines directions comme l’aurait fait n’importe qui, mais à aucun moment je n’ai eu l’impression de sacrifier un aspect de mon son pour le jeu. »

Pas vraiment non. Ce sont des gars qui aiment ta musique à la base alors ils te laissent plus ou moins carte blanche. C’est des mecs assez fous qui n’ont pas peur de bosser avec d’autres fous. Évidemment ils te donnent certaines directions comme l’aurait fait n’importe qui, mais à aucun moment je n’ai eu l’impression de sacrifier un aspect de mon son pour le jeu. Ils te prennent tel que tu es déjà. Celle que j’ai faite spécialement pour le jeu, ils m’ont dit « on aimerait bien que ce soit un peu plus comme ça », mais cela s’est bien passé, c’était un échange. Tu te dis : « Oui c’est vrai que cela serait mieux. » Le seul truc, c’est pour l’utilisation des samples. Cela m’arrive d’utiliser des voix, des citations de films dans mes sons, et cela évidemment ils ne peuvent pas les laisser.

La musique de jeu vidéo sert-elle juste le jeu ou peut-elle devenir un bien culturel à part entière ? Quelqu’un qui n’a pas fait le jeu peut-il aimer votre son ?

Je reçois parfois des mails bizarres de gens qui me disent : « Je n’ai pas du tout aimé Hotline Miami mais j’aimerais savoir ou je pourrais acheter la bande son ? » Donc c’est carrément possible, oui. Le simple fait que la plupart des sons de Hotline viennent d’artistes inconnus qui sortaient déjà des albums avant prouve bien que les deux peuvent être appréciés séparément.

Étiez-vous familier des productions indés avant de vous greffer à Hotline ?

Le premier jeu indé auquel j’avais joué, c’était Limbo. Mais à l’époque je n’avais aucune notion de indé ou pas. Je ne pensais pas qu’il y avait ce truc avec les grosses boîtes comme Ubisoft d’un côté et les mecs qui faisaient leurs petits jeux de l’autre. Pour moi c’était juste des gens qui font des jeux vidéo.

Des gros éditeurs vous ont-ils approché par la suite ?

En parlant de Ubisoft justement : il y a quelques mois, ils m’ont contacté pour que je fasse deux-trois titres pour Watch Dogs. Finalement cela ne s’est pas fait.

Pourquoi, que s’est-il passé ?

Ils m’ont envoyé un mail du style : « On aimerait bien tels sons », ajoutant « vous êtes inscrit à la SACEM ? » Je venais de sortir de Hotline Miami, je leur dis oui. Et là ? Plus de réponse. J’ai attendu deux semaines, trois semaines. J’ai fini par appeler Ubisoft Montréal. On me dit : « On a changé d’avis, désolé. » Je suis allé voir un pote musicien : « Ubisoft m’a tourné le dos, je suis dégoûté. » Lui : « Pareil, ils me répondent plus depuis que je leur ai dit que je suis à la SACEM. » Le seul de mes potes qui n’y était pas inscrit, c’est lui qu’ils ont pris. Ce n’est de la faute de personne. Ils ont juste un problème d’ordre administratif avec eux [engager un musicien inscrit à la SACEM contraindrait en effet les grosses boîtes françaises de jeux vidéo type Ubisoft à verser des droits d’auteurs, NDLR].

Masques et apparences

Où seriez-vous aujourd’hui si les développeurs de Hotline ne vous avaient pas contacté ?

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Couverture de Dangerous Days, l’album de Perturbator
Crédits : Ariel Zucker Brull

Sans Hotline Miami je ne serais pas là en train de discuter avec vous. Je les remercierai toujours pour cela, parce que c’est grâce à eux que je commence à bouger un peu, à faire ce qui me plaît. Pouvoir vivre de ma musique, c’était mon plus grand rêve. J’ai commencé comme cela : sur une idée folle de faire de la musique, mais je ne me suis jamais dit que si je faisais des BO, ce serait des BO de jeux vidéo.

Parce qu’à la base, mes sons à moi, c’était plus inspiré des films. (Il désigne son t-shirt de Reanimator.) Je me suis toujours dit « bon peut-être qu’un jour il y a une personne qui va me demander mes services pour un court-métrage ou un truc comme cela », mais jamais un jeu vidéo. Je suis encore en train de découvrir où cela va me mener.

Connaissiez-vous les autres signatures qui ont co-écrit la BO du jeu ?

À la base, la plupart des musiciens qui sont sur la bande son de Hotline Miami, je ne les connais pas du tout. Je n’en ai jamais entendu parler, et eux n’ont jamais entendu parler de moi. À Dennaton Games [le studio à l’origine du jeu, NDLR], ils ont pris les musiciens qu’ils aimaient bien, qu’ils écoutaient, qui correspondaient à leur ton underground. Tout le monde s’est découvert en même temps. Avec Moon, je commence à lier une petite amitié. On va peut-être faire des sons ensemble.

Vous avez beaucoup d’amis musiciens français qui gravitent dans la même galaxie électro. À votre avis, pourquoi avez-vous été choisi et pas eux ?

« Hotline Miami, c’était de la chance. »

J’ai eu de la chance. Clairement. Hotline Miami, c’était de la chance. Je connais un mec, Carpenter Brut, il n’est pas connu du tout, je trouve qu’il fait quelque chose de 10 000 fois mieux que moi, je ne vais pas me le cacher. Mais j’ai eu plus de chance. Et puis, je parle plus, je poste sur Twitter, sur ma page Facebook. On va dire que j’entretiens le truc.

Hotline illustre un monde dominé par les apparences, où la notion de réalité devient évanescente. Même les personnages qui ne portent pas de masque semblent ne pas montrer leur vrai visage. Y a-t-il un message caché derrière tout cela ?

Bonne question, je n’ai pas du tout participé a la conception du jeu aux cotés de Dennis Wedin et Jonatan Söderström alors je ne saurais pas vraiment vous répondre. Peut-être un regard critique sur cette époque très hypocrite et superficielle dans laquelle on vit aujourd’hui ? Je ne sais pas.

Qui se cache derrière le masque de Perturbator ?

Simplement un jeune mec timide qui cherche à concrétiser par la musique son amour pour les films d’horreur et de science-fiction des années 1980.

Pensez-vous que Perturbator sévira aussi du côté de Hotline Miami 2 ?

Oui, je peux même vous le confirmer !


Couverture : Kert Gartner.