C’est une légende vieille comme Hérode. « Je détesterais mourir deux fois, c’est si ennuyeux », aurait soufflé le prix Nobel de physique Richard Feynmann, sur son lit de mort, en 1988. À l’époque, María Blasco venait d’obtenir son diplôme de biologie à l’Université autonome de Madrid. Quittant le « désert scientifique » espagnol pour continuer ses recherches sur le vieillissement aux États-Unis, elle y a trouvé une philosophie. « Je suis d’accord avec Feynman quand il disait que nous ne sommes qu’au tout début de l’histoire de la race humaine », glisse-t-elle aujourd’hui dans son laboratoire, situé derrière la façade en verre du Centre national de recherches oncologiques de Madrid (CNIO).

Si la complexité de la vie n’est pour le moment pas à la portée de ses microscopes, « le jour où nous saurons tout arrivera », assure-t-elle, « et nous serons capable de soigner toutes les maladies, de les prévenir et de vivre bien plus qu’aujourd’hui. » En 2016, la scientifique a publié le livre Mourir jeune à 140 ans. Elle estime aujourd’hui que cet horizon est bien modeste : « La biologie moléculaire n’a commencé qu’à la fin des années 1950. Cela ne fait pas un siècle et nous avons déjà fait des pas de géant. Nous ne pouvons pas imaginer à quoi ressemblera l’humanité quand nous saurons tout. »

María Blasco
Crédits : Poweraxle

María Blasco en sait déjà un peu plus que le commun des mortels. Avec deux collègues du CNIO, Miguel Muñoz-Lorente et Alba Cano-Martin, elle vient de présenter les résultats d’une expérience saisissante. Dans un numéro de la revue Nature Communications paru le 17 octobre 2019, les trois chercheurs expliquent avoir développé des souris qui vivent en moyenne 24 % plus vieilles que les autres. Elles présentaient qui plus est « moins de signes de vieillissement métabolique ».

À partir de travaux antérieurs, l’équipe de Blasco est parvenue à allonger les télomères des rongeurs. Ces morceaux d’ADN placés à l’extrémité des chromosomes, deviennent de plus en plus courts à mesure que les cellules se divisent et se dégradent. Ils ont donc un lien avec le vieillissement. D’autres scientifiques l’avaient déjà montré en renforçant des télomères grâce à une enzyme, la télomérase. Mais cette fois, aucune modification du génome n’a été nécessaire. Des cellules pluripotentes ont été cultivées in vitro pour favoriser la division cellulaire et ainsi allonger les télomères. Elles ont ensuite donné naissance à des souris. « Il y a une chance d’allonger la vie sans altération des gênes », se réjouit María Blasco. La nouvelle arrive trop tard pour Richard Feynmann mais elle va réjouir un autre Américain, Dave Asprey.

La salle des machines

Sur l’île de Vancouver, au sud-ouest du Canada, une maison forestière en tôle verte et grise, prolongée par une terrasse en bois, se cache parmi les sapins. Le chemin bordé de lavande fleure bon les vacances ou la retraite spirituelle. On croirait que le temps s’est arrêté. C’est justement ce que souhaite son propriétaire. « Mon but est de vivre jusqu’à 180 ans », lâche d’emblée Dave Asprey, qui n’en a encore que 45. Avec ses lunettes jaunes et sa mèche grisonnante, cet Américain n’a pas l’air plus extraverti que les artistes qui vivent dans le coin. Mais il ne vit pas dans un atelier ou une galerie. « Attention : tout ce qui se trouve dans ce labo peut vous tuer », est-il écrit sur la porte. Et Asprey est prêt à mourir pour réaliser son rêve.

Derrière la porte, au rez-de-chaussée, le parquet est recouvert de machines futuristes. Il y a un grand tube argenté à taille humaine pour la cryothérapie, censée soigner le corps par le froid. À ses côtés, pareil à une cabine de bronzage, un caisson blanc sert à réparer les cellules grâce à la projection de lumières rouges. Pour « activer différentes parties de leur cerveau », les patients peuvent entrer dans une chambre qui, tournant sur elle-même, fait penser à ces simulateurs vidéo qu’on trouve dans les parcs d’attraction. Enfin, une sorte de cabine de pilotage clouée au sol augmente la pression atmosphérique sur demande.

Crédits : Bulletproof

À la sortie de ces appareils, Dave Asprey gobe l’un des 100 suppléments alimentaires qu’il prend chaque jour. Rien ne l’arrête. Chaque mois, il fréquente une clinique de Park City, dans l’Utah, pour qu’un chirurgien prélève un demi-litre de moelle osseuse sur ses hanches. Les cellules souches qui s’y trouvent sont ensuite filtrées pour être réinjectées au niveau de la moelle épinière et du cerveau. À sa demande, les médecins en introduisent aussi dans son cuir chevelu afin d’éviter la calvitie, dans son visage pour lisser les rides et même au niveau de ses organes sexuels, dont la vigueur doit être renforcée. L’efficacité du procédé n’est pas encore prouvée scientifiquement. Mais Dave Asprey a déjà sorti plus d’un million de dollars de sa poche pour soigner son organisme. Et il est prêt à en dépenser beaucoup d’autres.

Aux États-Unis, et notamment en Californie, de plus en plus de cliniques proposent des thérapies de ce type. Partant du principe que les cellules souches que l’on trouve dans l’embryon, le fœtus et le moelle osseuse sont capables de se renouveler, elles promettent de retarder le vieillissement. « C’est une capacité de régénération que l’on possède en étant jeune mais qui se perd ensuite », précise Julien Cherfils, chercheur à l’Institut de recherche sur le cancer et le vieillissement (IRCAN). Plus l’âge d’une personne est avancée, moins ses tissus se réparent correctement en cas de lésion. Sauf à administrer des cellules souches : leur activité a déjà permis de restaurer du cartilage. Et elles sont aussi utilisées afin de régénérer le système immunitaire des patients atteints de leucémie.

Mais le vieillissement, tempère Julien Cherfils, « n’est pas qu’un processus cellulaire ». Dave Asprey ne parie d’ailleurs pas seulement sur les cellules souches. Il est prêt à expérimenter à peu près tout ce qui a une chance de fonctionner. Sur son blog, il donne d’ailleurs des moyens simples pour protéger ses télomères : méditer, limiter les contacts avec un environnement pollué, faire de l’exercice et adopter un régime sain. Il conseille aussi de consommer du TA-65, une enzyme censée renforcer les extrémités des chromosomes. Il faut toutefois payer 600 dollars pour une cure de trois mois, dont l’efficacité est sujette à caution.

Ce « biohacker » né au Nouveau-Mexique en a les moyens. Après avoir amassé un peu d’argent dans la Silicon Valley, il a monté un empire dans la santé : sa société de compléments alimentaires Bulletproof Nutrition Inc., qui a levé neuf millions de dollars, est complétée par un podcast, Bulletproof Radio, et cinq livres sur l’optimisation de soi.

Crédits : Bulletproof

Le café magique

Au rez-de-chaussée de la maison de Vancouver, dans la salle où Dave Asprey prépare son corps à vivre 180 ans, le logo de Bulletproof Nutrition Inc. est partout. On retrouve le colibri orange jusque dans la cuisine, sur un appareil bien moins impressionnant : une machine à café. Ce grand brun au nez aquilin et aux joues creusées par des fossettes a commencé son aventure dans l’univers du biohacking en lançant le Bulletproof Coffee en 2014, comme d’autres commencent leur journée par un expresso. La recette qu’il a partagée pour la première fois en 2009 est simple : il suffit de verser du café dans un mixeur avec du beurre et de mélanger le tout. « De petites gouttes de graisse suspendues dans du liquide changent la façon avec laquelle votre corps reçoit l’eau », assure-t-il. « Si vous mangez du beurre et buvez du café à côté, ce n’est pas la même chose. »

La boisson a « un énorme effet sur votre énergie et vos fonctions cognitives », promet le site. « Bulletproof Coffee a aidé beaucoup de monde, que ce soient des PDG ou des athlètes professionnels en passant par des parents débordés, à faire plus de choses satisfaisantes. » Kourtney Kardashian et Jimmy Fallon ont bu quelques-unes des 150 millions de tasses servies d’après l’entrepreneur. Le second en a même parlé comme d’une boisson « délicieuse », « bonne pour vous et votre cerveau ». Aucune étude scientifique n’en prouve pourtant les vertus. Au contraire, toutes les analyses sérieuses du cocktail en pointent l’inanité.

Mais voilà, Dave Asprey sait monnayer le café depuis longtemps. Au lycée, sur son ordinateur, il écoulait des t-shirts ornés de l’inscription « la caféine est ma drogue ». Non seulement il se considère comme « le premier à vendre tout et n’importe quoi sur Internet » mais, à l’entendre, les ingénieurs ont reçu ses enseignements pour tisser la Toile quand il était professeur à l’université de Californie à Santa Cruz. En bon initiateur de la Silicon Valley, il travaillait pour l’entreprise qui hébergeait le premier serveur de Google d’un côté, et prenait de l’ayahuasca de l’autre. Cette quête de soi masquait mal ses problèmes : on lui a tour à tour diagnostiqué un syndrome d’Asperger, des désordres de l’attention, des troubles obsessionnels compulsifs, de l’arthrite, une fibromyalgie, la maladie de Hashimoto et une maladie de Lyme chronique. Pour ne rien arranger, son poids a atteint jusqu’à 130 kilos.

Crédits : Bulletproof

Pour le réduire, les méthodes classiques ne fonctionnaient guère. Il avait beau faire du sport pendant 90 minutes et se serrer la ceinture, sa silhouette bougeait à peine. « J’étais probablement en mauvaise santé et plus fort, il n’y avait que deux machines que je ne poussais pas à fond à la salle de gym mais je pesais toujours autant », souffle-t-il. Exaspéré par cette discipline stérile, l’informaticien s’est mis à expérimenter sur son corps, dont certains gènes sont ceux « d’inventeurs », explique-t-il en faisant référence à sa grand-mère ingénieure nucléaire. « J’ai aussi de la famille de Roswell, donc il y a de l’extraterrestre et des radiations en moi », plaisante-t-il. Délesté de 22 kilos grâce à un régime à faible teneur en glucide, Asprey a mis toute son attention sur ce que son corps ingère.

Pendant des soirs entiers, après le travail, il s’est documenté sur les médicaments bénéfiques à son organisme. Fort de ces connaissances, il a commencé à fréquenter le Silicon Valley Health Institute et à partager des conseils sur Internet. Dans le milieu de la tech, où la compétition est féroce, d’autres ont commencé à appliquer la logique d’optimisation propres aux start-ups à leur personne, en mesurant scrupuleusement leur alimentation, en se mettant au sport ou en tablant sur la méditation pour améliorer leur forme et, partant, leur productivité. Ce n’est ainsi pas un hasard si le fonds d’investissement Trinity Ventures a investi neuf millions de dollars dans Bulletproof en 2015.

Cobaye

Sur le balcon en bois de sa maison de Vancouver, Dave Asprey agite les bras et parle avec emphase. « Il n’est pas juste que seules les célébrités, les forces spéciales ou d’autres rares personnes aient accès à cette technologie », se lamente-t-il en prenant les accents Démocrates qu’on connaît aux grandes fortunes de la tech. « Cela devrait être – et cela sera disponible pour tout le monde », jure-t-il, comme s’il était à la tête d’une ONG. Pour cela, l’entrepreneur n’espère rien de moins qu’un détricotage en règle de la législation sur la santé. Celle-ci « nous a conduits à la pyramide alimentaire qui entraîne des maladies du cœur, des cancers et du diabète chez un nombre de personnes inégalé », juge-t-il. « Notre système médical est lent à innover, c’est inhumain de dire à quelqu’un qu’il ne peut pas ingérer ce qu’il veut. C’est un droit humain basique. Je ne veux pas gaspiller 150 dollars et une heure de ma vie pour obtenir la permission de prendre une substance. »

Sa femme, docteure, n’est pas d’accord. Peut-être est-elle légèrement effrayée par ses expériences. Ayant appris que l’exposition au froid augmentait la résilience, Asprey a un jour fait la sieste au milieu de blocs de glace. Il s’est réveillé avec une brûlure au troisième degré. Une autre fois, il s’est exposé à de la lumière infrarouge dans l’espoir que cela améliore sa faculté d’apprentissage. Au lieu de quoi il a bégayé pendant plusieurs heures. Les résultats du Bulletproof Coffee sont aussi loin d’être univoques. Tandis que certains internautes se réjouissent d’avoir perdu du poids en en buvant, quantité de consommateurs ont vu leur niveau de cholestérol grimper dangereusement. Selon lui, l’huile d’olive est à proscrire, de même que le kale et les légumineuses présentent des risques d’inflammation. Autant dire que les diététiciens le détestent.

Crédits : Bulletproof

« Cela suit le même schéma que les autres régimes à la mode », peste une spécialiste, Abby Langer. « La situation est simplifiée pour promettre une expérience extraordinaire et une perte de poids irréaliste. Cela fonctionne grâce à la psychologie : les gens aiment sentir qu’ils font partie d’un groupe qui a accès à une connaissance secrète. » Les compléments alimentaires recommandés par Asprey pour améliorer le fonctionnement du cerveau n’ont pas davantage fait leur preuve en laboratoire. « L’amélioration cognitive est un jeu à somme nulle », professe le neurologue Murali Doraiswamy. « Quand vous améliorez une fonction, cela se fait en général aux dépens d’une autre. » Dans son empressement à s’appliquer des expériences scientifiques dont l’efficacité n’est pas même démontrée sur des rats, l’Américain ne fait toutefois pas complètement n’importe quoi.

Les travaux sur les cellules souches dont il s’inspire sont prometteurs. Pour avoir transformé une cellule adulte en cellule souche présentant les qualités de celles trouvées dans l’embryon, le Japonais Shinya Yamanaka a reçu le prix Nobel de médecine en 2012. L’année précédente, le chercheur français Jean-Marc Lemaître parvenait avec ses collègues de l’Institut de génomique fonctionnelle (Inserm, CNRS, université de Montpellier) à rajeunir des cellules de donneurs âgés in vitro. Quatre ans plus tard, des scientifiques du Salk Institute of Biological Studies de San Diego ont révèlé avoir augmenté l’espérance de vie de souris de 18 à 27 semaines grâce à cette méthode. L’année suivante, l’Allemand Hartmut Geiger et ses collègues ont employé une protéine pour que les cellules souches âgées de rongeurs produisent autant de globules blancs que des jeunes. Ils espèrent que cela pourra servir à soigner des personnes atteintes de cancers du sang.

« À mon avis, les méthodes à base de cellules souches présentent surtout un intérêt pour les thérapies », observe Julien Cherfils. « On sait qu’elles peuvent aider dans le cadre du traitement de l’arthrose et pour d’autres pathologies, sous certaines conditions, mais il est impossible de généraliser. » Le chercheur suggère donc de trouver des moyens de bien vieillir en prévenant ou en traitant les maladies associées à l’âge plutôt que de viser 180 ans. Mais que leurs visées soient curatives ou non, les recherches alimentent toujours l’espoir de Dave Asprey et de quelques autres. En 2016, l’Américaine Elizabeth Parrish a affirmé avoir rajeuni ses cellules en trouvant un moyen d’en rallonger les télomères, ces morceaux d’ADN dont la taille diminue à chaque division cellulaire. Elle aurait ainsi gagné 20 ans

Parrish s’est appliquée deux thérapies géniques expérimentales à base de télomérase. Cette enzyme qui aurait la propriété de renforcer les télomères a été découverte en 1984 par les Américaines Elizabeth Blackburn et Carol Greider. « Est-ce que nos recherches montrent qu’en maintenant vos télomères vous vivrez des centaines d’années ?  » écrit la première dans le livre The Telomere Effect, publié en 2017. « Non, les cellules vieillissent et vous finissez par mourir. » Quant à la deuxième, elle a dirigé les recherches de María Blasco à son arrivée aux États-Unis, au Cold Spring Harbor Laboratory.

La méthode de Parrish présente un risque de cancer, pointe Julien Cherfils. D’ailleurs, un conseiller de l’entreprise de biotechnologies de la quadragénaire, BioViva, s’est dit « très inquiet ». Il « incite vivement à réaliser des études pré-cliniques. » L’expérience menée par María Blasco et ses collègues est moins dangereuse car elle ne passe pas par des modifications génétiques. Mais rien ne prouve pour le moment qu’elle est transposable à l’homme. Dave Asprey est prévenu.


Couverture : Dave Asprey. (Bulletproof Labs)