Le 1er décembre 2014 est une date importante pour Pierre Sarratia. C’est aujourd’hui qu’il présente son rapport au Président du Club Nacional de Fútbol. Six mois après avoir été embauché pour établir un bilan de la formation au sein du club, l’heure des comptes a sonné. « Un rapport sans concession », confie-t-il d’emblée, conscient que les conclusions de son verdict suscitent de fortes attentes au sein de la plus vieille institution footballistique d’Uruguay. Il s’agit d’une première étape primordiale, préalable à la mise en place d’un plan d’action visant a réformer l’ensemble de la formation des jeunes footballeurs au sein du club, depuis leur détection jusqu’à leur éventuelle accession au monde professionnel. Le rapport et les projets proposés semblent satisfaire la direction du club : « Le Président vient de me confirmer qu’il renouvelait mon contrat pour un an, on va pouvoir avancer. Un travail monstre nous attend, mais c’est très excitant », précise Pierre, dont le large sourire traduit la motivation à l’idée de ce nouveau challenge.

Terre de football

sarratia-uruguay-football-ulyces04

Aux couleurs du Club Nacional de Fútbol
Crédits : Alexandros Kottis

« En voiture Alexandros. » Les journées sont longues et bien remplies pour l’homme de 66 ans. À peine la réunion terminée, direction les Cespedes, le centre d’entraînement du club pour assister aux séances d’entraînement des 16-17 ans. Le trajet permet d’en apprendre un peu plus sur le football local et de rencontrer son binôme, Sebastian Taramasco. Rasé de près, cheveux blancs et lunettes rectangulaires, Pierre Sarratia fait les présentations et, à la manière d’un professeur, m’explique le fonctionnement du football uruguayen dans un mélange d’espagnol et de français à faire pâlir l’espéranto : « C’est un bordel pas possible. Il y a plusieurs organisations, pour les enfants, les amateurs, les professionnels, pour Montevideo ou l’intérieur du pays… Et il n’existe aucune connexion entre elles ! » La mission du tandem n’est pas simple : réformer l’ensemble de la formation des jeunes au sein du club. Sebastian s’occupe de la partie administrative et logistique mais apporte aussi une légitimité indispensable quant il s’agit de dialoguer avec les entraîneurs déjà en place, leur donner des conseils, les orienter. « Le rapport peut être compliqué, on pourrait me dire “qu’est-ce que tu as gagné toi ici ?” Il faut y aller progressivement, savoir ménager les susceptibilités et valoriser le travail déjà fait », précise Pierre. Son association avec Sebastian, entraîneur-adjoint de la sélection uruguayenne des -20 ans lors de la Coupe du monde 2013 (perdue en finale face à la France), lui permet de rester un peu en retrait et de se faire accepter progressivement et en douceur par les différents membres du club. Son travail, son passé au sein de la Fédération Française de Football (FFF), mais aussi son caractère, sociable, proche des gens et amical, lui permet d’y arriver. Du jardinier à l’attaché de presse, en passant par les stars de l’équipe première comme Alvaro Recoba ou les remplaçants des équipes de jeunes, Pierre salue tout le monde au club. En six mois, « El Frances », comme il est affectueusement surnommé, a conquis l’ensemble du personnel par ses qualités humaines et professionnelles. Arrivés au centre d’entraînement, nous accompagnons les jeunes joueurs à bord du bus qui les amène sur les terrains les plus éloignés. Pierre salue ces adolescents un à un, les appelle par leur prénom et n’hésite pas à chambrer : « Elle est brune ou blonde ? » lance-t-il au rêveur du fond du bus dont le regard se perd par la fenêtre.

« Tu lèves une pierre et il y a un joueur de foot en-dessous. » — Pierre Sarratia

Impossible de passer à côté du football en Uruguay. Tout le monde est joueur, supporter, sélectionneur, arbitre… « Trois millions d’habitants, trois millions de footballeurs », ont tendance à admettre les Uruguayens. Un engouement et une passion que la complexité du système de fédérations n’altère en rien. Si le monde amateur semble cloisonné du monde professionnel et que les jeunes joueurs dépendent d’une autre fédération, cela n’empêche pas l’Uruguay de rester une place forte du football et la sélection de rayonner sur la scène internationale. La petite superficie du pays permet de recentrer plus facilement les joueurs, un gros avantage pour ce bout de terre coincé entre le Brésil et l’Argentine, et qui explique en partie les excellents résultats de la Céleste. Championne du monde (1930 et 1950) et championne olympique (1924 et 1928), l’Uruguay a également remporté la Copa América 16 fois, soit plus que n’importe lequel de ses encombrants voisins. « La raison de notre succès ? Le maté. Ou la viande de première qualité », rigole Diego Demarco. L’entraîneur des -17 ans du Club Nacional de Fútbol est conscient de l’incroyable réussite des joueurs uruguayens qui laisse souvent perplexe les observateurs internationaux, et accepte de percer le mystère : « Ici, il y a 3 millions de footballeurs. Depuis tout petit, les gamins jouent au baby football, dans des championnats où la pression est plus forte que pour une finale de Coupe du monde. Le baby football, c’est l’âme du football uruguayen. » « Tu lèves une pierre et il y a un joueur de foot en-dessous », complète Pierre. « Il n’y a pas de bonnes infrastructures, ce qui implique plus d’envie et plus de sacrifices de la part des joueurs. Et lorsque, but ultime, ils arrivent en Europe, ils apprécient à sa juste valeur le confort dont ils bénéficient et tout leur semble plus facile. » Diego Demarco poursuit sur la hargne qui caractérise les footballeurs uruguayens : « Il faut en permanence lutter pour réussir, et les joueurs développent une force de caractère incomparable qui vient parfois compenser le déficit technique. On a coutume de dire que si on n’y arrive pas avec notre football, autant le faire avec nos couilles. » Les paroles de l’entraîneur se traduisent sous nos yeux. La séance d’entraînement à laquelle nous assistons laissent peu de place aux passes et aux gestes techniques, mais l’engagement physique et l’intensité sont bien là. Une caractéristique principale du foot uruguayen selon mes interlocuteurs. « Il ne s’agit pas de comparer avec l’Europe, et encore moins de changer les mentalités », complète Pierre. « Mon rôle est de comprendre et de m’adapter. »

sarratia-uruguay-football-ulyces06

Pierre Sarratia avec les jeunes du Club Nacional de Fútbol
Crédits : Alexandros Kottis

Devant nous, plusieurs équipes s’affrontent pour un petit tournoi au cours duquel l’équipe qui marque reste sur le terrain. Celle de Xavi ne reste sur la pelouse que deux minutes, ce qui agace considérablement le jeune joueur. Pierre se dirige immédiatement vers lui et l’attrape affectueusement par le bras : « Continue à travailler, nous on croit en toi. Patience et travail, et ça va marcher », lui glisse le formateur français pour le réconforter. « C’est un garçon qui accumule beaucoup de frustration car il ne joue pas beaucoup, mais il faut qu’il persévère s’il veut intégrer l’équipe des titulaires », me précise Pierre. L’aspect psychologique occupe une place prépondérante dans le travail du Français. En six mois, il a fait le tour de toutes les catégories de jeunes, rencontré tous les membres du club. Cela lui permet de connaître personnellement ses interlocuteurs et de s’adresser à chacun d’eux individuellement, dans un rapport de confiance et de sincérité. C’est ce qu’il fait en fin de journée, lorsque nous passons par la résidence où séjournent les jeunes joueurs de l’intérieur du pays. Il s’assure que tout se passe bien avec le cuisinier, avec le surveillant, prend le temps de discuter avec les adolescents et n’hésite pas à faire jouer l’humour : « Alors on ampute ? », lance-t-il à la podologue qui masse un jeune footballeur. Un moyen de contrôler en douceur le fonctionnement de la résidence, de se faire accepter, et de créer un lien avec l’ensemble des membres qui composent le Club Nacional de Fútbol.

Les Basques d’Uruguay

Je retrouve Pierre deux jours plus tard, à l’écart des terrains de football. En ce 3 décembre 2014, journée internationale de l’Euskara (la langue du Pays basque), le formateur se réunit avec les membres du collectif basque Aldaxka pour la soirée. L’occasion de se retrouver autour de racines communes et de célébrer l’un des principaux vecteurs de l’identité basque : la langue. Dans cette maison de la rue Magallanes, dans le quartier Cordon de Montevideo, le collectif créé il y a un an propose chaque semaine des soirées permettant de faire vivre la culture basque. Ici, le vin rouge remplace le maté et le jambon de Bayonne se substitue à l’asado. Autour de la gastronomie typique du Pays basque, plusieurs générations se réunissent pour maintenir le lien avec la terre de leurs ancêtres, qui constituèrent au XIXe siècle l’une des plus importantes communautés d’immigrants en Uruguay.

sarratia-uruguay-football-ulyces07

Une partie de Mus avec Pierre
Crédits : Alexandros Kottis

« C’est sympa hein ? » Ce n’est que la deuxième fois que Pierre se joint à ces soirées, mais il semble parfaitement à l’aise. Tout sourire, il échange de longs instants avec Leonardo Eguiazabal, à l’origine de ce projet. Ce professeur d’Euskara à l’Université de la République de Montevideo savoure la réussite de ces réunions : « Cela a commencé doucement, avec mes étudiants de langue, et ça s’est progressivement ouvert. Chaque semaine de nouvelles personnes viennent participer. » Si certains viennent par curiosité, la grande majorité des participants sont Basques ou descendants de Basques, et sont présents pour « commémorer la culture de [leurs] ancêtres » à travers des conférences, des débats, des chants… Cet homme au crâne dégarni et au physique imposant se félicite de l’autogestion du collectif qui ne reçoit aucun financement extérieur, « contrairement à d’autres associations basques », précise-t-il. Pour Pierre, c’est un véritable plaisir de garder un lien avec sa terre natale. Dans son t-shirt floqué aux couleurs du drapeau basque, le sexagénaire prend place pour une partie de Mus, ce jeu de cartes populaire du Sud-Ouest. Très concentré, il échange avec ses adversaires en Euskara, et entonne la chansonnette lorsque les premières chansons basques résonnent dans le salon. Ça chambre, ça rigole, le résultat de la partie n’est que secondaire. « L’important est de passer un bon moment », et de transmettre. C’est grâce à lui qu’Alejandro Garay participe pour la première fois à ces réunions. L’entraîneur de la sélection uruguayenne des -15 ans a rencontré El Frances lors de séances de travail, et a tout de suite apprécié ses qualités. « C’est quelqu’un d’extrêmement généreux avec ses connaissances, une très bonne personne », confie-t-il. S’il ne parle pas l’Euskara, le dirigeant uruguayen constitue la quatrième génération d’une famille basque émigrée sur les rives du Rio de la Plata. L’invitation de Pierre le touche énormément. Elle lui permet de renouer avec ses racines et de se familiariser avec la culture de ses ancêtres. « Ici nous apprécions à sa juste valeur le travail de Pierre, mais nous apprécions aussi énormément sa personne », résume Alejandro, avant de se pencher sur les règles du Mus et de recevoir, une fois encore, un savoir que Pierre partage avec plaisir.

« J’en ai vu des joueurs qui ont du talent, mais beaucoup sont restés en chemin. » — Pierre Sarratia

Et comme si tout ramenait au football, l’hymne de l’Athletic Bilbao se met à défiler sur l’écran de projection installé pour l’occasion. La soirée se transforme progressivement en un grand karaoké, où les participants chantent puis dansent sur des musiques traditionnelles, faisant ainsi vivre la culture du Pays basque. Le lien qui unit Pierre au Sud-Ouest est très fort, et quitter le Pays basque n’a pas toujours été d’actualité, bien au contraire. Né en 1948 à Larressore, « dans le pays d’Edmond Rostand », le dirigeant a passé l’essentiel de sa vie sur ses terres natales. Professeur d’éducation physique et entraîneur du club amateur de Saint-Jean-de-Luz – l’Arin Luzien de Philippe Bergeroo –, Pierre rencontre un succès précoce dans le domaine sportif. Les excellents résultats qu’il obtient en Division Honneur avec les Seniors, à seulement 25 ans, font parler de lui. S’il considère modestement que « ce n’est pas le plus important », la Direction Technique Nationale le repère et lui propose quelques années plus tard le poste de Conseiller Technique Départemental pour les Pyrénées-Atlantiques. Ses qualités humaines et professionnelles conduisent même le président de la Fédération Française de Football de l’époque, Fernand Sastre, à le solliciter en vue de la Coupe du monde 1982 en Espagne. « Il m’a demandé si j’étais disponible pour accompagner l’équipe de France en pleine préparation du Mondial 82, comme officier de liaison, un poste qui n’existait pas encore. J’étais en charge de toute la logistique, faire en sorte que tout se passe bien. Je me suis retrouvé avec eux à Bilbao, à Valladolid, à San Sebastian, et je suis devenu l’interprète officiel de l’Équipe de France pour la compétition. Côtoyer au quotidien Giresse, Platini, Battiston… Une expérience absolument extraordinaire. »

Extraordinaire et convaincante. Mais alors que la Fédération lui déroule le tapis rouge et lui propose de choisir son nouveau poste, Pierre décide garder son poste de Conseiller Technique Départemental et de rester au Pays basque. « J’ai privilégié la qualité de vie et mes racines, mais c’est vrai qu’à la Fédé, ils ne comprenaient pas. » Une attache à la région qui lui vaudra de côtoyer « des supers joueurs », parmi lesquels les champions du monde 98 Didier Deschamps et Bixente Lizarazu, formés sous la direction de Pierre au niveau départemental. En tant que responsable technique de la politique de formation, c’est lui qui repère, recrute, et forme ces footballeurs en devenir. « Il fallait être aveugle pour ne pas voir. Ils avaient du talent, et comme ils avaient également des valeurs, ça leur a permis de franchir les caps et d’avoir d’aussi belles carrières. Parce que j’en ai vu des joueurs qui ont du talent, mais beaucoup sont restés en chemin », poursuit-il.

sarratia-uruguay-football-ulyces08

Pierre Sarratia, entouré de Didier Deschamps et Bixente Lizarazu
Crédits : Guillaume Bigot, Archives FFF

Son action à l’échelle nationale ne s’arrête pourtant pas là. Après l’expérience du Mondial 82, Fernand Sastre décide l’attribution d’un officier de liaison pour chacune des nations disputant l’Euro 84 en France. « Et c’est comme ça que je me suis retrouvé aux côtés de la sélection espagnole pour la compétition. C’était génial jusqu’à ce qu’on se retrouve face à la France en finale », sourit-il. Pierre devient dès lors la référence dans les relations franco-espagnoles liées au football. La Fédération, la DTN, mais aussi des clubs font appel à lui pour bénéficier de son expertise. C’est ainsi qu’il fait la rencontre d’Aimé Jacquet, alors entraîneur des Girondins de Bordeaux. « J’étais sur sa route lorsqu’il allait voir les matchs en Espagne, alors il me prenait au passage », raconte-t-il. Aussi simple que ça. C’est plus par « chance » que par talent que Pierre explique ses rencontres et les postes qu’il a occupés. Par modestie, par pudeur. « Pour la saison 84/85, j’ai accompagné Bordeaux en Coupe d’Europe pour un match contre l’Athletic Bilbao, ce qui m’a valu ensuite d’être invité à toutes les rencontres européennes du club. Je crois savoir que ça a fait grincer pas mal de dents, mais c’est normal, j’étais un privilégié », explique-t-il, presque gêné par sa réussite. En parallèle de son travail de Conseiller Technique dans les Pyrénées-Atlantiques, il continue son travail au plus haut niveau, en accompagnant une nouvelle fois la sélection espagnole lors de la Coupe du monde 1998, et en intégrant deux ans plus tard le staff de Luc Rabat dans les sélections de jeunes. « Cela m’a permis de côtoyer des gens et des joueurs extraordinaires. Pendant près de dix ans, j’ai participé aux sélections de jeunes pour les générations 85 et 89, avec des joueurs comme Steeve Mandanda, Morgan Schneiderlin, Gaël Clichy… C’était fantastique ! »

Seconde jeunesse

La fin des années 2000 marque un tournant dans la vie du Basque. Alors qu’il se dirige vers la fin de sa carrière professionnelle, l’organisation d’un match amical entre la France et l’Uruguay modifie la donne. Pour fêter le dixième anniversaire du Stade de France, la Fédération Française de Football invite en novembre 2008 le premier pays champion du monde. Une rencontre de prestige dans un environnement morose pour l’Équipe de France, éliminée au premier tour de l’Euro austro-suisse quelques mois plus tôt. Outre la première cape d’Hugo Lloris et l’apparition de Steve Savidan sous le maillot bleu, le match ne suscite pas de grand intérêt et se termine sur un score nul et vierge. C’est en coulisses que de véritables projets se mettent en place.

sarratia-uruguay-football-ulyces09

Montevideo
Crédits : Alexandros Kottis

Gérard Houiller, alors Directeur Technique National, rencontre Eduardo Belza, en charge des sélections uruguayennes, dans le but de préparer une coopération entre les deux pays. « Et moi, je suis né de cette rencontre », se souvient Pierre. « Gérard Houiller a décidé que je ferais partie de ce projet, pour apporter mon expertise sur la formation des jeunes footballeurs uruguayens. Je devais me servir de mon expérience, du savoir-faire français pour mettre en place des échanges et aider au développement de la formation en Uruguay. » Un premier voyage sur les rives du Rio de la Plata a lieu l’année suivante, en compagnie d’Alain Casteran, responsable des Relations internationales pour la FFF. Les deux hommes passent 15 jours à Montevideo pour rencontrer les dirigeants sur place, établir un état des lieux et définir les axes de travail. La coopération entre les deux pays – fixée sur quatre années – amène Pierre à retourner en Uruguay en 2010, d’où il ne bougera plus. « J’ai été super bien reçu par tout le monde, et notamment par le sélectionneur Óscar Tabárez. Et ma vie a basculé à ce moment-là, alors que je devais prendre ma retraite. Moi qui avais dit que je ne partirai jamais du Pays basque, j’ai décidé de m’installer à Montevideo. » Par passion, par défi, par amour. Pierre fait la rencontre de celle qui deviendra sa nouvelle femme en 2013, sur les terres uruguayennes. Une histoire éclipsée par la pudeur, mais dont on devine l’importance puisqu’elle réussit à l’arracher de son Pays basque. « J’y vais quand même de temps en temps, d’autant que je suis tout juste grand-père, alors… » précise-t-il dans un grand sourire qui traduit sa fierté. Et lorsque je lui demande s’il ressent un manque, un long silence s’installe, comme s’il n’avait jamais pris le temps de se poser la question.

« Je ne vais pas changer trois millions de personnes, donc c’est à moi de m’adapter. » — Pierre Sarratia

« D’un côté oui, mais je ne me plains pas puisque c’est moi qui l’ai choisi. L’Uruguay ce n’est pas la fin du monde. Et puis ce n’est pas comme dans le temps. Actuellement avec Skype et la technologie, c’est super », rassure-t-il. Une technologie qui lui permet de mettre en place la réforme de la formation au sein du Club Nacional de Fútbol, mais qu’il ne maîtrise pas encore totalement : « Pour toi c’est de la rigolade mais pour moi… Je voulais te montrer un truc là mais je l’ai perdu, je vais devoir le retaper. Bon mais c’est comme ça qu’on apprend », glisse-t-il humblement. Après avoir arpenté les terrains du pays, participé à des conférences, restructuré des clubs et mis en place des diplômes, Pierre est depuis juillet 2014 engagé par l’un des plus grands clubs du pays. Son contrat renouvelé, il doit désormais réorganiser toute la formation des jeunes footballeurs au sein du club, des entraînements à leurs déplacements, en passant par leur encadrement scolaire. « C’est un super challenge pour moi. J’ai tout de suite activé mes contacts et plein de gens m’ont aidé, notamment Philippe Bergeroo et Philippe Montanier qui m’ont donné plein de tuyaux. » Il s’agit de faire accepter ses méthodes, « un travail de persuasion nécessaire. C’est plus une évolution qu’une révolution que je propose. Je ne vais pas changer trois millions de personnes, donc c’est à moi de m’adapter ».

Malgré sa longue expérience au sein de la FFF jalonnée de réussites, Pierre Sarratia ne prétend rien imposer. Dans un pays où le rapport au football est beaucoup plus passionnel, El Frances prouve une fois de plus sa modestie et son humilité, qualités indispensables pour cet homme de l’ombre dont le travail est reconnu par tous ceux qui l’ont côtoyé. Le sélectionneur Didier Deschamps est de ceux-là, et lorsqu’en 2013, un nouveau match amical est organisé entre la France et l’Uruguay, à Montevideo, Pierre est immédiatement contacté : « Didier a tout de suite dit au responsable administratif “appuyez-vous sur Peyo”. Trente-et-un an plus tard, j’étais de nouveau officier de liaison pour la France, un clin d’œil assez sympa. J’en ai profité pour amener le groupe au Musée du football du stade Centenario, un lieu incroyable rempli d’Histoire. » Pour Pierre Sarratia, c’est surtout l’occasion de « boucler la boucle » avec, toujours, le plaisir de transmettre.

sarratia-uruguay-football-ulyces10

Stade Centenario
Derby du Club Nacional de Fútbol face à Peñarol
Crédits : Alexandros Kottis

Le championnat Apertura – qui correspond à la phase aller d’un championnat européen mais qui représente une compétition à part entière en Amérique latine – se termine en ce mois de décembre 2014. Victorieux de 14 rencontres sur les 15 disputées, le Club Nacional de Fútbol inscrit un nouveau titre à son palmarès, le plus fourni à l’échelle nationale. En y ajoutant ses 21 trophées internationaux (bien que le dernier remonte à 1988), le club tricolore est, avec son éternel rival Peñarol, l’un des clubs les plus titrés du continent. Ce titre de champion est une aubaine pour Pierre. La patience n’étant pas la caractéristique principale du milieu du football, où l’immédiateté du résultat fait souvent office de vérité absolue, ce nouveau trophée va permettre au Français d’effectuer son travail dans un climat de sérénité. Ce projet de longue haleine doit permettre au club de se maintenir sur les hauteurs du championnat uruguayen, mais également de s’illustrer à nouveau sur la scène internationale. Et si l’aspect sportif est important, le domaine financier ne l’est pas moins. Pour ces clubs latino-américains, dont les budgets n’ont rien de comparable avec ceux de leurs homologues européens, la vente de joueurs constitue l’une des principales ressources financières. Former de jeunes talents pour les vendre à d’autres clubs constitue donc une véritable logique économique dans la politique de ces institutions. Encore faut-il que ces footballeurs réussissent dans leur nouvelle équipe. « Le Président du Club Nacional de Fútbol en a marre qu’on lui renvoie des joueurs mal formés, et il m’a demandé de remédier à ce problème », explique Pierre. « Mon travail implique donc que les jeunes qui accèdent au monde professionnel soient complètement prêts, ce qui n’est pas toujours le cas aujourd’hui. » La restructuration de la formation au sein du Club Nacional de Fútbol va demander du temps, dans un monde qui n’en laisse pas, et où les résultats économiques sont aussi importants que les victoires sportives. Oui, la tâche s’annonce compliquée pour Pierre Sarratia. Mais pour cet homme de défis, elle n’a rien d’insurmontable et devrait, une nouvelle fois, se traduire en réussite.


Couverture : Le Stade Centenario, par Alexandros Kottis.