L’omerta

Dans la petite ville d’Umzimkhulu, au sud-est de l’Afrique du Sud, Sindiso Magaqa ne passe jamais inaperçu. Le conseiller municipal conduit une belle Mercedes ML 500 4Matic noire, achetée du temps où il était secrétaire général des jeunes de l’ANC, le parti au pouvoir depuis la fin de l’apartheid. Et il aime en faire cracher l’autoradio. En rentrant chez lui, ce 13 juillet 2017, l’homme de 34 ans saute sur le siège au rythme d’ « Omunye », le tube du duo Distruction Boyz. Sur la banquette arrière, à côté de deux alliées politiques, Jabulile Msiya et Nontsikelelo Mafa, du whisky danse dans sa bouteille, ambrée par les derniers rayons du soleil.

Avant d’arriver à destination, le véhicule ralentit à hauteur d’une boutique d’Ibisi, dans la banlieue d’Umzimkhulu. Une BMW rouge l’y attend. À sa vue, les grands yeux de Sindiso Magaqa s’arrondissent et ses joues émaciées se creusent. « Ne bougez pas ! » intime-t-il aux passagers en tentant de saisir l’arme sous son siège. Trop tard. Des éclairs plongent les élus dans le chaos. Criblés de balles, ils sont emmenés à l’hôpital de Durban, où seul Magaqa succombe à ses blessures début septembre 2017, selon les autorités. À en croire sa famille, il pourrait avoir été empoisonné alors que son état de santé s’améliorait.

Un an plus tard, le 13 septembre 2018, la police a annoncé l’arrestation d’un suspect. Un autre a déjà été abattu. Pour l’entourage de Magaqa, ces hommes avaient probablement des donneurs d’ordre dans les rangs de l’ANC. Car la formation politique de Nelson Mandela est aujourd’hui en proie à une lutte interne sanglante. « C’est comme dans la Cosa Nostra : il ne s’agit pas seulement de tuer quelqu’un mais aussi d’envoyer un message fort », pointe Thabiso Zulu, un de ses membres qui craint pour sa vie. « Nous avons brisé l’omerta. » Avec Magaqa, il dénonçait un cas de corruption supposée à Umzimkhulu, dans le cadre de la rénovation d’un monument historique, le Memorial Hall.

Ils n’étaient pas seuls. Quelques mois avant l’assassinat de l’ancien cadre du parti, deux de ses amis et collègues qui pointaient les malversations gangrenant l’ANC ont été mis à mort devant chez eux. Depuis 2016, 90 responsables politiques ont été tués, soit le double du taux moyen des 16 années précédentes, selon des chercheurs de l’université de Cape Town et la Global Initiative Against Transnational Crime. Dans la seule province de KwaZulu-Natal, à laquelle appartient Umzimkhulu, 80 officiels de l’ANC ont été assassinés entre 2011 et 2017, de sorte que même de petits élus doivent recourir à des gardes du corps et s’équiper d’armes.

Le KwaZulu-Natal
Crédits : Thompsons Africa

La suspicion atteint jusqu’au plus haut niveau du parti. Avant de laisser le pouvoir, en février 2018, l’ancien président Jacob Zuma alignait les affaires comme on glisse des perles sur un collier. Poussé vers la sortie par un neuvième vote de défiance, il a été mis en examen en avril pour fraude et racket présumé dans un contrat de vente d’armes de 1999. Son successeur, Cyril Ramaphosa – lui aussi issu de l’ANC –, « n’a pas fait grand-chose pour endiguer la violence », juge le New York Times. Aussi hégémonique que décrié, le parti a déçu tous les espoirs qu’il suscitait il y a deux décennies.

Un gros moteur

Zweli Mkhize se trouvait dans sa voiture, à une cinquantaine de mètres derrière la Mercedes ML 500 4Matic noire, lorsqu’elle a été attaquée. Sans savoir qui était visé, il s’est rué comme une balle vers Sindiso Magaqa dès que les coups de feu ont retenti. Son ami baignait dans le sang. Il est mort moins de deux mois plus tard. « Il était très respectueux et gentil », décrit-il aujourd’hui. « Il était toujours disposé à aider. » Les deux hommes ont grandi côté-à-côte à Umzimkhulu. Dans les années 1980, la région était particulièrement affectée par la guerre entre les autorités de l’apartheid le Parti Inkatha de la liberté, à dominante zouloue, et l’ANC.

Thabiso Zulu
Crédits : Front Line Defenders

Thabiso Zulu a lui aussi grandi au KwaZulu-Natal. Sa grand-mère ayant participé au boycott de pommes de terre pour dénoncer l’apartheid, dans les années 1950, il a suivi ses traces en s’engageant. C’est ainsi qu’il a fait la rencontre de Sindiso Magaqa, au sein d’un groupe politique d’adolescents. Ce grand maigre au sourire éclatant avait beau être le plus jeune, il en a rapidement pris la tête. Aussi a-t-il dirigé une grève de lycéens, déterminés à ce que l’argent rassemblé pour un voyage à Cape Town soit bien utilisé à cette fin, contre la volonté du principal. L’établissement a été fermé pendant plusieurs semaines.

De la seconde à la terminale, Sindiso Magaqa a reçu l’enseignement de Zweliphansi Skhosana. Opposé au mouvement étudiant, ce professeur sera des années plus tard de nouveau son adversaire au conseil municipal d’Umzimkhulu. En tant que trésorier de la commune, il affirme que le chantier de monument historique n’a entraîné aucune corruption. Magaqa « était trop ambitieux, c’était son problème », tacle-t-il. À tel point que le jeune homme a vite grimpé les échelons au sein de l’ANC, propageant sa bonne parole en stop ou en louant des voitures. L’un de ses compagnons de route, Les Stuta, se souvient que la Ford Escort qu’il est parvenu à acheter en 2004 « était tout » pour le groupe.

Deux ans plus tard, Sindiso Magaqa et ses proches ont obtenu des emplois bien payés dans l’administration. Leur ascension leur a permis de mener grand train. Quand il a perdu son poste, Thabiso Zulu s’est d’ailleurs montré assez critique à l’égard de ce mode vie. Sitôt nommé secrétaire général des jeunes de l’ANC, en 2011, son ami a acquis une Mercedes ML 500 4Matic. « Je ne sais pas comment il a obtenu l’argent », explique-t-il, « mais n’oubliez pas qu’il avait accès à tout le monde, à tous ceux qui comptent dans le pays. » Seulement, Sindiso Magaqa a à son tour été démis de ses fonctions au bout de quelques mois.

De retour à Umzimkhulu, il a dépensé le reste de son pécule dans une modeste équipe de football, les Blue Birds, jusqu’à épuisement. Puis il est revenu à ce qu’il savait faire, c’est-à-dire à la politique. Sous la bannière de l’ANC, l’ancien leader étudiant est entré au conseil municipal de sa ville. Cette année-là, en 2016, 31 élus ont été assassinés dans tout le pays, dont 24 au KwaZulu-Natal.

La liste

À Umzimkhulu comme dans de nombreuses localités sud-africaines, l’ANC est loin de faire bloc. Au sein d’un groupe dissident, Sindiso Magaqa n’a guère eu de mal à trouver de quoi critiquer l’équipe en place. Depuis le seuil de l’hôtel de ville, il pouvait se perdre dans le puits sans fond du Memorial Hall, un monument dont la rénovation avait coûté deux millions de dollars. En 2013, deux tiers du budget (1,2 million) avaient déjà été donnés à un maître d’œuvre sans que le chantier n’avance substantiellement. Pour un million supplémentaire, un autre sous-traitant avait été recruté deux ans plus tard.

Le Memorial Hall d’Umzimkhulu
Crédits : Olwethu Sipuka/Twitter

La demande d’audit indépendant formulée par Sindiso Magaqa a été éconduite par son ancien professeur, Zweliphansi Skhosana. D’après lui, elle était destinée à subvertir le pouvoir local. Magaqa s’est alors tourné vers une autre vieille connaissance, Thabiso Zulu. Mais avant que celui-ci ait le temps de contacter la police, l’élu brandissait les comptes du chantier en conseil municipal, ce qui n’a pas manqué d’intéresser le président de l’assemblée, Khaya Thobela. Ce dernier a ensuite trouvé trois balles dans la vitre de son bureau. Quelques semaines plus tard, il était abattu alors qu’il répandait de l’eau bénite dans son jardin. Celui qui était pressenti pour le remplacer, Mduduzi Shibase, a aussi été assassiné devant chez lui.

Après ce deuxième drame, la conseillère municipale Jabulile Msiya a reçu un appel affolé de Sindiso Magaqa. « Où es-tu ? Ne sors pas, j’arrive », soufflait-il. Avec lui, l’ancien leader étudiant a apporté une liste fournie par un ami travaillant dans une agence de renseignement. « Ça va être mon tour, puis ce sera le tiens », s’alarmait-il. D’après un rapport de 47 pages publié en août par le bureau du protecteur public, une institution qui enquête sur la corruption, Thabiso Zulu était aussi dans le viseur. Craignant pour sa vie, l’homme a déménagé. Il vit sous la surveillance de deux gardes du corps, dans un endroit gardé secret.

« L’ANC est comme un océan qui se nettoiera de lui-même », veut-il croire, bien conscient que la corruption affecte tous les organes de l’appareil d’État, du géant des services publics Eskom aux administrations locales agicoles et au Trésor public. C’était particulièrement le cas sous Jacob Zuma, surtout lors de son second mandat, après 2014, estime le New York Times. Dans le parti, ceux qui veulent dénoncer les dérives se heurtent à ceux qui en profitent. « Ces allégeances vont jusqu’au plus haut niveau », observe Makhosi Khoza, un ancien membre qui fait aujourd’hui partie d’une organisation de lutte contre les malversations.

« Aujourd’hui, on ne sait plus qui est l’ennemi. »

Les dommages sont tels que certains vont jusqu’à remettre en cause le système tout entier. « C’était mieux avant la démocratie parce que nous connaissions l’ennemi », tranche le président du district de Sindiso Magaqa, Mluleki Ndobe. « L’ennemi était le régime, ce régime injuste. Aujourd’hui, on ne sait plus qui est l’ennemi. »


Couverture : Thabiso Zulu, activiste anti-corruption sud-africain.