Plus de 85 millions de paires d’yeux sont rivées sur un somptueux palais construit sur les bords de la mer Noire. La magnifique demeure de près de 18 000 m², aux faux airs de Versailles, serait officieusement la propriété de Vladimir Poutine, dénonce une vidéo publiée le 19 janvier 2021 sur la chaîne YouTube d’Alexeï Navalny, le plus véhément opposant à l’actuel gouvernement de la Fédération de Russie.

L’enquête prétend démasquer un vaste système de corruption organisé autour du président russe pour la construction de ce projet, qui se chiffre à plus d’un milliard d’euros. Une « bombe » qui menace de faire vaciller le trône sur lequel Vladimir Poutine compte rester assis encore de longues années.

Le coup d’État incolore

Sous l’aigle à deux têtes des armoiries russes, Vladimir Poutine dépose une chemise jaune au pupitre de la Douma. Après avoir enchaîné les poignées de main à la tribune, devant un Parlement levé comme un seul homme, il lui fait face. Ses cheveux taupes, qui ne tirent que légèrement vers le gris, semblent avoir arrêté de tomber depuis quelques années. Le président n’a guère vieilli. Et il est peut-être là pour un moment. Ce 10 mars 2020, l’ancien membre des services secrets est venu donner sa vision de la révision constitutionnelle qu’il a impulsée en janvier. « Les Russes doivent avoir une alter­na­tive dans n’im­porte quelle élec­tion », plaide-t-il, avant d’ajou­ter que « la stabi­lité est peut-être plus impor­tante et doit être prio­ri­taire ».

Après son intervention, les députés russes votent un amendement constitutionnel pour remettre ses compteurs à zéro. Le nombre de mandats présidentiels sera bien limité à deux, qu’ils soient succes­sifs ou non, là où ils sont actuel­le­ment plafon­nés à deux d’af­fi­lée. Mais les quatre règnes de Poutine, entre 2000 et 2008 puis de 2012 à aujourd’hui, ne compteront plus. En clair, il pourra se représenter en 2024. Cet amendement voté par 380 parlementaires et repoussé par les 44 communistes a été voté définitivement le 22 avril dernier. Poutine pourra ainsi continuer à gouverner la Russie jusqu’en 2036.

Le dernier écho d’un orchestre résonne contre les dorures de la salle Andreïevski, au Kremlin. Une voix grave s’élève alors d’un homme mince au visage anodin, presque effacé. Il jure sa fidélité à la constitution, la main posée sur le texte de 1993. Au-dessus de son crâne, l’aigle à deux têtes des armoiries nationales plane au milieu d’un rideau bleu roi. Ce 7 mai 2000, devant une salle levée comme un seul homme, Vladimir Poutine devient président de la fédération de Russie.

Vingt ans plus tard, sous le même aigle à deux têtes et devant une salle plus droite encore, l’ancien membre des services secrets s’engage à revisiter une loi fondamentale qui n’a guère bougé depuis lors. Devant les parlementaires, ce mercredi 15 janvier 2020, il commence par promettre l’extension de l’allocation maternité aux famille n’ayant qu’un enfant, alors qu’il fallait jusqu’ici en avoir deux pour en bénéficier. Puis, ayant écarté la perspective d’une nouvelle constitution, Poutine fait part de son désir de l’amender.

Aussitôt, un vaste pan de la presse internationale s’en prend à une réforme qui « pourrait le maintenir au pouvoir » selon Reuters, est « conçue pour perpétuer son pouvoir », écrit l’universitaire britannique Richard Sakwa dans The Conversation, ou « ouvre la voie à son règne indéfini », à en croire le Financial Times. Pour le Guardian, il ne fait aucun doute que Poutine « prévoit de rester au pouvoir après 2024 », qui marquera la fin de son deuxième et dernier mandat consécutif autorisé par la constitution. N’a-t-il pas déjà contourné cette règle en cédant la place à un affidé, Dmitri Medvedev entre 2008 et 2012, pour mieux revenir à la présidence ensuite ?

Cette fois, explique une tribune du New York Times, « le leader russe manœuvre pour rester au pouvoir indéfiniment ». Certes prévoit-il de limiter le nombre de mandats présidentiels à deux, qu’ils soient successifs ou non, ce qui empêcherait tout retour. Mais voilà, il « n’a pas besoin d’être Président pour rester au sommet », ajoute le Washington Post. Le principe de la réforme est d’ailleurs approuvé par l’intégralité des 432 membres de la Douma (chambre basse) jeudi 23 janvier, et Dmitri Medvedev a été sèchement congédié, le poste de Premier ministre revenant au discret Mikhaïl Michoustine.

Crédits : Kremlin

« C’était un homme usé, accusé d’enrichissements douteux et dont la cote de popularité était mauvaise », observe Jean Radvaniy, professeur émérite à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) spécialisé dans la géopolitique russe. Le vice-Premier ministre Vitali Moutko, le ministre de la Culture Vladimir Medinski et la ministre de l’Éducation Olga Vassilieva payent aussi leur impopularité. En revanche, des piliers du régime comme Sergueï Lavrov (Affaires étrangères), Sergueï Choïgou (Défense) et Vladimir Kolokoltsev (Intérieur) restent.

En phase avec les titres anglo-saxons suscités, l’opposant Leonid Volkov, chef de cabinet d’Alexei Navalny, estime qu’il « est clair pour tout le monde que tout est fait pour remettre le pouvoir à Poutine à vie ». Le chef du Parti du changement, à la Douma de 2011 à 2016, Dmitri Goudkov, en parlent même comme d’un « coup d’État constitutionnel ». Seulement rien, dans les plans affichés par Poutine le 15 janvier 2020, ne ressemble à une manœuvre pour se maintenir au pouvoir.

Le président russe souhaite réviser la constitution afin de graver la suprématie de la loi russe sur le droit international dans le marbre, donner au Parlement le prérogative de nommer les membres du gouvernement, soumettre la nomination des chefs des agences de sécurité à une consultation du Conseil de la fédération et donc limiter le nombre de mandats présidentiels à deux au lieu de deux consécutifs. « Des commentateurs pensent qu’ils veut garder le pouvoir pour lui, en fait on n’en sait rien », tique Jean Radvaniy. « Il n’est pas exclu qu’il abandonne tout à condition qu’il ait mis en place une succession qu’il considère comme suffisamment stable et assurée. » Mais sont intervention à la Douma le 10 mars montre qu’il n’est pas encore décidé à céder la main.

Mentor mentor

Sous l’aigle à deux têtes projeté dans son dos, Vladimir Poutine poursuit le discours marathon dont il a le secret. « Il est important d’assurer un meilleur équilibre entre les différentes branches de l’État », déclare-t-il devant quelques mines circonspectes ce 15 janvier 2020. Si la réforme va à son terme, le Conseil de la fédération (chambre haute) aura le pouvoir de révoquer les juges de la Cour suprême et de la Cour constitutionnelle en cas d’actes déshonorants. La procédure sera initiée par le Président. Il pourra aussi mettre en branle une étude de la constitutionnalité des lois fédérales, par la Cour constitutionnelle, avant leur ratification. Enfin et surtout, le Conseil d’État deviendra une agence gouvernementale dont la fonction sera garantie par la constitution.

Rassemblement de leaders nationaux et régionaux présidé par Poutine, cet organe ne dispose pour le moment que d’un pouvoir consultatif. La réforme prévoit de lui confier la définition des « orientations de politique interne et étrangère de la Fédération de Russie et des principaux domaines de développement socio-économique ». À l’instar de Masha Gesse, journaliste au New Yorker et auteure du livre The Future Is History: How Totalitarianism Reclaimed Russia, certains imaginent donc Poutine en prendre la tête après y avoir déplacé le centre du pouvoir et « laissé une présidence éviscérée pour son successeur ».

Lors d’une interview à la télévision, le chef d’État a cependant réprouvé la perspective de devenir le « mentor » du prochain président en 2024, dans la mesure où elle entraînera la coexistence de deux centres de pouvoir, « une situation néfaste pour un pays comme la Russie » selon lui. Alors, quel rôle entend-il donner au Conseil d’État ? Sur ce mystère quasi-complet, le passé jette une lumière timide. En novembre 2000, un président encore vert réactive ce comité issu de la période soviétique. Poutine veut lui donner le rôle « stratégique » de prendre des positions sur « des sujets clés du développement du pays », « sans se substituer au travail du Parlement et du gouvernement ».

Crédits : Kremlin

À cette période, le moral du pays est loin d’être au beau fixe. « Plus de 40 % de nos citoyens vivaient sous le seuil de pauvreté, le système de sécurité sociale était en ruine, sans parler des forces armées qui avaient pratiquement cessé d’exister », retraçait-il dans le documentaire Conversations avec Monsieur Poutine, sorti en 2017. « Le séparatisme dominait. Je ne vais pas m’étendre là-dessus mais je veux juste dire que la constitution russe ne s’appliquait pas partout sur le territoire et une guerre faisait rage au Caucase – une guerre civile qui était alimentée par des éléments radicaux de l’étranger. » L’ex-officier du KGB fait là référence au conflit en Tchétchénie, pour lequel il avait promis que les « terroristes » seraient tués jusque « dans les chiottes ».

Une offensive impitoyable est aussi lancée contre certains oligarques. C’est la fin d’un règne pour ce qu’on a appelé la Semibankirchtchina sous l’ère de Boris Eltsine (1991-1999), autrement dit le gouvernement des sept banquiers : Boris Berezovski (Logovaz et Obiédinionni), Vladimir Goussinski (Most), Alexandre Smolenski (Stolitchni), Vladimir Potanine (Onexim), Mikhaïl Khodorkovski (Menatep), Piotr Aven et Mikhaïl Fridman (Alfa). L’économie russe reste toutefois centrée autour de mastodontes, puisque 23 groupes contrôlaient un tiers de son industrie en 2005.

Poutine n’en finit ni avec les oligarques ni avec la corruption, mais fait le ménage pour imposer son joug. « La politique de Poutine n’a pas eu pour but de réguler l’activité des oligarques, d’encadrer leur extension, mais de régner par des mesures discrétionnaires », juge Christof Ruehl, à cette période économiste en chef de la Banque mondiale à Moscou. Il devient ainsi petit à petit une figure non seulement incontournable mais aussi irremplaçable.

Prolongement

Deux mois après avoir juré de respecter la constitution, sous l’aigle à deux têtes, Vladimir Poutine donne son premier discours annuel à la nation. Comme il le fera vingt ans plus tard, le président russe commence, ce 8 juillet 2000, par s’inquiéter de la démographie. La population a chuté de 750 000 individus en moyenne depuis quelques années, ce qui risque, à un tel rythme, d’entraîner une perte de 22 millions de personnes dans les 15 ans à venir. À la faveur d’une embellie économique, facilitée par la reprise en main des hydrocarbures par l’État et une simplification du droit des entreprises, le taux de natalité repart à la hausse dans la seconde moitié de la décennie.

Poutine réussit donc à instiller un semblant de stabilité dans une société russe marquée par une décennie de troubles. Eltsine a donc bien choisi son successeur, après avoir longtemps tâtonné. À partir du moment où il a commencé à préparer son départ, en 1998, ce dernier a éprouvé trois Premiers ministres avant de nommer Poutine, Sergueï Kiriyenko, Yevgueniy Primakov et Sergueï Stepashin. Quand il s’est enfin décidé, il a présenté son successeur à Bill Clinton comme « un homme solide, au courant des différents sujets relevant de sa compétence. C’est aussi quelqu’un de rigoureux, fort et très sociable. »

Échaudé par l’instabilité de la décennie précédente, Poutine commence par assurer ses arrières. En 2001, une loi accorde au président russe l’immunité une fois son mandat terminé et une retraite de 580 035 roubles par mois, soit 8 460 euros. Puis la création du parti Russie unie lui assure une base parlementaire confortable, en sorte qu’il juge en mai 2003 que le gouvernement peut procéder de la majorité issue des législatives. Trois ans plus tard, le chef d’État change légèrement d’opinion.

« Je suis intimement convaincu qu’à l’ère post-soviétique, alors que notre économie se développe et que notre indépendance se consolide, de manière à définir les principes du fédéralisme, nous avons besoin d’un pouvoir présidentiel fort », affirme-t-il lors d’une conférence de presse. « Pour le moment, nous n’avons pas développé de partis politiques stables. Comment parler d’un gouvernement issu des partis dans ces conditions ? Ce serait irresponsable. »

Crédits : Kremlin

À la fin de son deuxième mandat, Poutine est si puissant qu’il est libre de choisir son successeur. Alors que certains observateurs redoutent un changement de la constitution de nature à lui permettre de rester en poste, comme Loukachenko et Karimov l’ont fait en Biélorussie et en Ouzbékistan, il assure vouloir respecter la loi fondamentale. « J’ai certaines idées sur la manière de faire évoluer la situation du pays pour ne pas le déstabiliser, pour ne pas faire peur aux gens et aux entreprises », déclare-t-il. Son choix se porte sur Medvedev, qui le nomme dans la foulée Premier ministre.

Poutine a beau avoir choisi son homme, des tensions apparaissent en 2011. Le pouvoir est contesté par de grandes manifestations de rue. Surtout, l’équipe de Dmitri Medvedev a laissé passer des résolutions aux Nations unies autorisant l’intervention d’une coalition internationale en Libye, entraînant le renversement de Mouammar Kadhafi. Cet épisode aurait convaincu Poutine de la nécessité de revenir à la présidence et aurait contribué à préciser sa stratégie au Moyen-Orient. Il s’est du reste montré résolument offensif sur la scène internationale, en annexant la Crimée en 2014. Depuis, la chute des cours du pétrole a en revanche entraîné une baisse du pouvoir d’achat.

Les mesures sociales annoncées le 15 janvier 2020 doivent contre-balancer ce bilan économique contrasté. La réforme de la constitution prévoit à ce titre une indexation du salaire minimum et des prestations sociales sur l’évolution du seuil de pauvreté. Avec le nouveau Premier ministre, Mikhaïl Michoustine, il possède quelqu’un qui « connaît très bien l’économie, s’est avéré compétent et est visiblement apprécié », remarque Jean Radvaniy. D’ici 2024, le chef d’État « va essayer différentes personnes à différents postes comme l’avait fait Eltsine ». Sauf qu’il n’est semble-t-il pas prêt à lâcher le pouvoir.


Couverture : Kremlin