Devant un dépôt de roseaux collé à la rive, deux corps gisent dans les eaux saumâtres du Rio Grande. L’un est deux fois plus petit que l’autre. Reliés par un seul t-shirt noir, leurs têtes sont tournées vers le fond, bord à bord. Óscar Alberto Martínez Ramírez et sa fille, Valeria, viennent de se noyer près de Matamoros, à la frontière entre le Mexique et les États-Unis. À partir du 26 juin 2019, la photo des dépouilles de ces Salvadoriens fait le tour du monde. Elle est d’une tristesse insondable, à l’image de la politique migratoire américaine.

Les camps

Dans un tribunal de San Francisco aux murs en marbre, le soleil tombe à pic sur trois robes noires. À travers les vitres du plafond, ses rayons blanchissent le crâne chauve de William Fletcher, un des magistrats qui siègent en ce 18 juin 2019. « Je suis vraiment gêné par cette lumière mais je ne pense pas que nous puissions y faire grand-chose », maugrée-t-il en levant les yeux. Face à lui, à la barre, Sarah Fabian penche la tête par compassion. « Voulez-vous que nous attendions un peu ? » demande la représentante du ministère de la Justice. « Oui nous allons attendre une heure pour que le Soleil ait bougé », rétorque le juge de la cour d’appel en lâchant un rire plein de sarcasmes. Le ton est donné. Pendant l’audience, Sarah Fabian montrera bien moins d’empathie.

L’avocate défend l’agence des douanes américaines, condamnée en première instance pour avoir violé le règlement Jenny Flores. En vertu de ce texte, ce service aurait dû fournir des conditions « sûres et salubres » aux migrants mineurs arrêtés. Or, des centres de détention à la frontière mexicaine étaient remplis de jeune garçons qui n’avaient pas même accès à du savon et une brosse à dent. Ils ne pouvaient pas dormir à cause du froid et des lampes constamment allumées. Enfin, leurs rations alimentaires étaient insuffisantes. À partir de 2015, la juge Dolly Gee avait donc condamné l’U.S. Customs and Border Protection (le Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis).

Pour contester sa décision, Sarah Fabian garantit qu’un grand nombre d’éléments peuvent être pris en compte pour assurer des conditions sûres et salubres. « Oui, mais le sommeil en fait certainement partie », insiste une des trois robes noires, Marsha Berzon. « Eh bien… » hésite la représentante du ministère de la Justice, « les éléments ne sont pas énumérés dans le règlement Jenny Flores, c’est donc peut-être à l’agence de les déterminer. » Un brin agacé, William Fletcher lui coupe la parole : « Peut-être que c’était assez évident », tempête-t-il. Mais les juges n’arriveront pas à convaincre Sarah Fabian que des conditions sûres et salubres ne peuvent être offertes sans quelques couvertures, du savon et une brosse à dent.

La situation s’est-elle amélioré depuis ? Pas selon Alexandria Ocasio-Cortez : « Les États-Unis mettent en place des camps de concentration à leur frontière sud », a-t-elle déclaré sur Instagram le 18 juin. Y voyant une référence à la Seconde Guerre mondiale, certains conservateurs lui ont alors demandé de s’excuser. « Je pense qu’ils devraient s’excuser pour leur soutien aux conditions offertes à la frontière, ils devraient s’excuser envers les enfants qui ont été séparés de leurs parents, ils devraient s’excuser pour leur soutien à des violations des droits de l’Homme en masse. Tant qu’ils ne s’excuseront pas pour les conditions inhumaines à nos frontières, je ne m’excuserai pas. »

Quelques jours plus tard, les médias américains révèlent que 100 enfants ont été renvoyés dans un centre de Clint, au Texas, qui « ressemble à un camp de concentration » d’après un habitant de la ville texane, Juan Martinez. « Ils ne les tuent pas mais ils les traitent comme des animaux. Il leur faudrait un minimum d’hygiène. » D’après un avocat qui a visité les lieux, les mineurs sont « enfermés dans des cellules horribles avec une toilette sans porte au milieu de la pièce. » Les autres centres comme celui-là sont dangereusement surpeuplés, admet le secrétariat d’État à la sécurité du territoire, en sorte que des enfants ont été maintenus dans des pièces illuminées sans discontinuer sans pouvoir dormir ailleurs que sur le sol.

« Tout le monde s’entend pour dire que si vous n’avez pas une brosse à dent, si vous n’avez pas de savon, si vous n’avez pas de couverture, ce n’est pas sûr et salubre », insistait pourtant la troisième robe noire au tribunal de San Francisco. « Est-ce qu’on est pas tous d’accord là-dessus ? Vous êtes d’accord avec ça ? » poursuivait-elle en s’adressant à Sarah Fabian. Mais aux États-Unis, cette évidence ne paraît pas s’imposer s’agissant des migrants.

Tolérance zéro

En s’asseyant devant les micros, Donald Trump sort de sa veste un petit morceau de papier, qu’il déplie pour lire ses notes. Ce vendredi 5 avril 2019, le président américain donne une conférence de presse à l’occasion de sa visite au poste-frontière de Calexico, en Californie. À le voir se pencher sur sa feuille, on pourrait croire que tout est savamment préparé. Pas exactement : « La décision de Flores est un désastre », récrimine-t-il. « Je dois vous dire, juge Flores, qui que vous soyez, que cette décision est un désastre pour notre pays. C’est un désastre et nous travaillons là-dessus. » Ce que ne sait pas Trump, c’est qu’il n’y a pas de « juge Flores ». Le règlement Jenny Flores porte le nom d’une Salvadorienne qui a attaqué la douane américaine en justice il y a 34 ans.

En 1985, quatre jeune filles du Salvador âgée de 13 à 16 ans font face au gouvernement du pays le plus puissant au monde, devant un tribunal. Arrêtées à la frontière, alors que leur pays était en pleine guerre civile, elle avaient été séparées de leurs parents et l’une d’elles accusait la police aux frontières de l’avoir soumise à des fouilles rectales et vaginales. Alors que les mineurs pouvaient être libérés et confiés à un adulte avant leur jugement, les services de l’immigration ont commencé à les maintenir en détention indéfiniment à partir de 1984. Ces jeunes se sont donc retrouvés dans des espèces de prison, avec de parfaits étrangers.

Jenny Flores a ainsi passé deux mois dans un centre de détention de Pasadena, en Californie. Sa mère n’est pas venue lui rendre visite, de peur d’être renvoyée dans son pays. À sa sortie, une association de défense des droits de l’homme, le Center for Human Rights and Constitutional Law, lui a proposé de porter l’affaire en justice avec d’autres filles ayant subi ce sort. « Nous voulions en finir avec la détention à durée indéterminée et l’utilisation des enfants comme appâts pour arrêter les parents », explique un de ses membres, Carlos Holguín. « Et nous souhaitions aussi améliorer leurs conditions de détention. »

Donald Trump à Calexico 
Crédits : Mani Albrecht/U.S. Customs and Border Protection

Après une décennie de procédure, un règlement a fini par voir le jour en janvier 1997, signé de la main du président Bill Clinton. Le gouvernement promettait de maintenir les mineurs non accompagnés dans le cadre « le moins restrictif possible » et de les relâcher dès que possible, c’est-à-dire dès qu’un adulte pourrait prendre soin d’eux. En attendant, des conditions « sûres et salubres » devaient leur être proposées. Dans ces conditions, les séparations familiales restent rares. « Elles arrivent en cas d’urgence médicale ou si un parent constitue une menace pour la sécurité d’un enfant », constate le Bureau de l’inspecteur général.

Mais cela change sous Trump. À l’été 2017, le Bureau pour la réinstallation des réfugiés observe une augmentation du nombre d’enfants séparés de leurs responsables légaux. Le procureur général Jeff Sessions annonce quelque mois plus tard une politique de tolérance zéro permettant d’emprisonner les adultes pendant que les mineurs sont maintenus dans des centres de santé. Sous le feu des critiques, le Président finit par revenir sur cette décision. « Nous allons maintenir les familles unies tout en nous assurant d’avoir une frontière très puissante, très forte, et la sécurité à la frontière sera la même sinon plus grande qu’auparavant », déclare Trump. Par la même occasion, il charge Jeff Sessions de contester le règlement Flores en justice.

Un type formidable

Sur le perron de la Maison-Blanche, Donald Trump s’apprête à s’envoler pour le Japon quand il est interrogé par des journalistes sur son sentiment à l’égard de la photo d’Óscar Alberto Martínez Ramírez et de sa fille, Valeria, noyés dans une rivière près de Matamoros, au Mexique. « Je déteste ça », répond-il ce 26 juin 2019. « Ce père, qui était probablement un type formidable, avec sa fille, des choses comme ça ne devraient pas arriver. » Hélas, elles arrivent. Le 23 juin, deux bébés, un enfant en bas âge et une femme ont été retrouvés morts de chaud à Anzalduas Park, sur les bords du Rio Grande. Selon le décompte du Guardian, plusieurs dizaines de personnes ont péri en tentant de traverser le fleuve. En avril, trois enfants et leur mère hondurienne se sont noyés.

Pour Trump, c’est « la politique d’asile des Démocrates qui est responsable car ils ne veulent pas changer la loi. S’ils la changeaient, vous n’auriez pas ça. C’est très facile de la changer pour que les gens ne viennent pas et ne se tuent pas. » Le milliardaire peste en fait contre le refus du Sénat d’approuver une enveloppe de 4,5 milliards de dollars. Voté la veille par la Chambre des représentants, ce projet de loi doit financer le travail des douanes, que certains Démocrates jugent trop répressifs. « Je ne veux pas donner un centime au service de l’immigration pour qu’il poursuive sa stratégie de manipulation », a affirmé Alexandria Ocasio-Cortez.

Candidat à la primaire Démocrate, Beto O’Rourke juge que « Trump est responsable de ces morts. Son administration refuse de suivre les lois en empêchant les réfugiés de demander l’asile eux-mêmes à nos portes. Elle pousse des familles à traverser entre ces portes, ce qui entraîne des souffrances et des morts. » Elle aussi dans la course pour l’investiture du parti, Kamala Harris ne dit pas autre chose : « Ces familles fuient souvent des violences extrêmes et qu’est-ce qui se passe quand elles arrivent ? Trump leur dit : “retournez d’où vous venez”. C’est inhumain. »

Crédits: Gordon Hyde

À San Martin, dans le centre du Salvador, la mère d’Óscar Alberto Martínez Ramírez est inconsolable. Contre l’avis de ses proches, elle ne se sépare pas d’une poupée aux yeux bleus et d’un singe en peluche qui appartenaient à sa petite-fille. « Dès qu’il m’a dit qu’il voulait y aller, je lui ai dit de ne pas le faire », témoigne-t-elle. « J’avais un mauvais pressentiment. En tant que mère, j’ai senti que quelque chose pouvait se passer. » Malgré ses avertissements, Óscar est parti dans l’espoir de trouver du travail et une maison aux États-Unis. « Son rêve, c’était d’offrir un bon avenir pour sa famille », ajoute Rosa Ramirez.

Arrivé à Matamoros dimanche 23 juin avec sa femme et sa fille, Óscar espérait pouvoir demander l’asile, d’après le récit de Julia Le Duc. Réalisant que des semaines passeraient avant qu’il puisse ne serait-ce qu’engager une procédure, il a décidé de traverser à la nage. Valeria est ainsi parvenue sur l’autre rive dans ses bras. Mais quand il est retourné à l’eau pour aller chercher sa femme, la fillette l’a suivi. Ils ont été emportés par le courant au moment où il cherchait à la sauver. « Où est mon mari ? » hurlait sa femme quand un sauveteur emportaient un linceul.

« C’est très regrettable », a réagi le président mexicain, Andrés Manuel López Obrador (Amlo) le 25 juin. « Comme il y a davantage de rejet des États-Unis, des gens perdent la vie dans la traversée. » Même si le socialiste a tenu à rappeler à Trump que « la statue de la Liberté n’est pas un symbole vide de sens », il est contraint de collaborer à sa politique « restez au Mexique » : 9 000 demandeurs d’asiles sont maintenus de force au sud de la frontière tandis que leur cas est étudié par la justice américaine, et des visas régionaux sont délivrés à des migrants qui voudraient s’installer dans des régions pauvres du pays.

Pour tordre le bras à Amlo, le chef d’État américain a imposé une taxe de 5 % sur toutes les importations mexicaines et a promis qu’elle augmenterait jusqu’à 25 % tant que l’immigration illégale n’était par jugulée. Washington exporte donc sa politique répressive au Mexique, avec le succès qu’on lui connaît. Selon une lettre publiée le 17 juin par des employés des services d’asile, elle « entre en contradiction avec l’ADN moral » du pays. Trump espère peut-être en décourager certains. Mais si même la mère d’Óscar Alberto Martínez Ramírez n’a pu le dissuader de tenter la traversée au péril de sa vie, on peut douter qu’il y parviendra.


Couverture : Jim Greenhill, National Guard Bureau.