Dans le soupir poussé à la Maison-Blanche, dimanche soir, il y a avait du soulagement et de l’euphorie. Ce 24 mars 2019, la justice américaine venait de reconnaître qu’elle n’avait pas trouvé de preuve de collusion entre la Russie et la personnel de campagne de Donald Trump. Après deux ans d’enquête, le voilà « complètement exonéré », se vantait-il sur Twitter, alors que le procureur Mueller soulignait que « s’il n’est pas démontré que le Président a commis un crime, le rapport de l’exonère pas pour autant. » Car quelques jours plus tôt, dans un autre volet de l’affaire, l’ancien directeur de campagne Paul Manafort était condamné à 6 ans de prison pour conspiration contre les États-Unis et entrave à la justice. Alors, que s’est-il vraiment passé entre le milliardaire et Moscou ?

Un nouveau Watergate

Avant de monter sur scène, Donald Trump a accroché un petit drapeau américain à sa boutonnière et préparé ses effets de manche. À Warren, dans la banlieue de Detroit, le milliardaire répète à la foule ce qu’il a lancé quelques jours plus tôt dans l’Iowa. « C’est le plus gros scandale depuis le Watergate. » Il redoute « une enquête prolongée probablement suivie par le procès d’un président en exercice ». Un an plus tard, cela va se confirmer. Mais Trump ignore que la crise qu’il promet à sa rivale, Hillary Clinton, le 31 octobre 2016 à Warren, se déchaînera avec ironie contre lui.

Crédits : DonkeyHotey/Flickr

Barack Obama n’a alors pas encore de successeur. Le FBI s’intéresse officiellement à l’utilisation négligente d’une adresse e-mail privée de la candidate Démocrate, du temps où elle était secrétaire d’État. Rien d’autre. Après son élection surprise, le Républicain découvre toutefois qu’il est aussi dans le viseur. Désormais, les suspicions l’accablent. « Pourquoi l’attention n’est pas portée sur Hillary ? » enrage-t-il le 30 octobre 2017 sur Twitter. Au lieu de cela, les regards se tournent vers son ancien directeur de campagne, Paul Manafort, tout juste inculpé pour des faits présumés de blanchiment d’argent. « Désolé mais c’était il y a des années, avant qu’il participe à la campagne », enchaîne le président. « Et il n’y a pas de collusion ! »

Manafort et son bras droit, Rick Gates, se trouvent au cœur de l’enquête confiée à un procureur spécial, Robert Mueller, sur une « ingérence » supposée de la Russie dans l’élection présidentielle. On leur reproche d’avoir exercé le rôle « d’agents non enregistrés du gouvernement ukrainien et du Parti des Régions entre 2006 et 2015 ». Or, juge le magistrat, c’était « une formation pro-Russie en Ukraine » avant sa dissolution au moment de la révolution, à Kiev, au printemps 2014. Elle n’a pas survécu à la fuite vers Rostov de son leader, l’ancien président Viktor Ianoukovitch. En le conseillant, Paul Manafort aurait gagné 12,7 millions de dollars en cash d’après le Bureau national anti-corruption ukrainien en août 2016.

Ces révélations entraînèrent, les jours suivant, sa démission du poste de directeur de la campagne de Donald Trump. Aujourd’hui, la procédure américaine pointe la dissimulation de 75 millions de dollars par le lobbyiste sur des comptes offshore et le blanchiment de 18 millions grâce à l’achat de propriétés, de biens et de services dans son pays. Ce schéma frauduleux présumé est même qualifié de « conspiration contre les États-Unis ». Lundi 30 octobre, Manafort plaide non-coupable. Il encourt 80 ans de réclusion.

Le même jour, le procureur spécial Robert Mueller annonce qu’un autre ancien de la campagne de Donald Trump, George Papadopoulos, a pris la décision inverse. Il reconnaît depuis le 5 octobre avoir menti au FBI « à propos de ses relations avec […] le ministère des Affaires étrangères russe ». Au cours d’un interrogatoire conduit le 27 janvier 2017, ce consultant en politique étrangère a affirmé avoir rencontré un professeur britannique disposé à lui fournir des éléments compromettants au sujet d’Hillary Clinton avant d’intégrer l’équipe de Trump. Selon l’acte d’accusation, il savait déjà que le rôle lui reviendrait lors du rendez-vous.

La nièce de Poutine

Le 14 mars 2016, George Papadopoulos atterrit en Italie pour y rencontrer Rob Goldstone. Cet ancien journaliste de tabloïds anglais est lui plus coutumier des vols pour Moscou, où il se rend régulièrement. Il y côtoie notamment Emin Agalarov, le fils de l’homme d’affaires azéri Aras Agalarov. Une semaine plus tard, Papadopoulos intègre officiellement l’équipe de campagne de Trump, sur quoi il revoit Goldstone à Londres. L’avocate russe Natalia Veselnitskaya se joint à eux.

Natalia Veselnitskaya
Crédits : Natalia Veselnitskaya/Facebook

Dans un e-mail adressé à l’équipe de campagne, Papadopoulos confie avoir rencontré « la nièce de Poutine » afin « d’arranger une rencontre entre nous et le pouvoir russe permettant de discuter les relations américano-russes sous le président Trump ». Veselnitskaya n’a aucun lien de parenté avec l’ancien membre du KGB, mais elle est présentée comme une proche du Kremlin.

Mis en relation avec un membre du ministère des Affaires étrangères russe par Rob Goldstone, Papadopoulos indique à ses collègues, le 25 avril, que « le gouvernement russe a formulé une invitation de Poutine à rencontrer M. Trump quand il sera prêt ». Le lendemain, le conseiller d’origine grecque apprend de la bouche de Goldstone, dans un hôtel londonien, que « les Russes » détiennent des éléments compromettants (« dirt ») au sujet d’Hillary Clinton. Le fils du président américain, Donald Trump Jr., en est informé le 3 juin 2016 par e-mail. Goldstone lui fait savoir qu’il possède des documents qui « pourraient incriminer Hillary et ses relations avec la Russie, et pourraient être très utiles à [son] père. Il s’agit évidemment d’information sensible mais qui fait partie du soutien du gouvernement russe pour M. Trump. »

Pour asseoir sa crédibilité, le Britannique annonce écrire de la part d’un « ami commun », Emin Agalarov, dont le père a été décoré par Vladimir Poutine et s’est enrichi dans l’immobilier notamment grâce à la commande publique. Les familles Agarov et Trump ont joint leurs efforts afin que Moscou organise le concours Miss Univers en 2013. À en croire Goldstone, les informations compromettantes ont été données à Emin par le procureur général de Russie, Yury Yakovlevich Chaika. L’avocate Natalia Veselnitskaya a reconnu être en contact avec ce dernier dans une interview accordée au Wall Street Journal en juillet 2017. Au lendemain d’une conversation téléphonique entre le fils Agarov et le fils Trump, début juin, Goldstone se fend d’un nouveau courriel. « Emin a demandé que je planifie une rencontre entre vous et l’avocate russe du gouvernement qui arrivera de Moscou ce jeudi [8 juin]. Je crois que vous êtes au courant – et je me demandais si 15 heures ou plus tard, jeudi, vous irait. »

Apprenant que cela n’est finalement pas possible à ce moment, Trump Jr. fait suivre le fil de la discussion à Paul Manafort et au gendre de son père, Jared Kushner, précisant que le rendez-vous est décalé au 9 juin 2016, 16 heures, dans son bureau. L’aîné du milliardaire avoue que « Jared et Paul » sont passés. Natalia Veselnitskaya s’y trouvait également. Mais « le sujet n’était pas la campagne », se défend-t-il avant de changer de version en apprenant l’enquête du New York Times : « Après un échange de plaisanteries, la femme a indiqué qu’elle possédait l’information que des individus liés à la Russie finançaient le Comité national démocrate et soutenaient Mme Clinton. » Et de préciser : « Ses déclarations étaient vagues, ambiguës et n’avaient pas de sensAucun détail n’a été fourni ou même offert. Quand il est devenu clair qu’elle n’avait rien, nous avons changé de conversation. » Rob Goldstone donne de la rencontre une version similaire.

Crédits : Adriel Reboh/Patrick McMullan

Une bonne nouvelle

Les dernières notes de « We Are the Champions » ont fini de résonner depuis plusieurs minutes lorsqu’un écho se fait soudain entendre. Entré dans une salle de son golf de Westchester, au nord de New York, sur le tube de Queen, Donald Trump en donne une version personnelle. « Souvenez-vous de ça, je vais être votre champion », lit-il sur un prompteur en levant le doigt au plafond.

Ce lundi 6 juin 2016, l’homme d’affaires célèbre sa victoire aux primaires républicaines. Mais il a une autre bonne nouvelle à annoncer. Alors qu’en coulisse, son fils vient juste de prendre rendez-vous avec Natalia Veselnitskaya, Donald Trump attaque sa rivale démocrate. « La secrétaire d’État Clinton a travaillé sur un serveur privé totalement illégal », tempête-t-il. « Je vais probablement donner un discours majeur lundi prochain et nous allons discuter tout ce qui s’est tramé avec les Clinton. Je pense que vous allez trouver ça très très intéressant. » À quoi fait-il référence ? Mystère. Le discours majeur n’aura jamais lieu, contrairement à la réunion.

Julian Assange sur ITV
Crédits : ITV

Habitué à poster des photos de lui en Russie, où il s’est rendu au moins 19 fois depuis 2013, Rob Goldstone affiche ce 9 juin 2016 fièrement sa présence à New York sur Facebook. Mieux, il annonce carrément à ses amis être en train de « préparer la rencontre » à la Trump Tower de la capitale économique américaine.

L’ex-journaliste passé communicant dans la musique n’est pas pudique. Trois jours plus tard, Julian Assange fait savoir sur la chaîne ITV qu’il s’apprête à rendre publics des e-mails d’Hillary Clinton. Son site, Wikileaks, en a déjà partagé une brassée au mois de mars. D’où viennent-ils ? Le 15 juin, le Comité national démocrate reconnaît avoir été attaqué par des pirates informatiques russes. L’un d’eux, « Guccifer 2.0 », est en possession de documents internes. Les e-mails du directeur de campagne d’Hillary Clinton, John Podesta, seront finalement publiés en octobre par Wikileaks, juste avant l’élection présidentielle américaine du 8 novembre.

Le duel

Avant le départ de Barack Obama, appelé à passer la main au vainqueur du scrutin, Donald Trump, le 20 janvier 2017, le gouvernement expulse 35 diplomates russes du territoire américain. Fin décembre, cette décision est assortie de la publication d’un rapport du FBI sur les cyber-attaques qui ont touché le Comité national démocrate (DNC). Après son infiltration par un groupe baptisé « Cozy Bear » à l’été 2015, ce dernier a été ciblé par « Fancy Bear » au printemps 2016. Ils s’emparent des informations « de plusieurs caciques du parti », note le rapport. La communauté du renseignement américain garantit ne pas avoir de doute quant aux commanditaires des attaques dans un document publié le 6 janvier 2017.

« Nous estimons que le président Vladimir Poutine a ordonné une campagne visant à influencer l’élection présidentielle américaine. » Le FBI et la CIA ont un « haut degré de confiance » dans cette conclusion tandis qu’une « confiance modérée » est manifestée par la NSA. Sans en faire la démonstration, les trois agences soutiennent que la Direction générale des renseignement russes (GRU) a utilisé Guccifer 2.0, DCLeaks.com et Wikileaks pour diffuser des données obtenues par des opérations de hacking. Elles rappellent aussi que Julian Assange a travaillé pour Russia Today (RT). Pas moins de sept pages sur treize du rapport sont d’ailleurs consacrées à analyser la « propagande » de la chaîne d’information publique russe.

Crédits : FBI

Le 27 janvier, soit une semaine après l’intronisation de Donald Trump, le directeur du FBI, James Comey, est invité à dîner à la Maison-Blanche. Au nouveau président qui lui demande sa loyauté, l’ancien promet son « honnêteté ». Il ne lui explique cependant pas clairement que l’agence enquête sur les liens entre sa campagne et la Russie. La presse se charge alors des révélations. Pour s’être entretenu en secret avec l’ambassadeur russe aux États-Unis, le conseiller à la sécurité nationale, Michael Flynn est poussé à la démission le 13 février 2017. Il aurait par ailleurs reçu 50 000 dollars en 2015 de la part de trois entreprises russes, dont 31 000 dollars pour sa participation à une conférence de Russia Today où il était placé à côté de Vladimir Poutine.

Également suspecté par le Washington Post d’avoir parlé à l’envoyé de Moscou à Washington, le procureur Jeff Sessions nie en bloc. Comey finit par révéler l’enquête du FBI le 20 mars, devant une commission parlementaire sur le renseignement. Le 3 mai, il apparaît convaincu du rôle de Moscou : « La Russie est la plus grande menace sur Terre. Une des meilleures leçons que nous avons apprises est qu’elle interférera  encore dans la politique américaine. À cause de l’élection de 2016, elle sait que cela fonctionne. » Une semaine plus tard, il apprend son renvoi par la télévision. Dans un entretien à NBC, le 12 mai, Donald Trump en donne la raison : « En fait, quand je me suis décidé, je me suis dit : “Ce truc avec la Russie, Trump et la Russie, c’est une histoire inventée.” »

Côté russe, personne n’est semble-t-il inquiété.

Le numéro deux du ministère américain de la Justice, Rod Rosenstein, est loin d’en être persuadé. Le 17 mai, il donne pour mission à Robert Mueller d’enquêter en tant que procureur spécial. Cinq mois plus tard, il inculpe George Papadopoulos, Paul Manafort et Rick Gates. Mais côté russe, personne n’est semble-t-il inquiété. « Les agences de renseignement américaines ont attribué l’attaque aux services de renseignement russes mais n’ont pas fourni d’informations détaillées démontrant comment ils ont conclu à leur responsabilité », observe à juste titre le Wall Street Journal, le 2 novembre 2018. Le département de la Justice a depuis annoncé avoir identifié six membres du gouvernement russe impliqués dans le hacking du Comité national démocrate. Mais Robert Mueller n’a finalement pas trouvé de preuve suffisante de collusion.


Couverture : Poupées russes. (Bloomberg/Getty)