C’est le printemps, et un groupe de soldats bédouins vêtus d’uniformes de camouflage chantent au milieu d’un vaste terrain verdoyant, dans le nord de l’Irak. Au centre du groupe, trois hommes dansent au rythme de la musique. Les autres les entourent, chantant et tapant dans leurs mains. Leur cadence illustre la pérennité des traditions héritées de la vie nomade des Bédouins à travers les siècles. Ces belles mélodies ancestrales renvoient à un autre âge, où la vie devait être plus simple, mais non moins brutale.

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Les hommes bédouins dansent après une journée d’entraînement
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Reprendre Mossoul

Le village de Bashika, qui se trouve à sept kilomètres d’ici, est actuellement occupé par l’État islamique. Mais pour l’heure, ces hommes se détendent, après avoir passé la journée à s’entraîner pour combattre le groupe extrémiste. Ils appartiennent à une nouvelle armée connue sous le nom de « force de mobilisation nationale », majoritairement composée d’Arabes sunnites. Ils se préparent à reprendre Mossoul, la deuxième plus grande ville d’Irak, actuellement occupée par l’EI et située à seulement 21 kilomètres de là. Leur patrie s’étend sur Mossoul et la province de Ninive, au contraire des autres forces qui participeront peut-être aux combats pour reprendre la ville. Pour eux, cette guerre est une affaire personnelle.

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Le V de victoire
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Daesh a envahi Mossoul il y a plus d’un an, en juin 2014, après une offensive éclair lancée à partir de la frontière syrienne. L’armée irakienne avait l’avantage du nombre et de l’équipement, mais elle s’est pratiquement effondrée dans la nuit, laissant derrière elle des armes et des véhicules américains d’une valeur de plusieurs millions de dollars. Dix mois plus tard, des rumeurs circulent selon lesquelles l’État islamique serait en train de se préparer à l’attaque de la coalition en fortifiant Mossoul, dont la population s’élève à 1,8 million d’habitants. 500 hommes, qui ont entre 16 et 60 ans, s’entraînent dans un camp près de Basika. Ils s’exercent avec des Kalachnikov et apprennent à les manier dans différentes positions de tir. Ils apprennent également à se battre dans des zones urbaines. Durant l’entraînement, ils n’utilisent pas les rares munitions que possède la force de mobilisation nationale, sinon lors de l’exercice qui précède l’obtention de leur diplôme.

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Le commandant du camp arbore le drapeau irakien
Crédits : Matt Cetti-Roberts

C’est le troisième groupe que la force de mobilisation nationale entraîne et ces hommes seront mobilisés pour récupérer Mossoul. « Leur mission sera de conserver le terrain, une fois qu’il aura été libéré par l’armée irakienne », m’explique le général chargé de l’entraînement, et  commandant adjoint du camp. Le commandement central américain – qui contrôle les forces américaines au Moyen-Orient – avait annoncé qu’une offensive pour reprendre la ville pourrait avoir lieu au cours du printemps, mais depuis, ils sont revenus sur cet engagement. Les responsables kurdes et irakiens, ainsi que les militaires de la coalition, ne se sont toujours pas mis d’accord sur une date – ou du moins ne l’ont-ils pas révélé.

Les parrains

Un combattant kurde porte son regard vers la ligne de front, qui se situe juste derrière la colline la plus proche. « Je me sentais en danger car je suis kurde », dit-il. « Les sbires de Daesh attaquent tous ceux qui sont différents d’eux. » Ils s’entraînent aux côtés d’Arabes sunnites, de Yézidis et d’autres groupes d’hommes issus des différentes minorités ethniques de Ninive. « Je veux libérer la région où je suis né », conclue-t-il. Au camp, d’autres hommes partagent sa détermination, mais les connaissances militaires de nombre d’entre eux sont rudimentaires.

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Dans le calme et la discipline
Crédits : Matt Cetti-Roberts

« Nous acceptons tout le monde, avec ou sans expérience… Ces hommes sont tous originaires de Ninive », m’explique un de leurs commandants. « Kurdes, Yézidis, chiites, sunnites, chrétiens. Ninive est un microcosme précieux de l’Irak. » Pour sa part, le commandant est un chrétien de Hamdaniyah, mais la majorité des combattants sont des Bédouins arabes sunnites venus de la région de Rabia, située près de la frontière irako-syrienne. Tous les soldats – ainsi que certains instructeurs – portent des cagoules pour préserver leur identité. Beaucoup d’entre eux ont encore des proches et des membres de leur famille piégés dans des zones occupées par l’EI. Un autre commandant m’explique que l’attaque de l’été menée par l’État islamique a déplacé de nombreuses recrues qui vivent à présent dans des camps basés au Kurdistan irakien.

Les fusils semblent usés. La surface métallique est trouée et la poignée de bois pleine de cicatrices.

Certains d’entre eux, tout de même, sont des combattants aguerris. De nombreux officiers sont des vétérans de l’armée irakienne, dont certains ont combattu les troupes de l’armée américaine pendant l’invasion de 2003. Un volontaire portant une Kalachnikov chinoise défoncée est allongé par terre sur le ventre. Son instructeur le surveille, remarque que quelque chose ne va pas et ajuste sa jambe. De cette façon, il tirera mieux. Le marché noir des fusils a connu des jours meilleurs. Ils semblent usés. La surface métallique est trouée et la poignée de bois pleine de cicatrices. Un petit bout de métal, qui contenait les réserves, dépasse même à l’arrière. Ces armes sont uniquement utilisées durant l’entraînement, car il y en a peu et qu’elles sont toutes de mauvaise qualité. En vérité, il n’y en a pas assez pour permettre aux combattants de tenir leur position ou de vaincre les forces de l’État islamique en combat réel. Atheel Al Noujaifi, le gouverneur exilé de la province de Ninive, m’a confié qu’ils achetaient les armes sur le marché noir local, car le gouvernement central irakien n’avait pas assez d’armes à fournir à ses soldats. Mais ils ont tout de même trouvé d’autres parraineurs.

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Un volontaire portant le drapeau kurde
Crédits : Matt Cetti-Roberts

« Nous avons maintenant le soutien du gouvernement turc », me dit-il. « Ils nous donneront des armes et de l’équipement. »

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Pour Al Noujaifi, le groupe qu’il entraîne appartiendra à la garde nationale irakienne – apparentée aux unités de protection de la plaine de Ninive, une force de combat assyrienne et chrétienne du pays. « Nous préparons ces groupes à former le cœur de la garde nationale », déclare-t-il. Les forces locales finiront par former la garde nationale qui sera aux ordres des gouvernements provinciaux. Mais le parlement irakien tarde à adopter la loi permettant la création de ces unités. « Nous attendons toujours l’approbation de Bagdad », explique un ancien général du parti Baas.

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Portrait d’un combattant
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Depuis Bagdad, le gouvernement à court d’argent fournit toujours des fonds à l’unité. En février, il a versé un salaire aux combattants, et un autre paiement était prévu en mars – près de 700 dollars chacun. « Nous sommes arrivés ici et nous n’avons rien demandé, mais il y a vingt jours, le gouvernement a versé des salaires à des combattants et à des policiers », m’assure le général, faisant référence à un autre camp où est formée la future police de Mossoul. Évidemment, certains des généraux ont combattu contre les États-Unis en 2003, mais ils cherchent toujours de l’aide venue de l’extérieur… y compris de la part des Américains. « Les Américains sont très lents et ne répondent pas à nos demandes », ajoute-t-il. « Nous aimerions que les forces étasuniennes nous soutiennent autant que possible. » Les hommes me racontent que la nuit dernière, ils ont senti les réverbérations des frappes aériennes, lorsque des avions de chasse ont frappé les positions de l’EI à Bashika. Il ne fait aucun doute que l’État islamique est une menace grandissante. Néanmoins, des rumeurs circulent dans Mossoul, selon lesquelles les miliciens font face à de sérieux problèmes quant à l’économie et les infrastructures. « Daesh ne peut rien donner aux habitants de Mossoul », déclare Al Noujaifi. « Les salaires, l’économie, tout est gelé. Pas d’essence, pas d’électricité, pas de système de santé. » Al Noujaifi est persuadé que la coalition va réussir à expulser l’EI de Mossoul. Mais pour cela, les habitants devront combattre à leur côté. « Je suis sûr que combattre Daesh à Mossoul est facile, mais seulement si nous luttons contre les terroristes et non pas contre les habitants de la ville », explique Al Noujaifi. « Si nous perdons des civils, nous aurons un problème. »

« Je pleure pour l’Irak »

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L’échauffement
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Un groupe d’une vingtaine de combattants commence à s’échauffer. Un élève fait une erreur et son instructeur réplique en aboyant un ordre. Le combattant se met alors à terre et entreprend une série de pompes. Ces hommes appartiennent à une force spéciale. Ils doivent donc s’entraîner davantage, faire de multiples exercices et du combat au corps à corps. Ils donnent des coups de pied et des coups de poing, puis se divisent en deux groupes et se jettent sur le sol. Ce n’est que leur deuxième jour d’entraînement au combat à mains nues, et certains de leurs mouvements sont encore maladroits. Il leur reste beaucoup à apprendre avant de devenir de redoutables guerriers. Le général en charge de l’entraînement se rend sur la plateforme en béton située au centre du terrain. Il prend un micro et s’adresse à ses troupes à travers les haut-parleurs. Les combattants s’interrompent, reforment le groupe et l’écoutent. Il donne un ordre, et ils se précipitent tous en avant, se rassemblant autour de lui. Ils tendent leur bras et forment avec leurs doigts le « V » de victoire.

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Au contact
Crédits : Matt Cetti-Roberts

« Longue vie à l’Irak ! » crient-ils à l’unisson. Le général passe le micro à un volontaire qui commence à chanter. Certaines chansons sont en arabe, d’autres en kurde. Lorsqu’ils connaissent les paroles, les combattants se joignent à lui. Chaque jour, le chant et les danses marquent la fin des entraînements. Certains hommes enlèvent leur masque et tout le monde sourit. Le moral est au beau fixe. Un peu plus tard, les hommes se détendent, vêtus de vêtements tribaux, et dansent avec des bâtons. Ils affichent des sourires ravis. Le jour qui suit ma visite est un vendredi, leur jour de repos. Alors que les volontaires chantent, un combattant originaire de Rabia s’assoit en retrait, laissant couler des larmes sur ses joues. Il me confie qu’il combat pour les Yézidis, puis me raconte les abus que l’EI a commis sur les femmes des villages dont il est originaire.

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Les combattants bédouins dansent et chantent
Crédits : Matt Cetti-Roberts

« Je me bats pour les Yézidis, pour ma terre, pour mon pays », dit-il. Ce combattant – qui a trop peur pour donner son nom – était sergent pendant neuf ans au sein de l’armée irakienne à Mossoul, avant la chute de la ville. Ses yeux sont injectés de sang et sa voix tremble alors qu’il me parle. « Je ne suis pas parti lorsque Daesh est arrivé », dit-il, désignant l’État islamique sous son acronyme arabe. « J’ai combattu pendant deux jours dans la banlieue avant que Mossoul ne tombe. J’ai vu mes amis tués par Daesh. Nous sommes restés et j’ai combattu. » « Je pleure pour l’Irak », ajoute-t-il. « Je prie pour ma ville. Je regrette que cette terre vierge ait été souillée par Daesh. »


Traduit de l’anglais par Maya Majzoub d’après l’article « We Went Inside an Iraqi Camp as Bedouins Trained for Battle », paru dans War Is Boring. Couverture : Entraînement au tir, par Matt Cetti-Roberts.