Super match

Barry Diller, le fondateur du groupe média américain IAC, descend pour prendre son petit déjeuner à l’hôtel Carlyle de New York. Le serveur lui apporte du thé et un œuf sur le plat. Le milliardaire de 73 ans aux manières charmantes vient de faire de Match Group – filiale d’IAC – une entreprise publique. Il est ravi du résultat : Match Group, qui détient des sites de rencontres américains comme Match et OkCupid, a été valorisé à 2,9 milliards de dollars et son action a fait un bond de 23 % le jour de son entrée en bourse, en novembre 2015. Diller, l’ancien CEO de la Fox et de Paramount Pictures, a fait fortune en pariant sur les vainqueurs.

Aujourd’hui, il passe un quart de l’année sur son yacht. « C’est une bénédiction », dit-il en touchant du bois. Mais son empire comporte un étrange joyau, une entreprise dont le nom sonne légèrement déplacé dans la salle à manger aux finitions plaquées or du Carlyle : Tinder. L’application de dating est pilotée par Sean Rad, son CEO qui s’est lui-même taillé une réputation controversée. « Je pense (…et j’espère de tout cœur) qu’on n’écrira plus d’articles sur Rad pour les vingt prochaines années », m’avait écrit Diller avant notre rencontre.

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Sean Rad (à gauche) et Victor Colomes, le directeur de la communauté de Tinder
Crédits : Gillian Laub

Sean Rad est un homme séduisant de 29 ans, issu d’une riche famille persane de Bel Air. Il est devenu l’une des figures les plus conflictuelles du milieu de la tech – tout comme son entreprise. En 2012, une des membres de l’équipe fondatrice de Tinder a accusé Justin Mateen, le meilleur ami de Rad et cofondateur de l’app, de harcèlement sexuel. Les messages que Rad a envoyés par la suite à la jeune femme, Whitney Wolfe, ont fait le tour de la Toile. Il a été viré. Six mois plus tard, suite à un curieux retournement de situation, l’entrepreneur a été réinvesti de son rôle de CEO. Personne n’aurait pu gager de sa rédemption : lors de sa toute première interview, parue en novembre 2015 dans le quotidien anglais Evening Standard, Rad a tenu des propos ambigus à l’encontre de la journaliste de Vanity Fair Nancy Jo Sales, qui s’est montrée critique envers Tinder dans un article. Il disait avoir fait ses propres recherches sur elles : « Certaines choses de sa vie, en tant que personne, vous feraient voir les choses différemment. » Il s’est aussi vanté du fait que des mannequins voulaient coucher avec lui. Et lorsqu’il a tenté de se rappeler du mot utilisé pour exprimer le fait de trouver l’intelligence excitante, il a tenté « sodomie ». (Le mot qu’il cherchait, a-t-il clarifié plus tard, était « sapiosexuel ».)

Tinder, comme le savent bien les millenials, est une app de dating localisée qui facilite les rencontres en permettant aux utilisateurs de swiper (j’aime, j’aime pas) les portraits de partenaires potentiels. Si les deux parties ont swipé à droite pour exprimer leur intérêt, il y a match et les deux personnes peuvent alors discuter. Mais le design de l’app encourage les aspirants lovers à ne pas s’attacher trop longtemps en proposant de « continuer à jouer » après chaque match, que les utilisateurs collectionnent comme les vignettes d’un album Panini. Le succès a été au rendez-vous. Trois ans après son lancement, Tinder affirme provoquer 26 millions de matchs par jour parmi plus de 50 millions d’utilisateurs mensuels actifs. L’app aurait été téléchargée 100 millions de fois.

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Assis de gauche à droite : Jess Carbino, Jeff Morris Jr., Brian Norgard et Danielle Hazarian
Crédits : Gillian Laub

Comme beaucoup de gens de mon âge, j’ai testé Tinder. J’utilisais l’app comme je supposais qu’elle avait été conçue – j’avais 24 ans et je cherchais un amant –, et je suis tombée amoureuse. C’est une histoire banale au sein de mon cercle d’amis, dont la plupart utilisent l’application ou l’un de ses concurrents. Tinder a changé la façon dont nous trouvons des aventures, et parfois l’amour. Elle a également transformé la façon dont les apps sont designées – le swipe et le double opt-in sont des fonctionnalités désormais répandues. Son lexique a même envahi notre vocabulaire. Malgré son succès, Sean Rad s’est fait de nombreux ennemis en chemin. Certains membres de l’équipe fondatrice se montrent très critiques envers lui. Ils racontent que Rad a fait de nombreuses fausses promesses et qu’il a tenté de se dissocier d’IAC, avant de pousser dehors ceux qui voulaient être considérés comme cofondateurs. Pour Chris Gulczynski, qui faisait partie de l’équipe au début de Tinder, Sean Rad est aujourd’hui « un Némésis ». Même les gens proches de lui se montrent méfiants. « Je l’aime bien, mais je dois être prudent », m’a confié l’un des cofondateurs. « C’est comme quand les gens disent un truc gentil sur Bill Cosby et que deux mois plus tard on apprend quelque chose d’encore plus horrible. » Il reste que pour toute une génération, Tinder est aujourd’hui un moyen normal de faire des rencontres. Et pour beaucoup de ceux qui connaissent l’entreprise, elle est à l’image de son créateur. « L’app reflète la personnalité de Sean », dit Gulczynski. « Ils se ressemblent trait pour trait. »

Classe G

Je me suis rendue au siège gigantesque d’IAC à Los Angeles. L’agent de sécurité présent me raconte qu’il y a un flot de touristes constant qui se prennent en photo devant le logo de Tinder, exposé sur la façade de l’immeuble. À l’étage, dans le hall d’entrée ultra-moderne de Tinder, une jeune réceptionniste est enveloppée dans des couvertures pour survivre à l’air conditionné. C’est ici que je fais la rencontre de Rosette Pambakian, directrice de la communication de Tinder et proche conseillère de Rad. Cette femme à l’humour noir, très drôle et très occupée, m’accompagnerait constamment durant mon séjour chez Tinder.

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Rosette Pambakian
Crédits : Twitter

Il est difficile de concilier le Sean Rad avec lequel je fais connaissance de celui dont j’ai entendu parler. C’est un homme charismatique aux yeux tristes, pourvus de cils inhabituellement longs et de sourcils épais. Il est musclé et se tient légèrement courbé. Ce jour-là, Rad est agacé par certaines des photos qui ont été prises durant son intervention au Web Summit. Il trouve que son visage est gonflé. « Non seulement je déteste toutes les photos », dit-il, « mais ils choisissent les pires pour illustrer leurs articles. » Malgré cela, il est content de la façon dont ça s’est passé. « C’était dingue », dit-il en me montrant les photos sur son téléphone. « Regardez, regardez la foule. 7 000 personnes ! Les gens s’asseyaient par terre et se bousculaient. » Il ajoute : « Tout ça pour moi, vraiment ? » Les CEO du milieu de la tech ne sont peut-être pas des célébrités, mais certains s’en rapprochent.

Au restaurant, Rad doit maintenant éviter les paparazzis. Quant à Evan Spiegel, son collègue fondateur de Snapchat, il sort avec une vraie célébrité : le mannequin Miranda Kerr. Pambakian, le bras droit de Rad, est à ses côtés depuis trois ans. C’est une native de Los Angeles qui sait prendre soin d’elle. Ses ongles longs et manucurés sont parés d’un vernis brun. Elle est habituée à le voir lever les yeux au ciel et soupirer. Il l’appelle sa « Cookie », en référence au personnage de femme forte de la série Empire. « C’est comme être la mère d’un enfant acteur », dit-elle, et Rad a effectivement besoin d’être rappelé à l’ordre presque immédiatement. « Je demande souvent aux gens de m’envoyer des photos sur Snapchat », dit Rad, « et ils n’ont la plupart du temps qu’une idée en tête. Je ne demande rien de suggestif, mais… » Pambakian l’interrompt. « Sean, tu veux bien arrêter ? Ça enregistre ! » « Oui, j’envoie des sextos sur Snapchat, et après ? » dit-il en riant. Pambakian essaye encore. « Sean, stop. Tu es le CEO de Tinder. Tu ne peux pas raconter que tu envoies des sextos sur Snapchat ! » « Je suis un jeune mec célibataire. Et je n’envoie rien, je me contente de recevoir », dit Rad. « Je ne suis pas fou. » Il était prévu que Rad passe dans une émission plus tard ce jour-là, mais apparemment il a un rhume. Il prend des pastilles pour la gorge et songe à leur faire faux bond. « Écoute-moi, il n’y a qu’une fenêtre réduite de temps dans la vie où on peut réussir. Pour toi, c’est maintenant », le sermonne Pambakian en faisant claquer ses ongles sur la table. « Tu auras le temps de dormir plus tard. »

Rad reste silencieux pendant un moment. « J’ai pleuré ce soir-là », reprend-t-il.

« Maintenant, je sais ce que ça fait d’être un artiste maltraité par son manager », plaisante Rad. Au dîner, nous mangeons des sushis. Rad garde un paquet de bonbons à portée de main. Pambakian nous sert trois bières sorties d’un frigo rempli de bières (il y en a aussi un pour le vin et un autre pour la kombucha). Le bureau comporte également une borne d’arcade Tron vintage et un toit-terrasse avec vue sur les palmiers et le fantôme de Tower Records. Rad porte au poignet une montre Audemars Piguet en or et un costume Givenchy, sa chemise légèrement déboutonnée laissant apparaître le haut de son torse glabre. « Sean adore les fringues », dit Pimbakian. « Il porte même des jeans Saint Laurent à 800 dollars. Ses costumes sont faits sur-mesure chez un tailleur londonien de Savile Row. » Le studio de télévision a envoyé un chauffeur le chercher, mais Rad préfère conduire. Nous grimpons dans son 4×4 Mercedes Classe G noir à 115 000 dollars, qu’il appelle « Le Tank ». Les enceintes diffusent morceau de l’album de Miles Davis Kind of Blue, mais Rad le coupe pour passer sa chanson favorite, « In a Sentimental Mood », de Duke Ellington et John Coltrane. Nous sommes accompagnés par Jess Carbino, la sociologue de l’équipe de Tinder. C’est une petite brune qui porte une étroite robe rouge. Elle a rejoint Tinder après avoir matché avec Rad. « Il m’a dit : “Tu sais quoi, Jess, tu as l’air très sympa mais je devrais plutôt t’engager” », raconte-t-elle. Avec son doctorat en sociologie décroché à UCLA – ses recherches portaient sur la beauté du visage et les rencontres en ligne –, Carbino est une addition maline à l’entreprise, qui essaye de toucher une population plus âgée et de s’implanter davantage à l’étranger. Je découvre qu’elle est aussi douée en matière de relations publiques. Elle oppose des statistiques et du jargon scientifique à l’idée que Tinder est en train de créer une culture de l’addiction au sexe. Elle cite une récente étude menée par la revue spécialisée Archives of Sexual Behavior, qui indique que les millenials n’ont pas davantage de partenaires que les baby boomers en leur temps. « Cette idée qu’on assiste à l’émergence d’une culture du dating massive, c’est un peu de la connerie », conclut-elle. Dans la voiture, les trois collègues commencent à parler d’une fête sur le thème du voyage que Tinder a organisé au Hangar 8 de l’aéroport de Santa Monica. Ils me font la liste des célébrités qui ont participé à l’événement : Jason Derulo, Zedd, Martin Garrix. « Jason Derulo a enlevé sa chemise sur scène ! » raconte Rad. « C’était la fête de l’année. »

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Sean Rad prend un air triste
Crédits : Gillian Laub

Il reste silencieux pendant un moment. « J’ai pleuré ce soir-là », reprend-t-il. « J’ai pleuré parce que j’ai créé une marque si énorme et importante pour la société qu’elle mérite ce genre de fêtes. » Le silence retombe dans la voiture. « J’ai pleuré ce matin en allant au travail », dit Pambakian. « Je deviens très émotive avec Sean. Qu’est-ce qu’on ferait sans Sean ? » Ce à quoi elle ajoute : « Ce qu’on fait, ce qu’on est en train de construire est tellement merveilleux. » Rad lui demande un bonbon (Pambakian en a toujours dans son sac au cas où) et la version de « The Way You Look Tonight » interprétée par Tony Bennett commence. « Oooh oui », dit Rad. « J’ai beau être juif, quand j’entends ça je me sens comme un gamin le jour de Noël. J’ai envie d’écouter ça près de la cheminée. » Il reçoit soudain un appel de sa mère, dont la voix sort des enceintes de la voiture. « Où tu es ? » demande sa mère, qui paraît inquiète. « Tu rentres à la maison ? » « Je passe à la télé, m’man », dit Rad. « OK », répond-t-elle. « Qu’est-ce que tu fais pour le dîner, alors ? »

En coulisse

Nous arrivons à l’hôtel Four Seasons de Beverly Hills, où est tournée l’émission. Rad se demande s’il doit acheter ce portrait de George W. Bush, fait d’un collage d’images pornos, pour décorer son appartement. « Vous voyez, ça ressemble à Bush », dit-il en me tendant son téléphone, « jusqu’à ce qu’on zoome. » Je zoome et vois apparaître des parties génitales, des mains et des bouches agencées en un collage soigneux. « Il est au club Soho House pour le moment. On ne peut pas vraiment savoir ce que c’est », dit-il. « Il faudra juste faire gaffe à ce que certaines personnes ne passent pas trop près. »

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Sean Rad est souvent invité sur des plateaux ou lors d’événements
Crédits : TechCrunch

Pambakian commence à lui poser des questions d’entraînement. « Que dites-vous aux gens qui disent que Tinder n’est pas fait pour les relations sérieuses ? » « 80 % de nos utilisateurs nous disent qu’ils recherchent des relations sérieuses », récite Rad. Un des producteurs de l’émission, un homme timide d’une quarantaine d’années qui vient de sortir d’une longue relation, se glisse dans la pièce pour recevoir des conseils. Il demande son aide à Rad pour avoir un profil Tinder idéal. Rad passe en revue les photos du producteur. « Il en manque une avec de l’action », dit-il. « Coupez aussi votre ami séduisant sur la photo : il faut que vous soyez la seule option », ajoute Carbino. Rad tombe sur un selfie de l’homme avec Jay Leno. « Mec, celle-là casse tout. » « Mais c’est pas un peu prétentieux ? » demande le producteur. « Non, mec, je viens de te remettre dans le game », répond Rad en lui rendant son téléphone.

Après sa séance de maquillage et de coiffure (« parce que je suis vieux et chauve », plaisante-t-il), nous nous asseyons dans la pièce verte et regardons l’écran de télé qui retransmet le début du tournage. L’émission, It’s Not You, It’s Men, est présentée par l’acteur Tyrese Gibson et l’ancien membre de Run-DMC Reverend Run. Les invités expliquent aux femmes ce qu’il faut faire pour réussir leurs rencards. Pour la première séquence, on retrouve sur scène le « Rev », tout de noir vêtu avec un col romain, Tyrese avec ses bottes délacées et son col boutonné argenté, accompagnés de l’actrice Yvette Nicole Brown. « Les jeunes d’aujourd’hui ne font que s’envoyer des parties de leur corps », dit le Rev. « Les femmes étaient les gardiennes à l’époque », dit Brown. « Avec ce nouvel état d’esprit “soyez libres, tout le monde au pouvoir”, elles ont arrêté d’être des dames. Nous avons perdu la honte. Et quand on n’a plus honte de rien, c’est la porte ouverte à tout. » En coulisse, Pambakian et Rad se regardent. « Merde », dit Pambakian. « Elle fait du slut-shaming », dit Rad. Brown poursuit : « Je n’ai pas demandé à voir tous les pénis que j’ai vus. » Rad rechigne. « Je suis pas sûr d’avoir envie de monter sur scène avec elle. »

« Ne laissez pas votre indépendance vous conduire à la solitude. », déclare Tyrese en se tournant vers le public. « Beaucoup de femmes ont érigé un champ de force entre elles et les hommes. Mais c’est comme la mauvaise plomberie. Les tuyaux se bouchent… » Rad et Pambakian sont debout tous les deux à présent et regardent la télé en silence. Quand Rad quitte la pièce pour aller sur le plateau, Pambakian prend sa place. Je lui demande si elle est inquiète. « C’est Tinder. Quand est-ce que les choses ont été faciles pour nous ? » dit-elle. « C’est la merde constamment. » Sur scène, Tyrese demande à Rad s’il utilise Tinder – dans son vocabulaire, s’il « plane avec sa propre came ». Rad répond que oui et enchaîne avec sa rengaine favorite. « Tout ce que nous faisons, c’est de connecter les gens », dit-il. « C’est à eux de décider ce qu’ils font après ça. » On connaît la chanson, que toute la Silicon Valley reprend en chœur : on ne s’occupe que de l’infrastructure. Les choses semblent pouvoir dégénérer à tout instant jusqu’à ce que soudainement, Brown décide que Tinder n’a rien à voir avec le problème. « Je suis sûre que vous adoreriez Tinder », dit-elle à Tyrese. En coulisse, Pambakian applaudit. Elle dit qu’elle pourrait presque pleurer à nouveau.

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Sean Rad dans son nouvel appartement
Crédits : Gillian Laub

 

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DANS L’INTIMITÉ DE SEAN RAD À BEL AIR

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Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Mr. (Swipe) Right? », paru dans California Sunday. Couverture : Sean Rad sur le toit des bureaux de Tinder. (Gillian Haub/California Sunday)