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« Pékin »
Capitale de la République populaire de Chine
Crédits : Jonathan Kos-Read

Rob tire une longue bouffée d’herbe de sa pipe en verre. Il éteint sa télé à écran plat et se prépare pour sa tournée « spécial pharmacie ». Il sort de son immeuble et se dirige vers sa moto de couleur sombre, avant de rouler pendant dix minutes en direction d’un lieu situé à la sortie de la 4e Ring Road. Rob vend du Percocet. Aujourd’hui, il se rend dans une pharmacie pour s’en procurer une nouvelle fournée. Hier, il a acheté six boîtes au même endroit. À présent, il va tenter d’en acheter six de plus. Il revendra ensuite les pilules séparément au trente ou quarante expatriés qui constituent la base de sa clientèle. Il propose aussi à ses clients de la marijuana et d’autres analgésiques. Il se gare dans une petite rue ombragée par de vieux immeubles de style soviétique, pénètre dans un commerce situé au rez de chaussée et demande au vendeur du tai le ning, traduction chinoise du percocet – qui sonne étrangement comme du Tylenol. Le Premier ministre chinois Li Keqiang décrirait probablement les activité de Rob comme « un ennemi commun de l’humanité », mais les pharmaciennes se semblent pas se sentir menacées. « L’étranger connaît tai le ning ! » s’amuse l’une d’elles. Elle vend à Rob les six boîtes et lui remet une carte plastifiée bleue et blanche. Cette dernière donne droit à des réductions, lui explique la femme d’un âge mûr, et cela lui garantit dès maintenant plus de 50 % de remise sur tout ce qu’il achètera dans le futur.

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« Chaoyang »
Le côté obscur de Pékin
Crédits : Jonathan Kos-Read

Des mesures sévères

Dans la capitale chinoise, les drogues sont étonnamment faciles à obtenir, souvent vendues au détour des ruelles du quartier branché de Sanlitun, à quelques pâtés de maison à peine du commissariat. Les policiers de Pékin ont essayé de s’attaquer au problème de la drogue qui croît en ville depuis des années, en visant souvent les dealers étrangers et les toxicomanes. En 2012, l’Américain James Chen a été arrêté, expulsé et finalement banni du territoire chinois pour avoir vendu de la marijuana à un petit groupe d’expatriés. De 2006 à 2010, le nombre d’étrangers incarcérés à Pékin à presque été multiplié par cinq, selon le registre annuel de la prison de Pékin. La raison la plus fréquente de leur incarcération est le trafic de drogues. Ces derniers mois, la campagne antidrogue est montée en puissance. Dans une déclaration récente publiée juste avant la journée internationale contre la toxicomanie et le trafic illégal le 26 juin 2014, le président chinois Xi Jimping a requis des « mesures sévères pour endiguer les drogues ».

Pas le temps de préparer ses bagages ou d’organiser une fête d’adieux : ils se sont vus interdire toute visite en Chine pendant sept ans.

En août dernier, la police de Pékin a pris d’assaut le bar Dos Kolegas, une scène musicale populaire auprès d’un public tourné vers l’international. Une dizaine d’officiers de police ont demandé à tous les patrons de fournir des échantillons d’urine avant de pouvoir partir, forçant quelques cinquante personnes à s’accroupir sur des WC portables, porte grande ouverte. Les officiers ont ensuite brandi les petites tasses à la lumière, guettant du regard les traces brouillées ou tachetées,  symptomatiques de l’utilisation de marijuana. La descente du Dos Kolegas visait clairement les consommateurs étrangers. Parmi les dix individus ayant été contrôlés positifs cette nuit-là, la moitié étaient des étrangers. On les a sortis du bar et fait asseoir par terre, les mains attachées dans le dos et la tête baissée. Certains se sont même faits scotcher la bouche. Une fois que tout le monde a été testé, on les a jetés dans des fourgons de police et transportés au commissariat de Shuangjing pour subir un interrogatoire de 24 heures. La police a confisqué leurs passeports et les accusés ont passé les deux semaines suivantes dans un centre de détention. Une fois ces quatorze jours passés, les cinq étrangers « ratés » – deux Italiens, un Français, un Sud -africain et un autre dont la nationalité est restée inconnue – ont été renvoyés par avion dans leur pays d’origine. Pas le temps de préparer ses bagages ou d’organiser une fête d’adieux : ils se sont vus interdire toute visite en Chine pendant sept ans.

Vitamine K

Une partie de l’intérêt de la vie en Chine suppose précisément une souplesse dans l’application des lois qui, lorsqu’elles sont bafouées, donnent l’impression que le système est corrompu. Les gens trouvent des moyens de contourner les lois et parviennent à vivre avec. Personne ne souhaite qu’elles soient appliquées trop rigoureusement. Mais alors que l’intérêt de la police se tourne désormais vers l’arrestation de toxicomanes plus en vue tels que des célébrités ou des étrangers, et puisque les sanctions encourues pour avoir enfreint la loi tolérance zéro se sont considérablement endurcies, la question de ce qui se trame derrière cette répression reste entière.

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« Cannabis »
Le marché de la drogue est florissant en Chine
Crédits : Jonathan Kos-Read

Au cours de la dernière décennie, le marché de la drogue en Chine s’est rapidement développé. Selon un article de 2006 écrit par Niklas Swanstrom, spécialiste en sécurité de l’université suédoise d’Uppsala, la chine est devenue « un centre névralgique du commerce des narcotiques, aussi bien en termes de consommateurs, de voie de transit et de source d’exportation de produits chimiques très avancés » en direction des pays voisins. La drogue la plus populaire là-bas est la kétamine. L’anesthésiant hallucinogène est universellement célèbre pour mettre à mal même ses usagers les plus chevronnés, les propulsant dans des « trous noirs », ou « K-holes » tels qu’on les connaît ici et en Occident. Les consommateurs vivent souvent des rêves intenses et font l’expérience d’un profond sentiment d’estime de soi, même au beau milieu d’un concert de Lady Gaga. « On a plané toute la nuit, si haut qu’on ne peut même plus rentrer en taxi », a posté une adepte de la kétamine répondant au nom de Rickey sur Sina Weibo, l’équivalent de Twitter en Chine. La fille avait passé la nuit avec des amis dans un club karaoké. Le lendemain, elle a posté en ligne des photos d’elle et de ses amis. La police locale a vu les photos et exigé qu’elle se rende aux autorités. La jeune fille de 17 ans a été mise aux arrêts plus tard. Prendre de la kétamine dans des KTV (les salons de karaoké) n’est pas chose rare en Chine. Mais Dos Kolegas s’est avéré un choix bizarre pour une descente antidrogue. L’autre salle de musique est située dans un drive-in à l’extérieur du centre-ville. Beaucoup se sont demandés pourquoi les policiers n’avaient pas pris pour cible le quartier de Sanlitun, un endroit mal famé et bruyant où la consommation de drogue est plus fréquente. Bordé d’immeubles à plusieurs étages remplis de bars, de night clubs et de marchands de bières ambulants à 4 yuan, Sanlitun a longtemps vécu sous la menace de démolition par les autorités.

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« Sanlitun »
Le quartier branché des expats
Crédits : Jonathan Kos-Read

La police ne ferme pas les yeux sur la décadence de la ville : elle a simplement décidé de l’ignorer durant cette nuit d’août, quand Dos Kolegas a été perquisitionné. En mai 2014, les officiers ont pris pour cible un groupe qui avait formé un « cercle d’échange » dans le quartier. Plus de trente vendeur de drogue présumés, tous étrangers, ont été arrêtés un lundi matin pluvieux. Le journal d’État China Daily a publié un article avec photos à l’appui le jour suivant, présentant la police en train d’immobiliser à terre un « dealer » menotté.

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« Voilà comment je vois les choses : soit vous êtes le boucher, soit vous êtes le bétail », explique Rob pour décrire son business (son nom a été modifié pour protéger son identité). Il préfère le terme de vendeur à celui de « dealer ». Il affirme que sa clientèle restreinte fait de lui un « gagne petit », comparé au business dirigé par son fournisseur africain. Selon lui, soit vous êtes dans la position de celui qui écoule – à un prix souvent exorbitant – ses stocks d’antalgiques et de marijuana, soit vous êtes celui qui paye trop cher. Mais il soutient que les vrais dealers sont ceux à qui il achète la marijuana. « Les drogues se vendent d’elles-mêmes », explique Rob. « Si quelqu’un ne les achète pas car leur prix est trop élevé, un autre le fera. C’est inévitable. Peut être vont-ils essayer de négocier les premières fois, mais ils finissent tous par payer. »

Rob

Le new-yorkais est arrivé à Pékin en février 2013, par le biais de ces compagnies estampillées « Enseigner l’anglais à Pékin », des arnaques connues de beaucoup de professeurs étrangers en Chine. Après avoir travaillé quatre mois dans une école maternelle privée du centre-ville, il est devenu évident pour lui que la société empochait plus des deux tiers de son salaire mensuel  (environ 1 750 euros). Agacé par la situation, il a pris la décision de compléter son revenu grâce au moyen le plus facile à sa portée.

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« Police »
Un agent pékinois
Crédits : Jonathan Kos-Read

Rob avait un peu d’expérience en tant que vendeur de marijuana. Il avait débuté sa carrière à 17 ans et continué son petit trafic d’une manière ou d’une autre depuis. Aux États-Unis, il avait eu au mieux plus de vingt-cinq revendeurs « à la petite semaine » sous ses ordres. Il gagnait 3 000 dollars par semaine. À l’époque, Rob se considérait comme un « dealer » : il avait payé ses 38 000 dollars de frais de scolarité en vendant de la beuh. Il est arrivé à Pékin avec quelques grammes de marijuana en poche, ils ne lui ont duré qu’une semaine. Son deuxième vendredi en ville, Rob a décidé de s’aventurer à Sanlitun pour en acheter davantage. En passant à pieds devant le plus grand magasin Adidas de Chine, un homme africain adossé à un mur ombragé l’a interpellé : « Hé, mon ami, ça va ? T’as besoin de quoi ? » Les deux hommes ont bouclé leur transaction et établi un contact en moins de cinq minutes . Finalement, la simplicité et le caractère amical de ce contact ont incité Rob à recommencer à vendre de la drogue. Pendant ses six premiers mois à Pékin, Rob vendait de la marijuana à dix ou quinze clients réguliers. Puis il a trouvé une pharmacie spéciale où il pouvait obtenir de la codéine en vente libre. Il l’a ajoutée à sa liste de produits. Environ un an après, il a découvert qu’il pouvait se procurer sans souci du Percocet, de la morphine et de l’oxycodone dans la même pharmacie. Aujourd’hui, les anti-douleurs sont ses produits les plus populaires, particulièrement le Percocet. Il fixe le prix de ses pilules entre 5 et 30 yuan l’unité, suivant la naïveté du client. Au cours d’un mois particulièrement fructueux, il a écoulé mille tablettes.

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« Centre-ville »
Au cœur de Pékin
Crédits : Jonathan Kos-Read

Malgré la répression croissante, son business parallèle est florissant, « car les dealers africains qui tenaient le marché sont devenus paranoïaques », raconte-t-il. « Ils ne sont plus aussi présents qu’avant à Sanlitun, et je suis plus accessible. » Après les arrestations de mai, les autres dealers traînant aux alentours de Sanlitun se sont faits plus rares. Ils avaient l’habitude de rôder dans le coin, interpellant les passants, mais ils n’acceptent plus maintenant que des rendez-vous dans des endroits sombres et reculés. La deuxième prison de Pékin compte quarante-sept détenus nigérians, la nationalité étrangère la plus représentée entre ses murs. La plupart sont accusés de trafic de drogue. Un des clients les plus fiables de Rob s’est évanoui subitement dans la nature et a cessé de répondre à son téléphone. Avant que Rob ne courre vers sa « pharmacie spéciale » le mardi, il s’affale dans sa chaise d’ordinateur et se relaxe au premier étage de son appartement pékinois. Un épisode de Philadelphia tient lieu de fond sonore. C’est celui dans lequel les gangsters prétendent être de la police et rédigent des faux tickets de stationnement aux citoyens de Philadelphie. À la fin de l’épisode, la vraie police les arrête aucune sanction n’est prononcée. Après 22 minutes, le gang retourne à sa beuverie et ses membres vivent leur vie comme ils l’ont toujours fait. « Si tu ne fais pas gaffe, tu te fais prendre », dit Rob, détournant son attention de la télévision. « Ces types qui vendaient du matos à Sanlitun le faisaient en plein jour et transportaient le produit sur eux. Là-dessus, ils ont déconné. Ils se font repérer comme le nez au milieu de la figure. » Il ajoute que « tôt ou tard, un coup de filet devait arriver ».

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« Nuit »
La vie nocturne de Pékin
Crédits : Jonathan Kos-Read


Traduit de l’anglais par Sophie Cartier d’après l’article « An American Drug Dealer in Beijing », paru dans Roads & Kingdoms. Couverture : Les rues de Pékin, par Jonathan Kos-Read. Création graphique par Ulyces.