Avant Modrić

Sous le cercle formé par le toit du stade de Nizhny Novgorod, dans le rond central, le ballon prend une courbe lumineuse. Depuis les pieds de Luka Modrić, il file jusqu’à l’entrée de la surface où le rejoint Ante Rebić. Le tempo est parfait. À la 114e minute de ce huitième de finale de la Coupe du monde 2018, alors que les prolongations arrivent à leur terme, la Croatie peut finalement devancer le Danemark. Mais après avoir contourné le gardien, Rebić est fauché en pleine surface de réparation. L’arbitre siffle penalty. Modrić doit donc inscrire le but décisif lui-même.

Le meneur de jeu du Real Madrid ouvre son pied et tire à droite, comme dix ans plus tôt face à la Turquie. Comme dix ans plus tôt face à la Turquie, il échoue. Depuis cette défaite en quarts de finale de l’Euro 2008, aux tirs aux buts, la Croatie n’a jamais passé le premier tour à élimination directe d’une compétition internationale. « Nous avons tous pensé au match contre la Turquie », a avoué après la rencontre le sélectionneur des Vatreni, Zlatko Dalić. « Dès que le coup de sifflet final a retenti, Modrić est venu me voir et m’a dit : “Je m’occupe d’un des tirs aux buts.” »

Modrić sous les couleurs de la Croatie

En ce 1er juillet 2018, le maillot à damier numéro 10 se présente de nouveau au point de penalty. Il marque cette fois au milieu des cages, serre le poing et assiste avec bonheur au but vainqueur de son coéquipier, Ivan Rakitić. « Ce n’était pas facile parce que le match contre la Turquie était dans nos esprits », reconnaît Modrić. « Cette défaite était difficile à avaler. Il était grand temps de passer cet obstacle que nous n’avions pas franchi depuis 1998. » Le défi est d’ailleurs similaire : la Croatie va affronter le pays hôte comme elle l’avait fait lors du Mondial français. La Turquie étant oubliée, ses joueurs ont maintenant en tête cette demi-finale perdue il y a 20 ans.

Le Luka Modrić de l’époque s’appelle Zvonimir Boban. Lui aussi capitaine et numéro 10, le milieu du Milan AC guide son équipe à un niveau où personne ne l’attendait. En quarts de finale, alors qu’elle participe à la première Coupe du monde de son histoire, la jeune Croatie humilie l’Allemagne, 3 à 0. Au tour suivant, son avant-centre vedette, Davor Šuker, cueille la France à froid dès le retour des vestiaires. Dans les secondes qui suivent l’ouverture du score, Zvonimir Boban subtilise le ballon dans les pieds de Zinédine Zidane d’une roulette un peu longue. Sur ses talons, Lilian Thuram le récupère et égalise à la conclusion d’un une-deux avec Djorkaeff. Une vingtaine de minutes plus tard, il récidive. Les Vatreni sont mats.

Zvonimir Boban n’aime pas revenir sur cet épisode. Tout juste consent-il à se remémorer une préparation « forte en émotion ». Pour ce Mondial russe, « je suis excité mais disons que je me concentre évidemment sur le travail que je dois faire », dit-il. Car il occupe aujourd’hui le poste haut placé de secrétaire général adjoint de la FIFA. L’ancien milieu sait que son employeur est vu comme « l’organisation la plus criminelle du sport ». Mais pour la faire changer, il est prêt, dit-il, à risquer sa réputation de grand joueur et d’homme de principes. Boban parle peu aux médias, mais quand il le fait, il n’hésite pas à vanter son propre courage avec emphase.

Zvonimir Boban dans son costume de la FIFA

Idole de Modrić et de très nombreux Croates, ce père de cinq enfants est aussi un héros de l’indépendance de 1991. Il reste comme l’auteur du « coup de pied qui a commencé la guerre », un an plus tôt. « J’étais là », a-t-il un jour raconté à propos de l’événement le plus célèbre de sa carrière, « une figure publique prête à risquer sa vie, sa carrière et tout ce que la célébrité avait apporté, tout ça à cause d’un idéal, d’une cause : la cause croate ».

Au printemps 1990, Boban participe au championnat de Yougoslavie dans les rangs du Dinamo de Zagreb, capitale d’une république croate en pleine fièvre nationaliste. Le 13 mai 1990, alors qu’il doit affronter les Serbes de l’Étoile rouge de Belgrade, des émeutes éclatent entre les deux groupes de supporters. Boban se retrouve au milieu d’une pelouse envahie par les spectateurs. Quand soudain, le jeune joueur assène un coup de pied aérien à un de ces policiers qui, représentant de l’autorité centrale, sont supposés prendre le parti des Serbes. Le geste devient « le symbole du soulèvement contre la domination serbe en Yougoslavie », selon un historien croate. On apprendra plus tard que le gardien de la paix est un Bosniaque, autrement dit un musulman de Bosnie.

Fût-elle allégorique, la séquence a suivi Boban toute sa carrière. Il faut dire qu’il ne s’est guère évertué à l’expliquer. Depuis les émeutes du stade Maksimir jusqu’au sommet de la FIFA, où personne ne l’attendait, en passant par le grand Milan et une demi-finale de Coupe du monde, sa trajectoire demeure nimbée de mystère.

Au front

On imagine mal, maintenant qu’il reçoit en costume marine discrètement strié, Zvonimir Boban sauter au visage de ses ennemis. Avec le poste qu’il occupe à la FIFA à l’aube de ses 50 ans, le Croate passe davantage pour un stratège que pour un combattant. Ses yeux bleu acier toujours perçants associés à un bouc grisonnant renforcent cette image de diplomate au bras long et à l’entregent développé. Le secrétaire général adjoint aborde les problèmes de front, du moins lorsqu’il daigne se confier. Il a déjà refusé de parler au New York Times et à la BBC. « Il vous parle s’il le décide et choisit les questions », observe le journaliste croate Aleksandar Holiga. « Vous ne pourrez pas lui parler de ce coup de pied qui a commencé la guerre. » Peu d’informations filtrent aussi sur son enfance.

Zvonimir Boban voit le jour le 8 octobre 1968 à Imotski, une petite ville de l’arrière-pays dalmate collée à l’Herzégovine. « C’est un point chaud du nationalisme croate au XXe siècle », remarque Dario Brentin, spécialiste du sport et de la politique dans les Balkans à l’université de Graz, en Autriche. « Cela ne veut toutefois pas dire que sa famille l’était. » À ses dix ans, son père Marinko, qui avait traversé la frontière pour trouver du travail côté croate, reprend la route pour parcourir les sept kilomètres séparant la maison du terrain d’entraînement du NK Mračaj Runović, un modeste club de la région. Avec son frère, Drazen, « Zvone » passe des tests au grand club dalmate de Split, le Hajduk, champion de Yougoslavie à neuf reprises. Mais ils sont recalés.

Marinko fait donc de nouveau ses valises. En 1983, il vend le T3 d’Imotski et emmène sa femme, Mary et ses deux fils à Zagreb pour qu’ils portent le maillot de l’adversaire de l’Hajduk dans le « Derby éternel », le Dinamo. Deux ans plus tard, Zvonimir fait ses débuts avec l’équipe première et en devient ensuite le plus jeune capitaine à seulement 19 ans. Il commence alors à être « connu comme l’un des joueurs les plus talentueux de sa génération », resitue Dario Brentin. Et quelle génération : en 1987, la Yougoslavie remporte le championnat du monde junior au Chili avec dans ses rangs Igor Štimac, Robert Jarni, Robert Prosinečki, Davor Šuker et bien sûr Zvonimir Boban. Habitué à être retenus, Slaven Bilić et Alen Bokšić ne sont cette fois pas du voyage.

Le jeune Boban

Les Croates ont de bons jeunes mais le championnat est alors dominé par des clubs serbes, qu’il s’agisse de la Vojvodina Novi Sad, du Partizan Belgrade ou de l’Etoile rouge. Vue de Zagreb, cette suprématie sportive est un décalque de l’ascendant serbe qui prévaut en matières politique et culturelle. Après la mort du maréchal Tito, figure tutélaire de la Yougoslavie, en 1980, les nationalismes sont excités par le ralentissement économique et quelques politiciens opportunistes. La centralisation prônée par le président de la ligue des communistes serbes, Slobodan Milošević, à partir de 1986, distend les liens et le mécanisme de présidence tournante de la fédération se grippe.

« À la fin des années 1980 et surtout au début des années 1990, les supporters manifestent un sentiment fort d’appartenance nationale et encouragent la violence envers les autres sur des bases ethniques ou nationales », déplore Dario Brentin. Deux semaines après l’organisation des premières élections multipartites en Croatie, les 6 et 7 mai 1990, le Dinamo Zagreb accueille l’Etoile Rouge de Belgrade au stade Maksimir. Mais la lutte s’organise en tribunes : aux provocations du Delije, le groupe de supporters dirigés par le futur chef de guerre serbe Željko « Arkan » Ražnatović, répondent les insultes des Bad Blue Boys locaux. Et les coups pleuvent.

La tangente

La grille de la tribune nord s’effondre, ouvrant la voie à une colère bleue. « Alors que nous nous échauffions, les supporters de l’Etoile rouge se sont mis à saccager les tribunes », raconte Zvonimir Boban. « La police n’a rien fait pour les arrêter. » Était-elle tout simplement débordée ? Toujours est-il que, ulcérés, les Bad Blue Boys fondent en vagues sur leurs adversaires après avoir fait tomber la grille. « J’ai crié aux policiers pour leur demander pourquoi ils battaient nos fans et pas ceux de Belgrade », poursuit le joueur Croate. « C’est à ce moment-là qu’ils m’ont frappé deux fois avec une matraque. J’ai réagi. »

Tandis que la majorité des Croates pensent avec Boban que la police, en tant qu’instrument de répression de Belgrade, a volontairement ciblé les fans du Dinamo, la presse serbe voit l’événement comme un coup monté par le parti nationaliste qui vient de remporter les premières élections législatives multipartites, l’Union démocratique croate (HDZ). À sa tête, l’ancien Partisan yougoslave Franjo Tuđman fait campagne pour l’indépendance de la Croatie. Elle sera proclamée le 25 juin 1991, en même temps que celle de la Slovénie. La Macédoine et la Bosnie suivront comme le feront plus tard le Monténégro et le Kosovo.

« Les athlètes sont les meilleurs ambassadeurs de notre pays », pense Tuđman. Aussi n’hésite-t-il pas, une fois élu président du nouvel État croate, à s’en servir dès que possible. Le coup de pied de Boban, par exemple « est le plus gros mythe du football croate », tient à nuancer Aleksandar Holiga. « Une saison entière du championnat yougoslave a été disputée après l’incident. Le Dinamo et l’Etoile rouge se sont rencontrés sans incident majeur. » Suspendu pour six mois, Boban rate la Coupe du monde 1990 avec la Yougoslavie contre son gré. « Il était impatient de rejouer sous les couleurs yougoslaves », ajoute Dario Brentin. Finalement, le 22 décembre 1990, Boban prend part au deuxième match officiel de la Croatie, contre la Roumanie. Quelques mois plus tard, il signe au Milan AC pour huit millions de livres.

Le coup de pied qui a commencé la guerre

À la création de la ligue croate de football, en 1992, le Dinamo Zagreb est renommé HAŠK Građanski afin de gommer son ancrage communiste. Sur une idée de Tuđman, il prend même le nom de Croatia Zagreb l’année suivante. « Il voulait créer un club à dimension nationale capable de concurrencer les meilleures équipes européennes, tout en faisant la promotion du nouveau pays », souligne Aleksandar Holiga. Le président assiste aux rencontres, essaye de faire revenir Prosinečki et attire un Australien d’origine croate, Mark Viduka, en 1995. « Il voulait que je monte dans son avion tout de suite », racontera ce dernier.

Cet emballement n’est pas du goût de tous les supporters. Certains se souviennent qu’en tant que général de l’Armée yougoslave, Tuđman était président du Partizan Belgrade. Beaucoup trouvent le nom du club de Zagreb artificiel et réclament régulièrement un retour à l’ancien. C’est pire du côté de ses adversaires : le traitement de faveur reçu par la capitale suscite la colère des fans de l’Hajduk Split, qui sifflent Tuđman à l’occasion. Ils inventent même un chant macabre sur sa maladie diagnostiquée en 1993 : « Tic tac, tic tac, Franjo a un cancer. »

Le président a juste le temps de voir la sélection atteindre la demi-finale de la Coupe du monde en France. Quelques semaines après sa mort, le 10 décembre 1999, le HDZ perd les élections pour la première fois depuis l’indépendance. En février, le Croatia redevient Dinamo. Il laisse filer le titre la saison suivante au profit du Hajduk. Zvone se tient à bonne distance. Après 178 matchs au Milan AC, et un bref passage à Vigo, il demeure entre l’Italie et la Croatie. Boban étudie l’histoire et ouvre un restaurant à Zagreb. Tout en faisant bénéficier la chaîne Sky Italia de son expertise, il écrit pour Sportske novoti puis en prend la direction. Le mensuel appartient désormais à Marijan Hanzekovic, un riche avocat connu pour ses liens avec les dirigeants du Dinamo Zagreb et notamment Zdravko Mamić.

Boban au Milan AC

Pour avoir touché d’importantes sommes sur les transferts de Dejan Lovren et de Luka Modrić, ce « parrain du foot croate » a été condamné à six ans et demi de prison en juin 2018. « Je suis désolé pour Mamić », avait réagi Boban pendant l’enquête. « Je le connais depuis des années et c’est une tragédie pour lui. Ça pourrait être accepté si ça ne nous avait pas tant coûté mais c’est une honte pour notre football et la Croatie. » Encore une fois, l’ancien milieu s’est tenu à l’écart des tractations propres au football croate. « Il est bien à Milan », commente Dario Brentin. C’est d’ailleurs sa présence en Italie qui lui a permis d’être nommé à la FIFA aux côtés de Gianni Infantino.

Boban commence même à nuancer son rôle de héros croate. Dans une interview au quotidien Vecernji list, il explique que son coup de pied participait d’un « mouvement pour la liberté, contre l’oppression ». Loin de lui l’idée de s’opposer aux Serbes. « Je suis ne suis pas un symbole de résistance », lance-t-il même. Sur l’échiquier politique, l’homme est « modéré », juge Brentin. Le costume y est sans doute pour quelque chose.


Couverture : Boban en 1998.