Une monumentale verrière inonde d’une lumière céleste la salle de réception du siège de Huawei, à Shenzhen. L’épaisseur de sa moquette rouge à motifs pourrait amortir les pas d’un ours, mais c’est inutile. Ici, le silence est d’or et l’attention de chaque journaliste est dédiée tout entière à Ren Zhengfei, qui arbore désormais un visage aussi sombre que son veston.

Le PDG de Huawei est pourtant décidé. Sa mine dramatique s’éclaire de temps à autre face au carrousel de claviers qui prennent note du moindre de ses propos. Huawei est « entièrement préparé à un affrontement avec les États-Unis », annonce Zhengfei. Le géant chinois cherche à devenir un leader mondial de la tech, mais voilà que les Américains tentent de fausser la concurrence, dit-il en substance.

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C’est un décret présidentiel signé le 15 mai dernier par Donald Trump qui a déclenché l’organisation d’une conférence de presse de cette ampleur avec différents médias chinois. Le texte interdit aux entreprises américaines d’utiliser du matériel de télécommunications fabriqué par des groupes qui « présentent un risque pour la sécurité nationale ». Aucune entité n’est mentionnée. Mais sa publication est précédée de plusieurs mois d’escalades, pendant lesquels des poursuites ont été engagées contre la Chine et son géant des télécommunications, Huawei. Il n’y a donc pas de doute sur la cible.

Le département américain du Commerce a rapidement clarifié ce que tout le monde soupçonnait, ajoutant l’entreprise à sa liste noire des échanges le 16 mai. Les conséquences ne se sont pas faites attendre. La suspension des relations commerciales entre Google et Huawei, trois jours plus tard, est ainsi un nouveau coup dur pour le fabricant chinois. Elle douche par la même occasion les ambitions de Google de remettre les pieds en Chine. 

Chocs des titans

En interdisant aux mobiles Huawei d’utiliser son système d’exploitation Android le 19 mai, Google n’a fait que « se conformer au décret présidentiel et en examiner les conséquences ». Peu après l’annonce choc, l’entreprise a toutefois ajouté que les utilisateurs de Huawei recevraient des mises à jour pendant 90 jours, avant de ne plus pouvoir utiliser les services les plus populaires de Google, de YouTube à Google Play. Dans l’histoire, Huawei n’est pourtant qu’un dégât collatéral du bras de fer commercial qui fait rage entre la Chine et les États-Unis depuis plus d’un an.

Ces deux poids lourds de l’économie mondiale se rendent coup pour coup. De nombreux produits, comme l’acier ou les pièces détachées, font déjà les frais du conflit commercial. Le 10 mai dernier, les États-Unis ont augmenté de 10 à 25 % les droits de douane supplémentaires sur environ 5 700 produits, qui représentent 178 milliards d’euros de biens importés. La Chine a directement indiqué qu’elle allait prendre des contre-mesures nécessaires. Barthélémy Courmont, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques, ajoute toutefois que « le dialogue n’est pas rompu » entre les deux puissances.

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Après avoir imposé des taxes douanières, l’administration Trump s’est attaquée au secteur des télécoms. Depuis des mois, les autorités américaines accusent le fabriquant chinois de faciliter des opérations d’espionnage pour Pékin au travers de ses appareils, ce que Huawei a formellement démenti, affirmant que son travail était indépendant du gouvernement. Le 23 mai encore, Donald Trump décrivait le numéro 2 mondial des téléphones comme « très dangereux ».

Pour John Feffer, chercheur associé à l’Institute for Policy Studies (un think tank basé à Washington), n’importe quel pays peut essayer d’utiliser de telles technologies à des fins d’espionnage ; le programme américain PRISM et l’écoute de dirigeants comme Angela Merkel en est la preuve. « En revanche, le gouvernement américain n’a produit aucune preuve que Huawei a modifié son code ou son matériel pour permettre un tel espionnage », nuance-t-il. « Cela ne signifie pas qu’il ne pourrait pas le faire à l’avenir cependant. » Les craintes américaines ont finalement été cristallisées par le décret de Donald Trump, jusqu’à faire perdre à Huawei de nombreux partenaires dans le mobile, comme ARM, Microsoft et bien évidemment Google.

Ce dernier n’a jamais bien su sur quel pied danser avec la Chine. Bouté hors du pays en 2010, il n’a cessé de vouloir revenir dans la place, attiré par des perspectives alléchantes. La Chine est « un marché formidable et innovant », s’était exclamé le PDG de Google Sundar Pichai en octobre 2018. Elle comptait 772 millions d’internautes en 2018, ce qui en faisait le premier marché au monde sur Internet. En octobre 2018, Pichai réaffirmait son envie de revenir sur le territoire chinois, quitte à offrir un moteur de recherche adapté aux exigences de censure de Pékin : Dragonfly.

Arrivé en Chine en 2005, Dragonfly s’est instantanément heurté à un sérieux concurrent, son équivalent local Baidu, lancé cinq ans plus tôt comme une réponse à Google. Le pouvoir politique chinois a lui aussi été un adversaire de taille, dans son désir de mettre Google et les internautes au pas. Après avoir composé pendant quatre ans avec la censure chinoise, le géant de Mountain View a finalement jeté l’éponge en 2010, amoché par des cyberattaques massives et par la pression des autorités.

Google a essayé de revenir à plusieurs reprises sur le territoire, comme avec Google Play à partir de 2015. Sa dernière tentative d’incursion en date, avec Dragonfly, est très récente. Mais ce projet a entraîné un impressionnant mouvement de protestation dans les rangs de ses employés et d’ONG de défenses des droits humains comme Amnesty.

Sundar Pichai en Chine
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Très controversé, le moteur de recherche avait été prévu pour identifier et filtrer automatiquement les sites censurés par le gouvernement chinois. Il a finalement été annulé officiellement en décembre 2018, quelques mois seulement après la révélation de son développement. Inutile de dire qu’avec la suspension des relations commerciales avec Huawei, le marché chinois lui est désormais plus inaccessible que jamais.

La loi de la surenchère

Nul ne sait encore l’ampleur des conséquences de ce choc des titans entre Google et Huawei. Une chose est certaine, le constructeur chinois ne compte pas revoir ses ambitions à la baisse et cherche des alternatives. Le nouveau système d’exploitation sur lequel il travaille pour remplacer Android a même déjà un nom : HongMeng OS. De plus, pour compenser la perte de Play Store, l’entreprise est sur la piste de deux solutions, une portugaise (Aptoide) et une maison (AppGallery).

Comme l’entreprise réalise actuellement la moitié de ses ventes de mobiles à l’étranger, la mise au ban par Google pourrait bien l’affaiblir. Selon Patrick Moorhead, analyste chez Moor Insights & Strategy, il faudra en tout cas « une décennie à la Chine pour remplacer ses capacités », explique-t-il. Le groupe industriel montre pourtant une solide assurance. Il dispose de 90 jours pour s’organiser et, d’ici là, il va pouvoir utiliser une « licence générale temporaire » afin de mettre à jour ses smartphones. « La licence temporaire américaine de 90 jours n’a pas beaucoup d’impact sur nous », a déclaré Ren Zhengfei, laissant penser que le constructeur s’attendait à cette issue. « Nous sommes prêts. »

Résultat, « les relations entre la Chine et les États-Unis sont dans un état très périlleux », explique John Feffer, ajoutant que l’administration Trump est déterminée à rompre les liens économiques très étroits que les deux pays entretiennent depuis plusieurs décennies. La Chine, quant à elle, s’emploie à mettre en place ses propres structures parallèles de gouvernance économique internationale. Mais « la crise Huawei-Google ne fait que renforcer ce mouvement des deux parties chacune de son côté ».

Il y a en outre un sentiment anti-américain grandissant à Pékin. Pour preuve, la multiplication des appels au boycott d’Apple sur l’équivalent chinois de Twitte, Weibo, en réponse à la décision américaine. Selon Rod Hall, analyste chez Goldman Sachs, si rien ne laisse penser que la Chine suivra ce chemin, un bannissement des produits Apple en Chine ferait chuter de 29 % les bénéfices de l’entreprise.

Une rencontre est prévue au mois de juin entre Xi Jinping et Donald Trump pour tenter une nouvelle fois de trouver un accord. Ce dernier a par ailleurs déclaré qu’il était possible que Huawei y trouve son compte. « Si nous concluons un accord, j’imagine que Huawei y sera inclus sous une forme ou une partie de celui-ci », a-t-il déclaré le 23 mai. « La meilleure réponse à l’intimidation américaine est que les entreprises chinoises continuent de se renforcer », a déclaré Gao Feng, porte-parole du ministère du Commerce chinois.

Cette escalade pourrait ainsi continuer longtemps, chaque chef d’État ayant indiqué être prêt à s’engager pour une longue bataille. « Elle pourrait entraîner une crise majeure dans l’économie mondiale, ainsi qu’un manque de coopération sur les grands problèmes mondiaux auxquels la planète est confrontée », conclut Feffer. Tout pourrait dépendre de la parade que Pékin va choisir d’élaborer face à Google.


Couverture : Andrea Hanks/Maison Blanche