Autour de la table, la parole est à Michel Zlotowski. L’interprète aux fines lunettes ovales se calque avec application sur le débit de paroles qui coule de son casque. Les mains croisées sur la table, il jette de temps à autre un coup d’oeil à ses collègues attentifs·ves, armé·e·s des mêmes micros rouge vif. Sa voix profonde couvre presque une autre, anglophone, qui semble venir des tréfonds de la Terre.

« On ne veut pas que la France devienne comme ces pays que vous n’aimez pas », clame Edward Snowden avec véhémence depuis Moscou. Posée sur la table, une tablette suit sans trop de retard le ping-pong des questions. D’un doigt, le journaliste Nicolas Demorand la tourne tantôt vers lui, tantôt vers sa consoeur, Léa Salamé, révélant un Snowden en gilet de costume noir qui s’ouvre sur une chemise claire.

En pleine promotion internationale pour la sortie de ses mémoires, Mémoire vive, le 17 septembre dans une vingtaine de pays, c’est au micro de France Inter que Snowden a choisi de s’exprimer. Le lanceur d’alerte en a profité pour parler de son sort d’exilé depuis qu’il a révélé l’existence d’un système de surveillance mondiale mis en place par l’Agence nationale de la sécurité américaine (NSA). « Évidemment, j’aimerais beaucoup que M. Macron m’accorde le droit d’asile », ajoute-t-il en souriant.

Pour Me Gilles Piquois, avocat défendant depuis près de trente ans les demandeurs·euses d’asile, c’est d’une protection internationale dont Snowden a besoin. « Dans le cadre des mesures prises par les États-Unis, il est susceptible d’être fiché par Interpol ou par des organisations internationales chargées d’exécuter des mesures contraignantes », appuie Me Piquois. Si critique que soit la situation du lanceur d’alerte, à la présente requête par voie médiatique, la France a choisi de répondre par la négative.

Le lanceur d’alerte Edward Snowden
Crédits : Laura Poitras/Praxis Films

Coincé à Moscou

Après l’annonce de Snowden sur France Inter, plusieurs voix s’étaient élevées pour plaider en sa faveur. La ministre de la Justice, Nicole Belloubet ou encore l’eurodéputée Nathalie Loiseau ont estimé que le lanceur d’alerte méritait un sort plus clément après avoir rendu un fier service à tou·te·s les citoyen·ne·s du monde il y a six ans. 

Ces déclarations semblaient annoncer un climat plus ouvert à la discussion, mais la France a annoncé ne pas donner suite à cette requête. En effet, le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian (en charge de l’asile) a donné le ton le 19 septembre dernier, en déclarant que la France n’accorderait pas l’asile à Edward Snowden. Le lanceur d’alerte avait déjà formulé un tel souhait en 2013. « À ce moment-là, la France avait estimé que ce n’était pas opportun », a-t-il martelé. « Je ne vois pas aujourd’hui ce qui a changé ni d’un point de vue politique ni d’un point de vue juridique. » 

De fait, le Parlement européen a bien appelé en 2015 ses membres à laisser tomber toute poursuite contre Snowden et « à lui offrir une protection et à empêcher en conséquence son extradition ou sa restitution par une tierce partie » afin de reconnaître « son statut de lanceur d’alerte et de défenseur international des droits de l’homme ». Mais la situation n’a pas évolué d’un iota depuis lors.

Cela fait maintenant six ans que le lanceur d’alerte vit en Russie. Après le vol d’informations confidentielles, le 20 mai 2013, Snowden a quitté le sol hawaïen pour s’envoler vers Hong Kong afin de se cacher un temps. Rêvant de terres équatoriennes ou cubaines, il est reparti un mois plus tard par la voie des airs. Mais en transit vers l’Amérique du Sud, il s’est retrouvé coincé à Moscou, quand les autorités américaines ont révoqué son passeport. 

Cela fait maintenant six ans que Snowden vit malgré lui à Moscou
Crédits : Alexander Smagin

L’ancien analyste de la NSA a alors demandé l’asile dans 27 pays autour du globe, et la France, alors sous la présidence de François Hollande, faisait partie du lot. Par l’intermédiaire de son ambassade à Moscou, Snowden avait transmis sa requête à la France, sans toutefois déposer formellement une demande d’asile à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Il attendait de ces pays qu’ils montrent leur soutien aux lanceurs d’alerte et leur assurent une protection, mais le gouvernement français a repoussé sa demande. Face à « l’inactivité des gouvernements occidentaux », il n’a eu d’autre choix que d’accepter l’offre russe, sans se départir d’un certain agacement.

En janvier 2017, Snowden a vu son permis de séjour en Russie être prolongé jusqu’en 2020. Il a toutefois reconnu ne pas être certain que Vladimir Poutine renouvelle la protection qu’il lui a accordée. Prévoyant, le voilà donc qui se cherche des alternatives, profitant de la promotion de son livre pour relancer l’Allemagne et la France, même si, en théorie, introduire une telle demande est loin d’être un jeu d’enfants.

Manifestation en Allemagne le 30 août 2014 en soutien à Edward Snowden
Crédits : Markus Winkler

La Constitution à la rescousse

En 2013, le gouvernement français avait repoussé la requête de Snowden, alléguant qu’il n’était pas présent sur le territoire français. En effet, il s’agit là d’une condition sine qua non pour déposer un dossier auprès de l’Ofpra. En faisant appel à la convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, il aurait pu exposer les graves persécutions dont il pourrait faire l’objet aux États-Unis, et peut-être voir sa demande aboutir.

D’ailleurs, selon Gérard Sadik, responsable des questions d’asile pour La Cimade, association de soutien aux migrants, Snowden correspondrait « parfaitement dans les critères de réfugié au sens de la convention de 1951 ». Car tout ce qui concourt à la paix « relève bien de la convention de Genève », confirme Me Piquois avec force.

Le lanceur d’alerte rêve de pouvoir un jour rentrer chez lui et, sans pour autant demander un « passe-droit », il revendique son droit à un « procès juste ». Mais inculpé pour espionnage et vols de secrets d’État, il risque gros de l’autre côté de l’Atlantique. En l’état actuel des choses, étant actuellement en Russie et sans passeport, il faudrait donc qu’il réussisse à rejoindre la France sans se faire voir pour introduire une demande. « Mais cela s’annonce compliqué vu sa notoriété, et s’il se fait repérer en Pologne ou en Allemagne, il sera directement extradé vers les États-Unis », explique Gérard Sadik.

Vu les risques en présence, Snowden pourrait également invoquer le droit d’asile constitutionnel, une procédure de protection très peu accordée par l’Ofpra. Pour Catherine Teitgen-Colly, professeure à l’université Paris I et spécialiste du droit d’asile, Snowden devrait même opter pour cette solution. Inscrit dans la Constitution montagnarde de 1793, ce principe consistait en un droit d’asile automatique car « le peuple français donne asile aux étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté […] ». 

Aujourd’hui, ce principe a un peu évolué mais sa valeur constitutionnelle le place au-dessus des lois. Effectif depuis 1997, il indique que toute personne « persécutée en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République ». À la différence de l’asile conventionnel, celui-ci ne requiert pas la présence en France du·de la requéreur·euse.

Pour Teitgen-Colly, Snowden coche ainsi toutes les cases et, dans le cadre d’une affaire si médiatisée, il s’agirait d’une « occasion unique » pour la France de rappeler au monde qu’elle a un jour été considérée comme une terre d’asile de premier choix. Me Piquois n’hésite toutefois pas à parler de « véritable gadget », puisqu’à peine plus de 50 personnes ont trouvé refuge en France par ce biais depuis 1998.

« Protéger les lanceurs d’alerte, ça n’a rien d’hostile », affirme Snowden. « Accueillir quelqu’un comme moi ce n’est pas s’attaquer aux États-Unis. » Et pourtant, la perspective que la France lui accorde un visa diplomatique semble poser problème.

Cavalier seul

Le lanceur d’alerte est convaincu que la France et l’Allemagne se « cherchent des raisons pour [l]’empêcher de venir ». Pour Gérard Sadik, accepter la demande d’asile d’Edward Snowden signifierait d’abord pour la France des tensions avec les États-Unis. « Au-delà des problèmes diplomatiques, la CIA est implantée en France », décrit Sadik. « Le pays devrait alors assurer la protection d’Edward Snowden, possiblement contre les services américains, ce qui encore une fois diplomatiquement n’est pas l’idéal. »

Si Nathalie Loiseau a eu tôt fait de rappeler que l’Ofpra était « une agence totalement indépendante » dans sa façon d’évaluer ses dossiers, cette indépendance est toutefois questionnée vu la sensibilité de celui d’Edward Snowden. « On aimerait bien que l’indépendance sur le papier de ses administration soit effective », acquiesce Me Piquois. Sadik ajoute que Snowden ayant des renseignements sur la France, il pourrait « devenir un réfugié très embarrassant pour le pays, et pas seulement vis-à-vis des Américains. »

D’un autre côté, la France est peut-être loin d’être une terre promise pour le lanceur d’alerte. Selon l’expert des technologies de la communication et auteur du livre L’affaire Snowden: Comment les États-Unis espionnent le monde Antoine Lefébure, la France serait sans doute prête à accueillir Snowden, mais se pose avant tout un « problème de sécurité » que ce dernier sous-estime. Lefébure tient pour preuve les tragiques événements du Bataclan et de Charlie Hebdo, affirmant ainsi ses doutes concernant la sécurité de l’Américain dans l’Hexagone. Il soutient qu’ « énormément de gens veulent sa peau dans l’appareil militaro-industriel » américain, disposés coûte que coûte à en « faire un exemple ».

Quoiqu’il en soit, pour Me Piquois, accepter cette demande d’asile n’engendrerait pourtant aucun problème. « Éventuellement juridique, pendant le temps de l’examen de sa demande d’asile, car on devrait lui permettre de ne pas être remis aux autorités qui le réclament », nuance-t-il. « Mais c’est valable pour tout le monde! »

L’avocat parisien n’hésite pas à parler d’hypocrisie de la part des autorités françaises. « Il faut lui permettre de pouvoir entrer sur notre territoire pour pouvoir soumettre sa demande aux instances de la République, ce en quoi le ministre de l’Intérieur et le ministre des Affaires étrangères sont tout à fait compétents », explique l’avocat pour qui la situation est incompréhensible. Il soutient que Snowden « ne représente pas un danger pour la nation » et que « si on veut vraiment l’aider à venir en France, c’est à notre portée ».

L’avenir du lanceur d’alerte est donc incertain. Alors qu’il donne l’impression de faire cavalier seul, Snowden déplore « que le seul endroit où un lanceur d’alerte américain a la possibilité de parler » n’est autre que la Russie, qu’il rêve de quitter.


Couverture : Snowden