Panique à Hanoï

Au printemps 2014, les organes de presse du gouvernement vietnamien ont révélé que des dizaines d’enfants étaient morts dans les hôpitaux de Hanoï, la capitale du pays. Ils présentaient des éruptions cutanées et de fortes fièvres. Les médecins ont affirmé que la cause des décès était la rougeole – son épidémie la plus dévastatrice de l’histoire du Viêt Nam.

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Crédits : UN

Les parents des victimes se sont immédiatement tournés vers Facebook pour partager leur douleur et leur indignation. Ils ont été imités par leurs amis et leurs voisins, qui s’inquiétaient de savoir comment l’épidémie se propageait et s’il était possible de conduire sans risque ses enfants à l’hôpital. Les autorités ont fait circuler des informations à propos de l’épidémie au moyen de brochures, d’annonces diffusées dans le réseau de haut-parleurs du pays et de mises à jour régulières sur le site du ministère de la Santé. « Il y avait tant d’informations en ligne que les gens ont commencé à paniquer », se souvient une infirmière travaillant dans un hôpital de Hanoï, qui a demandé à rester anonyme pour pouvoir parler sans détours. Auparavant, le Viêt Nam avait su répondre efficacement à de nombreuses catastrophes naturelles ainsi qu’à des urgences sanitaires. Durant une épidémie de grippe aviaire en 2005, le ministre de l’Agriculture est allé jusqu’à manger du poulet en direct à la télévision pour apaiser les peurs de la population. Mais lorsque le scandale de la rougeole a éclaté en 2014, le Vietnam comptait des millions d’utilisateurs de Facebook.

Quelques années plus tôt, il n’y en avait pratiquement pas. Le gouvernement était incapable de calmer l’emballement, alimenté par la peur et la colère, qui soulevait la nation sur le réseau social, qu’il bloque pourtant sporadiquement. La plupart des critiques visaient la ministre de la Santé, Nguyen Thi Kim Tien, qui refusait de qualifier les morts d’ « épidémie » alors que le bilan des enfants victimes de la maladie approchait 130. Avant cette crise, le ministère de la Santé était déjà en porte-à-faux suite à une série d’autres scandales ayant touché les hôpitaux publics. Des diagnostics erronés, des vaccinations défectueuses et des cas de corruption étaient en cause. Ainsi, lorsque Tien a déclaré que seuls 25 décès étaient directement imputables à la rougeole – au contraire de ce qu’affirmaient certains médecins de Hanoï –, de nombreux citoyens vietnamiens ont perçu ses déclarations comme une tentative pure et simple de cacher la réalité. « Ils ont vu beaucoup de gens mourir », se souvient Dinh Duc Hoang, journaliste pour  VnExpress, un média vietnamien en ligne. Des représentants du ministère ont expliqué publiquement le raisonnement épidémiologique qui sous-tendait le fait de ne pas employer le mot « épidémie ». « Mais pas assez, surtout sur les réseaux sociaux », dit Hoang. « Les gens ne comprenaient pas et ils ont pensé que la ministre cherchait à étouffer l’affaire. »

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L’épidémie de rougeole au Viêt Nam
Crédits : UN

Depuis le début du siècle, l’essor des moteurs de recherche et des plateformes sociales permet aux gens du monde entier d’accéder à l’information lors des crises sanitaires. Ce changement a été particulièrement profond dans la région de l’Asie-Pacifique, carrefour mondial des utilisateurs d’Internet, du commerce de smartphones et des épidémies de maladies infectieuses. Ce nouveau contexte représente un mélange d’opportunités et de défis pour les instances de santé publique. D’un côté, un engagement accru des citoyens durant une crise sanitaire peut permettre aux responsables d’être plus proches de la population.

Mais chaque nouvelle plateforme en ligne est aussi un moyen de propager critiques et désinformation. Le boom des réseaux sociaux complique la tâche des gouvernements qui veulent « contrôler le flux d’information, dont la fiabilité est aléatoire », explique Crawford Kilian, un journaliste basé à Vancouver qui couvre les affaires de santé publique. Les responsables sont de plus en plus conscients du fait que les rumeurs sur Internet et les critiques faites du gouvernement durant une crise sanitaire sont susceptibles d’alimenter la panique générale. Elles peuvent aussi entacher leur crédibilité et ébranler la confiance de la population envers les systèmes mis en place pour combattre la maladie. Certains d’entre eux tentent d’abolir ce gouffre numérique en s’adressant aux citoyens et en répondant aux critiques sur les réseaux sociaux. Durant la crise de la rougeole au Viêt Nam, de hauts fonctionnaires du ministère ont demandé à Hoang et huit autres journalistes renommés du pays de les aider à redorer l’image de la ministre de la Santé sur les réseaux sociaux et de partager des communiqués officiels en cas de crise sanitaire. « Grâce à mon travail, je suis connu au Viêt Nam et j’ai beaucoup de célébrités dans mes relations », explique Hoang. « Je peux les contacter pour qu’ils relaient des informations fiables. » Le principe – aider le ministère à distribuer une information « exacte » sur les réseaux sociaux – était assez simple. Mais est-il normal qu’un groupe de journalistes et de célébrités aident un gouvernement à restaurer la confiance des citoyens dans leur appareil sanitaire ? Et pourquoi le ministère avait-il besoin de leur aide pour cela ?

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Crédits : UN

SRAS

Les réseaux sociaux ne sont que le dernier « disrupteur » numérique en date à chambouler le débat public autour des crises sanitaires. Le premier était Internet lui-même. Et la première crise sanitaire majeure dans laquelle Internet a joué un rôle décisif a été l’épidémie de syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), la première pandémie de grippe du XXIe siècle. Le SRAS est apparu dans le sud de la Chine en 2002 et a engendré une crise internationale en février 2003, après qu’un professeur de médecine de 64 ans, originaire de la ville chinoise de Canton, s’est rendu dans un hôpital de Hong Kong pour une insuffisance respiratoire. Un visiteur séjournant dans le même hôtel a involontairement infecté plus d’une centaine de membres du corps médical d’un deuxième hôpital de Hong Kong, et six autres ont sans le savoir répandu le SRAS au Viêt Nam, à Singapour et au Canada. Ce n’était que la première phase d’une épidémie qui se répandrait dans plus d’une vingtaine de pays, infectant 8 098 personnes et faisant 774 morts. Quelques mois après la première infection de SRAS, des centaines de milliers de recherches pour « SRAS » sont apparues sur une nouvelle plateforme en ligne nommée Google. Baidu, un moteur de recherche chinois populaire, a également confirmé que « SRAS » était le mot le plus recherché sur sa plateforme durant l’épidémie. Les deux sites ont permis à des gens ordinaires en Chine et ailleurs de trouver instantanément des informations sur la maladie, plutôt que d’attendre celles du journal local ou d’un présentateur télé.

L’OMS a déclaré qu’il s’agissait d’une crise sanitaire d’envergure internationale.

« À l’époque, c’était le Web 1.0. Les gens allaient sur un site uniquement pour accéder à de l’information, il n’y avait aucune forme de participation », explique Randall N. Hyer, un spécialiste en gestion de risques qui a travaillé au sein d’une équipe de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) durant la crise du SRAS. Mais toutes les informations accessibles à partir des moteurs de recherche n’étaient pas exactes, et les fausses rumeurs sont rapidement devenues virales – plus que le virus lui-même. L’une des plus dévastatrices provenait d’une source improbable : un garçon de 14 ans basé à Hong Kong, qui a annoncé sur la Toile que la ville serait bientôt mise en quarantaine et qualifiée de « port infecté ». Son canular a attiré l’attention car il ressemblait au site d’un journal local. Il a déclenché une frénésie de ravitaillement dans les magasins, qui a alimenté un peu plus la rumeur selon laquelle Hong Kong était en état de siège. D’après At the Epicentre, un livre coécrit en 2004 par Christine Loh (qui est aujourd’hui la sous-secrétaire à l’environnement de Hong Kong), il régnait une atmosphère « sinistre » dans la ville. C’était en partie dû à la confusion générale vis-à-vis de la façon dont la maladie se répandait. Le livre raconte que même le désaveu public de la blague de l’adolescent par le directeur de la Santé de Hong Kong n’a pas réussi à dissiper la peur. Mais Internet n’a pas eu qu’une mauvaise influence durant la crise du SRAS. Tandis que les cas d’infections se multipliaient à Hong Kong, un groupe de résidents a créé un site participatif, sosick.org, tenant à jour une liste d’immeubles abritant ou suspectés d’abriter des cas de SRAS. Deux semaines après que le site est apparu en ligne, le gouvernement a commencé à reprendre leurs informations sur son site officiel.

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L’épidémie de SARS dans le métro HK
Crédits : The Star Online

« Internet a été un outil précieux pour les citoyens inquiets, qu’ils pouvaient utiliser pour contourner la confidentialité excessive du gouvernement », écrivaient Loh et sa coauteure. Gabriel Leung, l’ancien sous-secrétaire de Hong Kong à l’alimentation et la santé, raconte que l’expérience du SRAS a aidé à convaincre les autorités hongkongaises de la nécessité de se montrer transparents avec la population à mesure qu’une épidémie se développe. Et avant que l’apparition d’un site comme sosick.org n’entache la crédibilité du gouvernement. Il a mis la leçon en pratique dès la crise sanitaire suivante : l’épidémie H1N1, un virus respiratoire mortel aussi connu sous le nom de grippe porcine. La grippe porcine a été découverte en avril 2009 aux États-Unis, et jusqu’alors elle n’avait jamais contaminé d’êtres humains. Mais alors que le virus H1N1 se répandait rapidement au Canada et au Mexique, l’OMS a déclaré qu’il s’agissait d’une crise sanitaire d’envergure internationale. Les instances de la santé publique de tous les continents se sont préparés à son arrivée.

Elle a frappé Hong Kong en mai 2009, quand un touriste mexicain de 25 ans a ressenti les symptômes de la grippe porcine à son hôtel. En l’espace de quelques heures, les autorités compétentes avaient mis en quarantaine tous les clients de l’hôtel et envoyé Leung sur les chaînes de télévision pour expliquer le motif de cette décision, qui plongerait à coup sûr les Hongkongais dans une profonde anxiété. Les rumeurs sur la maladie ont proliféré sur Internet, mais Leung affirme qu’il avait la plupart du temps un coup d’avance sur elles. En effet, il expliquait ce qu’il savait et ne savait pas de la maladie lors de conférences de presse quotidiennes. Il promettait de revenir tous les après-midis à la même heure aussi longtemps que les journalistes auraient des questions à lui poser. « Tant que vous tenez vos promesses, les gens ne sont pas sensibles, ou du moins pas autant, à la rumeur. Car ils savent qu’ils n’ont que 24 heures à attendre avant de recevoir de nouvelles informations », dit-il.

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Crédits : UN

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Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Going viral », paru dans Mosaic. Couverture : L’épidémie de MERS en Corée du Sud. (Reuters/Mosaic)