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La lettre

Au début des années 2000, une conférence de presse quotidienne pouvait suffire à contenir les fausses rumeurs et la désinformation pendant une crise sanitaire. Mais aujourd’hui, alors que sur les réseaux sociaux, des buzz deviennent viraux toutes les cinq minutes, un cycle d’information de 24 heures peut sembler une éternité. Sans compter que ces plateformes peuvent aussi mettre à mal les versions officielles du ministère de la Santé. « Les rumeurs iront toujours bon train… les réseaux sociaux ne font qu’amplifier le phénomène », dit Leung, aujourd’hui doyen de médecine à l’École de santé publique de l’université de Hong Kong. « Ils ne sont pas uniquement néfastes, mais ils vont vite, c’est une véritable furie. »

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Un patient traité pour le virus H1N1
Crédits : TuoiTreNews

La grippe porcine, qui a tué entre 150 000 et 575 000 personnes, a été la première pandémie mondiale de l’ère du Web 2.0, une époque définie par le caractère participatif d’Internet et des réseaux sociaux. Depuis, l’hégémonie des réseaux sociaux n’a fait que s’affirmer, ce qui a intensifié le besoin des responsables d’élaborer des réponses adaptées aux crises sanitaires. Le challenge est particulièrement frappant dans des pays comme le Viêt Nam, où des millions de personnes affluent sur Facebook et Twitter pour la première fois, alors que les autorités sanitaires commencent à peine à se déployer en ligne. Au début des années 2000, la plupart des Vietnamiens s’informaient sur les crises sanitaires par les journaux contrôlés par l’État, la télévision ou via le réseau national de haut-parleurs qui diffusent quotidiennement des actualités choisies par le gouvernement dans la plupart des villes et des villages.

De nos jours, ces canaux existent encore et le gouvernement en fait activement la promotion. La différence est que de nombreux Vietnamiens urbains préfèrent s’informer sur des blogs de santé ou des pages Facebook. C’est à peine s’ils consultent les canaux officiels. Ce nouvel environnement est à la fois libérateur et effrayant pour les Vietnamiens. « Il y a dix ans, le Viêt Nam était un pays très pauvre », dit Nguyen Dieu Huong, administrateur de l’enseignement supérieur à Hanoï et membre de la classe moyenne émergente du Viêt Nam. « Nous n’avions pas Internet, ni aucun moyen d’informer rapidement les gens sur les épidémies. Du coup, ils ne s’en inquiétaient pas tellement. Au contraire d’aujourd’hui. » Durant l’épidémie de rougeole de 2014, l’anxiété générale a donné naissance à une campagne Facebook appelée « Démissionnez, Mme la ministre de la Santé ! » qui a totalisé plus de 100 000 likes – une rare manifestation de mécontentement dans un État à parti unique qui emprisonne les dissidents politiques. Des milliers d’autres Vietnamiens ont pris part à des discussions sur Facebook et Webtretho, un forum populaire dédié aux parents. Entre autres questions, ils se demandaient si emmener ses enfants dans un service pédiatrique à l’hôpital pour les faire vacciner ne comportait pas plus de risques que de rester chez soi. « Nous avions aussi peur de faire vacciner nos enfants que de ne pas les faire vacciner. En bref, on avait peur de tout », se souvient Thai Lan Anh, une professeure de yoga de Hanoï qui a participé à ces fils de discussions.

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La ministre de la Santé vietnamienne
Crédits : TinMoi

Lan Anh raconte que son premier enfant, qui est né en 2011, avait déjà été entièrement vacciné au moment où la crise est survenue. Mais elle a décidé de ne pas faire vacciner le deuxième, né en 2014, par excès de prudence. Elle ne l’a toujours pas fait. « Je ne pense pas que le ministère de la Santé ait été totalement honnête à propos des risques de maladies et des vaccinations », dit-elle en sirotant un jus de fruits dans un café de Hanoï. « Je ne crois pas tout ce qu’ils disent. » Même avant l’épidémie de rougeole, la ministre de la Santé Nguyen Thi Kim Tien faisait partie des hauts fonctionnaires du Viêt Nam les plus critiquées. Le fait qu’On se revoit à la fin de l’année, une satire télévisée extrêmement populaire qui a lieu une fois par an, mette tant l’accent sur le système de santé en témoignait. Dans un sketch de 2013, un patient se rendait dans un hôpital vietnamien pour subir une opération du rein : le médecin finissait par lui retirer le mauvais organe.

Un an plus tard, un sketch montrait une ministre de la Santé – une caricature de Tien – placée sur une machine qui testait son intégrité éthique. Elle échouait misérablement aux tests. C’est dans ce contexte que le ministère de la Santé a discrètement contacté Hoang et d’autres journalistes en 2014 afin d’améliorer l’image de la ministre et sa présence sur les réseaux sociaux, d’après Hoang. (Un porte-parole du ministère que j’ai réussi à joindre par téléphone a demandé à ce que je lui envoie des questions par mail mais n’a jamais répondu.) Hoang, dont la mère est médecin, a eu le sentiment de faire son devoir. qevqv« Madame Tien voulait façonner une image des médecins et d’elle-même plus amicale et proche des citoyens », dit-il en parlant de ses premiers échanges avec la ministre. Selon Hoang, Tien était en train de créer une page Facebook et elle a demandé aux journalistes s’ils accepteraient d’écrire certains posts pour elle. Ils ont refusé car ils étaient trop occupés, mais une fausse rumeur disant qu’Ebola avait touché le Viêt Nam a commencé à circuler sur Facebook. Ils ont alors accepté d’aider à étancher le flot de désinformation en utilisant leurs pages Facebook pour relayer les actualités du ministère sur Ebola. Hoang raconte qu’il a aussi personnellement aidé la ministre à améliorer son image en ligne. Il lui a tout d’abord conseillé d’ajouter une photo d’elle plus sympathique sur sa page Facebook, avant de lui recommander d’interagir davantage avec les citoyens. Il a saisi l’opportunité quand une patiente vietnamienne atteinte du cancer a écrit à un journal local pour se plaindre du fait qu’un programme de protection sociale était coupé, menaçant de les priver, elle et d’autres patients, des soins qui les maintenaient en vie. Hoang a transmis la lettre de la patiente à la ministre, qui a écrit une réponse pleine d’empathie. Elle lui a expliqué la politique d’aides sociales du ministère dans un langage compréhensible. Hoang a ensuite publié l’échange sur le site de VnExpress et sur son compte Facebook, qui est suivi par plus de 30 000 personnes. L’effet qu’a eu cette intervention n’est pas clair. « J’ai fait de leurs échanges une campagne de sensibilisation au cancer et une tentative d’améliorer l’image de la ministre », dit-il. « La campagne a aidé les gens à comprendre la loi, mais je ne peux pas dire si cela a fait du bien à son image. »

Google contre la grippe

Le problème de savoir comment utiliser les réseaux sociaux efficacement pour les questions de santé publique s’étend bien au-delà du Viêt Nam. Une étude attentive des tendances des réseaux sociaux liées aux questions de santé pourraient aider les scientifiques et les autorités de la santé à mieux comprendre la transmission d’une maladie d’une personne à l’autre. Cela s’explique en partie car les réseaux sociaux sont généralement « hautement contextuels et hyperlocalisés », dit Marcel Salathé, chercheur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, en Suisse, et spécialiste d’un domaine scientifique émergent, l’ « épidémiologie numérique ». Mais pour le moment, dit-il, ils essaient encore de comprendre à quel point les discussions sur les réseaux sociaux à propos de problèmes de santé reflètent précisément ou non les tendances épidémiologiques.

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Une page de GFT

« Il y a eu quelques succès, mais beaucoup d’échecs », dit Isaac Chun-Hai Fung, épidémiologiste numérique à l’université de Géorgie du Sud, aux États-Unis. Une modeste expérience d’épidémiologie numérique a eu lieu chez Google en 2008, quand leurs ingénieurs ont lancé l’outil de prévision de maladie Google Flu Trends (GFT). L’entreprise voulait analyser les recherches Google mentionnant certains symptômes. Ils espéraient pouvoir transformer ces données en estimation précise des épidémies de grippe et de dengue à venir, deux semaines avant les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) – le mètre étalon de la recherche épidémiologique. Ça n’est jamais arrivé. En 2009, quand la panique s’est répandue autour du globe durant l’épidémie de grippe porcine, GFT a sous-estimé l’impact de l’épidémie. L’une des causes potentielles de l’erreur, d’après une étude parue dans le journal académique PLUS ONE, était que la pandémie était survenue durant l’été plutôt que l’hiver, la saison traditionnelle de la grippe. Google a haussé les épaules en disant qu’il s’agissait d’un bug qu’ils corrigeraient sans mal. Mais au cours d’une épidémie de grippe en décembre 2012, l’estimation de GFT du pourcentage d’Américains ayant contracté une maladie proche de la grippe était de plus de 10 %. Une « surestimation drastique », d’après le journal Nature. Les données des CDC donnaient un chiffre autour de 6 %. Les experts ont conclu que les algorithmes de recherche n’étaient pas encore fiables pour remplacer les observations traditionnelles des CDC. GFT a été discrètement mis de côté en 2014 et Google a affirmé qu’on était encore à une époque prématurée pour les applications suivant la propagation des maladies infectieuses.

Séoul est devenue le point zéro de la plus grande épidémie de syndrome respiratoire du Moyen-Orient.

D’autres projets ont repris les choses où GFT les avait laissées, avec un certain succès. Des modèles se basant sur des données de recherche Google récoltées 2005 et 2010 en Thaïlande ont été capables d’estimer de façon « convenable » les tendances du paludisme dans le pays en 2013. Une autre étude parue cette année-là raconte qu’un algorithme bâti pour suivre les tendances de santé sur Baidu, le premier moteur de recherche chinois, a prédit avec succès les contours des infections grippales saisonnières sur une période de huit mois. Mais « les réseaux sociaux sont un phénomène relativement nouveau dans l’histoire de l’humanité », dit Fung. « Il y a encore beaucoup d’inconnues à leur sujet, qu’il s’agisse de savoir si nous sommes capables d’inventer un algorithme capable de faire de meilleures estimations ou de comprendre ce que les gens disent réellement à travers ces recherches. »

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Malgré tout, les instances de la santé publique utilisent les réseaux sociaux de façon à tenir les citoyens informés sur les crises sanitaires en temps réel et à faire reculer la désinformation. Tout cela sans donner l’impression de réduire les critiques au silence et risquer de perdre la confiance des citoyens. Cet équilibre est difficile à trouver, même dans un pays riche avec énormément de smartphones et l’Internet le plus rapide du monde. On l’a vu au printemps 2015, quand la capitale sud-coréenne, Séoul, est devenue le point zéro de la plus grande épidémie de syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) à l’extérieur du Moyen-Orient. Le MERS, qui a été découvert en 2012 en Arabie saoudite, a semé la panique partout où il est passé, car il tue 30 à 40 % de ses victimes. À cause du fait que les mécanismes internes de la maladie sont encore très mal compris, il peut être difficile de le détecter si un docteur ne le cherche pas d’emblée.

TOPSHOTS This handout photo taken on June 6, 2015 in Seoul and released by wedding planner 'Sewing for the Soil' shows a young South Korean couple (C) and dozens of guests standing together for a group photo -- almost all of their faces shielded by white masks. The young South Korean couple became an unexpected symbol of the MERS health scare sweeping the nation after a different photo of the same group showing the couple and guests jokingly posed wearing surgical masks went viral. AFP PHOTO / Sewing for the Soil ----- EDITORS NOTE ----- RESTRICTED TO EDITORIAL USE MANDATORY CREDIT "AFP PHOTO / Sewing For The Soil" NO MARKETING - NO ADVERTISING CAMPAIGNS - DISTRIBUTED AS A SERVICE TO CLIENTS - NO ARCHIVESSewing For The Soil/AFP/Getty Images

Un mariage coréen pendant l’épidémie
Crédits : Sewing for the Soil

Le premier patient de Corée du Sud n’avait pas été diagnostiqué avant de se rendre au Centre médical Samsung de Séoul, neuf jours après avoir montré les premiers signes d’infection et s’être rendu dans plusieurs autres hôpitaux. Les choses ont mal tourné. Mais pendant plus de deux semaines après que le premier cas de MERS a été détecté, le gouvernement a refusé de publier les noms des hôpitaux touchés par la maladie – tout comme celui de Hong Kong avait refusé de publier des informations à propos des infections SRAS en 2003. Tandis que les responsables gagnaient du temps, l’épidémie se répandait dans d’autres hôpitaux. On a assisté à une éruption de critiques sur les réseaux sociaux coréens et le 4 juin, un journaliste local a publié la liste des hôpitaux touchés sur Pressian.com, un portail d’actualité en ligne. Le gouvernement, cherchant à sauver les meubles, a suivi rapidement, et un responsable du centre Samsung a plus tard présenté ses excuses pour la façon dont l’hôpital avait géré la crise. Mais la crédibilité du gouvernement et de l’hôpital était d’ores et déjà ternie. Le fait que Pressian.com ait publié la liste des hôpitaux le même jour n’a pas aidé, tout comme le fait que les centres de contrôle des maladies de Corée du Sud aient rendu leur compte Twitter privé. Cela a déclenché une vive réaction au sein de la communauté scientifique et alimenté la spéculation que le gouvernement avait quelque chose à cacher – quand bien même ce n’était pas le cas.

A railway worker wearing protective clothing to ward off the SARS virus controls a line of travelers as they wait to enter Beijing's West Railway Station Tuesday in 2003.

L’épidémie de SARS en Chine, en 2003
Crédits : DR

La source

Je me suis rendu à Séoul durant la crise et la ville n’avait pas l’air paniquée. Peut-être que les signes les plus visibles du virus MERS, du moins pour un étranger ne parlant pas la langue, étaient les affiches du ministère sur lesquelles figuraient des chameaux – les animaux à l’origine de la maladie. Ils étaient affichés à l’aéroport Incheon de Séoul. Les chameaux n’avaient pas l’air très effrayants. Mais dans les rues et les métros, beaucoup de gens portaient des masques, reflétant le malaise général de la population à propos du virus, qui s’exprimait si clairement sur les réseaux sociaux. Durant toute une semaine, j’ai interrogé des journalistes sud-coréens à propos du problème du MERS, et beaucoup d’entre eux se sont montrés critiques envers la réponse que le gouvernement a opposé à l’épidémie. Ils étaient d’avis qu’ils auraient dû publier les noms des hôpitaux touchés plus rapidement. Lee Won-jae, un jeune lycéen, était du même avis. « Il s’est passé du temps » depuis la première infection de MERS, m’a dit Lee à quelques rues du Centre médical Samsung dans la banlieue de Séoul. C’était le 12 juin, alors que le silence du gouvernement se faisait pesant. « Les choses devraient être sous contrôle à présent, mais rien n’a été fait. »

À l’époque, le président Park Geun-hye était encore en voie de guérison suite à un accident de ferry qui avait eu lieu en avril 2014 et au cours duquel 304 Sud-Coréens – la plupart de jeunes étudiants – étaient morts. Les opérations de sauvetage du gouvernement avaient essuyé de nombreuses critiques. À cause du scandale du MERS, « on fait moins confiance au gouvernement qu’avant », dit Lee. hjtskydudtuoQuelques mois plus tard, alors que l’épidémie diminuait, une équipe de chercheurs de Hong Kong et des États-Unis ont publié un briefing à ce sujet dans une revue spécialisée. Ils concluaient que la réponse du gouvernement sud-coréen à l’épidémie rappelait celle de la Chine au SRAS en 2003. Gabriel Leung, l’ancien haut fonctionnaire de Hong Kong, est d’accord. D’après lui, il y a une leçon à en tirer : avoir une économie prospère ne prépare pas nécessairement les responsables de la santé publique à faire face sans heurts à une épidémie du XXIe siècle, en temps réel et d’une façon qui n’entache pas la crédibilité du gouvernement. « Malgré la richesse, malgré les excellents soins médicaux, il y a des leçons que les sociétés ne peuvent tirer que de l’expérience », dit-il de la crise MERS.

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Au Viêt Nam, une autre crise sanitaire a eu lieu au printemps dernier. L’OMS a rapporté qu’un touriste australien avait été diagnostiqué du virus Zika après avoir passé des vacances dans le pays. Quand la rumeur a commencé à prendre de l’ampleur sur Facebook, le chef de l’information du ministère de la Santé, Nguyen Dinh Anh, a commencé à poster des articles internationaux sur sa page Facebook en expliquant ce que le Viêt Nam faisait pour éviter une possible épidémie. Hoang, de VnExpress, est d’avis que la page Facebook de la ministre de la Santé est encore relativement clairsemée et qu’elle devrait être mise à jour et prise en charge par un professionnel. Mais il ajoute que la réaction du chef de l’information à Zika semble montrer que le ministère a compris l’importance de se montrer transparent à propos des risques de santé publique et de s’adresser aux citoyens vietnamiens sur les réseaux sociaux. qhqth Cette fois-ci, « ils postent de leur propre chef, sans notre aide », raconte Hoang en tirant sur sa cigarette dans un café de Hanoï. « Ils n’auront pas le type de crise qu’ils ont eu avec l’épidémie de rougeole. » En définitive, conclue-t-il, c’est difficile – sinon impossible – pour le ministère de la Santé d’obtenir la confiance totale des citoyens, pour la simple raison que la bureaucratie vietnamienne est notoirement corrompue. Mais il dit aussi que le ministère pourrait peut-être travailler à devenir une source plus fiable d’informations lors des crises sanitaires futures. « Les gens en ont besoin malgré tout, c’est la seule source que nous avons. »


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Going viral », paru dans Mosaic. Couverture : L’épidémie de MERS en Corée du Sud. (Reuters/Mosaic)