Sortie de route

Sur le parking d’une discothèque de Lantana, une ville côtière de Floride située en face de South Palm Beach, les phares d’une Saturn blanche s’allument au milieu des néons. Les cheveux en pagaille et les yeux rouges, William Earl Moldt rentre chez lui. Il est 23 heures ce 7 novembre 1997 et l’homme de 40 ans a promis à sa petite amie qu’il ne tarderait pas. Elle l’attend toujours. Dans la nuit, la voiture et son conducteur disparaissent purement et simplement. Pendant plus de deux décennies ils restent introuvables.

Puis, le 28 août 2019, un ancien habitant du quartier de Grand Isles, à Wellington, repère une tâche blanche dans un étang en survolant la zone avec Google Earth. Il prévient alors celui qui vit près du point d’eau. Sur place, ce Barry Fay ne voit rien. Une équipe de recherche envoyée quelques heures plus tard découvre finalement une carcasse immergée. C’est une Saturn blanche. À l’intérieur, il y a le squelette de William Earl Moldt.

D’après les premiers éléments de l’enquête rapportés par la BBC, il a perdu le contrôle de son véhicule pour une raison indéterminée avant de finir dans l’étang. « Le véhicule était visible sur les photos satellites de Google Earth depuis 2007, mais n’avait apparemment jamais été remarqué avant 2019 », rapporte le site Charley Project, une base de donnée sur les affaires non résolues aux États-Unis.

Crédits : Google Maps

Pour la police, la vision de surplomb offerte par Google Maps et Google Earth peut jouer un rôle décisif. L’un est un système de cartographies détaillé et l’autre contient des données 3D extrêmement précises, permettant d’explorer les rues de n’importe quelle ville dans le monde. Dans les deux cas, l’historique de localisation des utilisateurs est conservée bien précieusement dans la gigantesque base de données Sensorvault.

Si les autorités le demandent, Google se retrouve dans l’obligation de la leur fournir, ce qui soulève de nombreuses questions. La protection de la vie privée s’en trouve-t-elle rayée de la carte ? Et un gouvernement autoritaire peut-il se servir de la technologie ? Comme la Saturn blanche de William Earl Moldt, ces risques ont mis du temps à émerger. Car ce sont surtout les vertus de Google Earth qui sont apparus à mesure que la police s’en emparait.

Ce n’est pas la première fois qu’un outil du géant Google aide les autorités à résoudre une enquête. En 2008, un garçon de 14 ans se baladait à vélo dans le centre de Groningen, aux Pays-Bas, quand deux hommes l’ont pris en embuscade. Ils lui ont dérobé son téléphone portable, son vélo et tout l’argent liquide qu’il possédait. Six mois plus tard, l’adolescent a inspecté le lieu exact de son agression sur Google Street View et a découvert les images des instants précédant l’incident. On pouvait même voir les ravisseurs, bien que leurs visages étaient floutés.

Les autorités en charge de l’enquête ont immédiatement demandé à Google de leur donner accès aux photos originales. Elles les ont obtenu, peu importe que « les personnes identifiées so[ient] en droit de savoir que leur image sera utilisée », informe Arnaud Dimeglio, avocat spécialisé en droit des nouvelles technologies et de l’informatique. Lors d’investigations, ce principe est souvent foulé aux pieds.

 À Oklahoma City, deux cambrioleurs ont été démasqués en 2011, encore une fois grâce à Google Street View. Ils s’étaient enfui après avoir fait irruption au domicile d’une femme et l’avoir séquestrée. La police n’avait aucune piste jusqu’en 2014. Cette année-là, un ami de la victime examinait la maison sur Google Street View lorsqu’il a aperçu deux hommes juste devant la porte d’entrée qui correspondaient à la description des malfaiteurs. 

Si cette méthode permet de résoudre des crimes, elle est aussi très utile pour les délits. En 2009, une énorme plantation de cannabis a été repérée par Google Earth au milieu d’un champs de maïs suisse. Cette découverte surprenante a permis l’arrestation de 16 personnes et la saisie de plus d’une tonne de marijuana. Un an plus tard, trois dealers d’héroïne ont été surpris en train de jeter de la drogue au coin d’une rue de Brooklyn, à New York… pile au moment où un véhicule de Google Street View passait pour prendre des photos. Shaundell Dade, Jamel Pringle et Jonathan Paulino ont dû se sentir sacrément malchanceux.

Crédits : Google Earth

À Athènes, des milliers de piscines construites sans autorisation ont été détectées. Alors que les autorités grecques avaient connaissance de 324 piscines, ce qui leur semblait très peu, elles ont utilisé Google Earth pour observer les maisons depuis le ciel. Elles ont alors découvert 16 974 piscines non déclarées. Le site est utilisé pour des vols, des agressions sexuelles mais aussi des incendies criminels et des meurtres.

En France, les gendarmes se servent des données de localisation Google lors d’enquêtes pour des vols, mais aussi pour analyser les alentours du lieu où se cache le ravisseur. « Début 2019, un homme a porté plainte après que son camion a été volé dans la nuit », raconte un gendarme qui préfère rester anonyme. Équipe d’un tracker, c’est-à-dire d’un système de localisation, le véhicule a été repéré « dans un camps de gens du voyages », indique le gendarme. La gendarmerie a donc utilisé Google Maps pour observer les alentours et voir s’il y avait des entrées et sorties accessibles. Une équipe spécialisée s’est ensuite rendue sur place. 

Dans l’Hexagone, cet outil sert avant-tout à matérialiser les fait. « Les données de localisation sont aussi très utiles en cas de disparitions inquiétantes ou de fugues », précise le gendarme. Elles sont systématiquement employée pour les cambriolages, afin de repérer l’endroit par une photo vue du ciel. 

Sensorvault

Aux États-Unis, les autorités exploitent les données de localisation de Google pour traquer les suspects dans le cadre de certaines enquêtes criminelles. L’historique leur est donc accessible sans le consentement des utilisateurs. Selon des employés de Google, cette pratique a été utilisée pour la première fois par les agents fédéraux en 2016, mais son usage n’a été reconnu publiquement que l’année dernière, en Caroline du Nord. Depuis, elle s’est répandue dans plusieurs États américains y compris en Californie, en Floride, dans le Minnesota et à Washington.

En avril dernier, le New York Times racontait comment la police américaine exploite les capacités des outils de Google lorsqu’elle travaille sur une enquête. Les requêtes sont d’ailleurs en forte augmentation depuis l’année 2018. On en compte environ 180 par semaine. Cela permet de déterminer si un suspect s’est rendu sur le lieu du crime. De telles indications sont précieuses mais elles peuvent aussi piéger la justice.

En décembre 2018, des détectives de la banlieue de Phoenix, en Arizona, arrêtent Jorge Luis Molina, dans le cadre d’une enquête pour meurtre. Les policiers expliquent au suspect qu’ils détiennent des données leur permettant de savoir que son téléphone portable se trouvait à l’endroit exact où un homme a été retrouvé abattu, neuf mois plus tôt. Cette découverte a été faite après que la police a obtenu un mandat obligeant Google à fournir des informations sur tous les appareils enregistrés à proximité des lieux du crime, permettant ainsi de localiser toutes les personnes se trouvant dans la zone.

À quoi s’ajoutent d’autres preuves circonstancielles, notamment une vidéo provenant d’une caméra de sécurité dans laquelle un homme tire avec une arme à feu depuis une Honda Civic blanche, le même modèle que celui que possède Molina. Étrange coïncidence pour celui qui clame son innocence depuis le début de l’affaire. Mais après avoir passé une semaine en prison le suspect est relâché pour laisser place au vrai coupable : l’ex-petit ami de la mère de Molina, qui utilisait le véhicule très souvent. 

Dès sa sortie de prison, Molina dépose plainte pour arrestation injustifiée. Il affirme que la police a utilisé une technologie peu fiable pour déterminer qu’il se trouvait sur les lieux du crime, alors qu’il avait la preuve qu’il se trouvait à des kilomètres de là.

Orin Kerr
Crédits : George Washington University Law School

Les données de Google sont stockées dans la base Sensorvault. Cela inclue des centaines de millions d’enregistrements de localisation sur près d’une décennie. Selon le directeur de la sécurité de l’information de Google, Richard Salgado, l’entreprise tente de « protéger vigoureusement la vie privée de ses utilisateurs tout en appuyant le travail important des forces de l’ordre ». Molina a quant à lui déclaré être extrêmement choqué d’avoir été arrêté sur la seule base de ces données de localisation. 

Orin Kerr, professeur à l’Université de Californie du Sud et spécialiste en droit pénal à l’ère numérique, pense que cette pratique soulève de nombreuses questions juridiques. La vie privée des personnes innocentes est-elle tenue confidentielle lors des investigations ? D’après le New York Times, plusieurs juges ont déclaré que toutes les informations restent sous scellés. Mais ce n’est pas le cas partout. Dans le Minnesota, par exemple, le nom d’un homme a été communiqué à un journaliste local, alors qu’il était tout à fait innocent.

De fait, les autorités ne demandent presque jamais le consentement des utilisateurs pour accéder à leur historique de localisation Google Maps. Au reste, tout le monde y a accès, pas seulement les forces de l’ordre. À Lima au Pérou, un homme a découvert que sa femme le trompait grâce à Google Street View, relayait le magazine Mirror. En 2013, il a recherché son domicile sur l’outil et a vu sa femme assise sur un banc accompagnée d’un homme, la tête posée sur les genoux de sa femme. Il a immédiatement demandé le divorce, et l’a obtenu sans trop de difficulté. 

Crédits : Google Maps

La vie privée ne résiste donc guère aux caméras des voitures de Google. « Il y a avant tout une obligation d’information », explique maître Dimeglio. Autrement dit, la personne identifiée doit être informée de la collecte de ses données personnelles et savoir à quoi elles vont servir. « Elle peut éventuellement s’y opposer », ajoute-t-il.

Des employés de Google confient avoir été surpris à maintes reprises par les mandats des autorités, relate le New York Times. Selon Brian McClendon qui a dirigé le développement de Google Maps jusqu’en 2015, des ingénieurs se sont rendus compte que la police ne recherchait pas toujours des données sur des personnes bien précises, alors que la base de données Sensorvault n’a pas été conçue pour répondre à ses besoins. Il manque donc un cadre à cette pratique en pleine extension.


Couverture : Google Earth