Le ver

À 200 km au sud de Chicago, dans un laboratoire de l’université de l’Illinois à Urbana-Champaign, des exclamations victorieuses accueillent la nage frénétique d’un minuscule engin. Il faut dire que le robot n’est pas bien grand. De la taille d’une tête d’épingle, sa largeur avoisine le millimètre et on distingue avec peine les neurones qu’il porte sur son dos. Ses deux queues s’agitent fébrilement suivant la contraction des cellules musculaires. Entre la grenouille et le spermatozoïde difforme, il évolue lentement, par à-coups secs et rapides, difficilement visibles à l’œil nu.

Comme les six autres chercheurs qui l’entourent, Taher Saif accueille cette nouvelle victoire avec satisfaction. D’un micromètre par seconde, la vitesse du nageur peut paraître risible, mais elle est pourtant pleine de promesses. Professeur de sciences mécaniques et d’ingénierie, l’homme a dirigé cette étude avec le professeur de bio-ingénierie Rashid Bashir. C’est de ce travail à quatorze mains qu’est né ce robot microscopique, propulsé par des muscles et des nerfs.

Dans son sillage, le petit engin charrie aussi de nombreuses craintes. Car si ses successeurs seront « plus conscients d’eux-mêmes » d’ici trois ou quatre ans, dixit Taher Saif, c’est que sa ressemblance avec le ver de Matrix n’est pas fortuite. Dans le film de science-fiction sorti en 1999, un petit appareil sorti de la poche d’un agent se transforme en crevette électronique. Puisque le héro, Néo, ne veut pas aider les autorités à capturer Morpheus, elles sondent ses entrailles à l’aide de cette créature terrifiante aux vertèbres de fer. 

Deux décennies plus tard, la fusion entre biologie et machine ne relève plus de la science fiction. Taher Saif assure que ses petits robots vont développer leur mémoire et leur logique. Cette « robotique molle » est pleine de promesse, mais elle engendre aussi pléthore d’appréhensions. 

Le biobot nageur mis au point par Taher Saif et son équipe en 2019
Crédits : M. Taher A. Saif et co.

Biobots

La robotique molle (soft robotics en anglais) désigne la construction de dispositifs constitués de structures souples ou déformables, depuis le plastique jusqu’au silicone, en passant par les ressorts et les élastiques. Apparus à la fin des années 1980, les « robots mous » ont vu naître depuis le début du XXIe siècle un engouement croissant de la part du monde scientifique, car « à la différence de leurs confrères rigides, [ils] disposent d’une grande souplesse et d’une mobilité accrue », explique le chercheur français en robotique déformable, Olivier GouryLes possibilités de la robotique molle sont vastes. Et l’intégration de cellules musculaires à ce domaine a mené au développement de machines d’un nouveau genre appelées robots biologiques, ou biobots. 

En septembre 2019, en compagnie d’une nouvelle équipe, Saif a franchi une frontière encore inexplorée en robotique biologique, « l’activation neuronale et le contrôle de machines biohybrides ». Après avoir conçu un dispositif mou prévu pour être compatible avec des cellules vivantes, les chercheurs l’ont animé grâce à un tissu musculaire squelettique stimulé par un groupe de neurones dérivés de cellules souches. Comme ils l’expliquent dans leur étude, les neurones permettent de mieux contrôler les mouvements du biobot.

Les scientifiques ont longtemps cherché à optimiser les capacités de nage du robot. Ils ont tâtonné, construisant des dispositifs de formes diverses, avant de finalement n’en retenir qu’une seule. Le résultat se rapproche visuellement d’une petite cellule avec deux queues flagellaires. Ces neurones ayant des propriétés optogénétiques, une fois exposés à la lumière, ils s’activent pour faire bouger les muscles.

Taher Saif n’en est cependant pas à son coup d’essai. Il s’est intéressé à ce domaine émergent en 2009 avec deux autres scientifiques du MIT. « On pensait que ce serait cool de pouvoir proposer ce sujet inédit à la National Science Foundation », raconte l’ingénieur dégarni. Lui qui pensait que sa proposition allait recevoir un accueil glacial, il a finalement commencé à travailler au développement de biobots.

En 2012, il a dirigé une équipe de l’université de l’Illinois à Urbana-Champaign qui a travaillé à la création d’un robot biologique capable d’avancer, grâce à des cellules musculaires cardiaques de rat. L’ennui était que ces dernières se contractaient en permanence et qu’il était donc difficile d’en contrôler le mouvement. Avec la « compréhension des interactions entre cellules », la coordination du mouvement reste ainsi l’un des défis persistants de la robotique. 

Deux ans plus tard, assisté de la même équipe, il s’est dirigé vers des cellules de muscles squelettiques, commandées par des impulsions électriques. Il a ainsi conçu un prototype de robot biologique autopropulsé capable de marcher et de nager avec une queue. Cette étude « a démontré avec succès que les robots, conçus sur le modèle des spermatozoïdes, pouvaient en fait nager », s’est réjoui Saif. Toutefois, ce robot ne pouvait pas encore ni « détecter l’environnement, ni prendre de décision ».

Les petits robots imaginés par Taher Saif et consorts ne sont pour l’instant pas particulièrement intelligents, car leur fonction neuronale se résume finalement à activer automatiquement leurs muscles lorsqu’ils sont touchés par la lumière. Leurs mouvement restent difficiles à contrôler. Mais c’est une donnée que les scientifiques espèrent bien améliorer dans un avenir pas si lointain. Une fois que la technologie sera maîtrisée, elle pourra être intégrée à ces robots aux apparences d’animaux actuellement en développement : en mai dernier, l’armée sud-coréenne a annoncé qu’elle allait s’équiper de drones aux allures d’oiseaux, de serpents ou d’animaux marins. 

Professeur de sciences mécaniques et d’ingénierie, Taher Saif
Crédits : North South University

Changer de paradigme

Les robots biohybrides font face à différents défis et enjeux techniques. Tout d’abord, leurs cellules devant être alimentées, ils ont une durée de vie précaire. Par exemple, « les cellules musculaires cardiaques de rats peuvent tenir six mois en étant nourries continuellement », explique Taher Saif. En outre, elles ne peuvent être utilisées sous des températures extrêmes, ce qui limite inévitablement leur application.

Enfin, la robotique molle – et ainsi, la robotique biologique – est un domaine encore jeune, et il est une particularité propre à ces machines vivantes avec laquelle il faudra composer. En robotique biologique, deux machines destinées à remplir la même fonction ne seront jamais complètement identiques. « Tout comme les jumeaux », s’exclame Saif. « L’un peut se déplacer plus rapidement ou se soigner autrement que l’autre. » 

Les chercheurs espèrent développer bientôt des systèmes vivants multicellulaires qui pourraient réagir à ce qui les entourent, comme changer de trajectoire après avoir heurté une paroi. À terme, on pourrait imaginer que les robots biohybrides fassent irruption dans les blocs opératoires pour assister les chirurgiens ; car aidés par des cellules vivantes, ils pourraient effectuer des mouvements bien plus précis qu’une machine classique.

Plus généralement, ils pourraient être employés dans « l’administration de médicaments, la robotique chirurgicale, à faire des implants intelligents ou des analyseurs environnementaux mobiles, parmi d’innombrables autres applications », explique Caroline Cvetkovic, qui a eu l’occasion de travailler sur ce projet. 

Credits : L. Brian Stauffer

En définitive, selon Taher, de plus en plus de robots seront souples dans le futur, mais tous ne seront pas biologiques. « De plus, les robots biologiques ne seront que construits sur demande », ajoute Taher. On peut imaginer la naissance d’un nouveau paradigme dans le traitement des maladies d’ici 2050. Par exemple, pour soigner un patient, des cellules souches seront prélevées et converties en neutrons, qui seront utilisés pour construire un biobot sur mesure. Une fois inséré dans le patient, ce mini-robot localisera la zone à soigner et, une fois arrivé sur place, « produira le traitement approprié, avant de s’auto-détruire ».

Autrement dit, comme dans la scène de l’interrogatoire de Néo, au début de Matrix, des engins seraient aptes à envahir un corps afin de l’observer ou de modifier son fonctionnement. Les médecins seraient bien sûr ravis, mais ils ne seraient pas les seuls : les services de police ou de renseignement n’auraient aucun mal à savoir quoi en faire.

À l’orée de la conscience

Taher a un autre rêve. À l’avenir, il espère que ces neurones embarqués pourront être programmés pour prendre des décisions. En développant leur mémoire ou leur logique, il entrevoit que d’ici trois ou quatre ans, les robots seront « plus conscients d’eux-mêmes ». Saif assure toutefois qu’il s’agira là d’une conscience basique. Ils pourraient par exemple devenir « conscients de la température qu’il fait et décider de fuir.»

L’élaboration d’une conscience en laboratoire est décidément dans l’air du temps, les scientifiques désirant « amener de la conscience, de l’intelligence, dans le système », alors même que caractériser la conscience n’est pas chose aisée. « La conscience est quelque chose de complexe, de profond, et cela fait longtemps qu’on essaie de la comprendre », sourit Taher. Le chercheur assure toutefois que ces robots ne ressentiront aucune émotion, qu’ils n’auront aucune conception de la douleur émotionnelle, ce que le professeur considère comme un « haut niveau de conscience ».

Les questions qu’entraînent la création d’une conscience artificielle et celle de biobots sont sensiblement identiques. De part et d’autre, les recherches scientifiques ont le don d’effrayer un public non initié, lui rappelant malgré lui un film catastrophe dont il connaît déjà la fin.

C’est pourquoi Taher insiste sur la création d’un kill switch. « À partir de quand faut-il arrêter une étude ? » s’interroge-t-il. « À partir du moment où, en tant que chercheur, on pense que ça pourrait être dangereux, il est nécessaire de faire installer un coupe-circuit », sur le robot. En attendant, Taher ne lâche pas son objectif du regard, aspirant plus que jamais à « atteindre une forme de conscience », « cette habilité à décider », aussi petite soit-elle.


Couverture : University of Illinois at Urbana-Champaign