Au coin des rues la nuit, aux abords des établissements scolaires ou à l’orée des bois le jour, ils rôdent ou se tiennent simplement là, immobiles. La psychose a commencé par le témoignage d’un enfant, le 21 août dernier, à Greenville en Caroline du Sud, qui a dit avoir vu des clowns aux abords d’un bois. D’après le rapport de police, qui inclut le témoignage de la mère de l’enfant, ils étaient entièrement déguisés et maquillés. Les clowns ont abordé le garçon et lui ont demandé de les suivre dans les bois. La mère de l’enfant, qui est allée inspecter les lieux après le récit de son fils, a dit avoir observé d’étranges lumières vertes. Son fils aîné, resté au domicile familial pendant l’expédition, a quant à lui confié avoir entendu des bruits de chaînes métalliques et de grands coups frappés à la porte d’entrée. Par la suite, d’autres enfants du quartier ont raconté que des clowns du même genre les avaient abordés. Ils les auraient invités à les suivre dans les bois, leur proposant même un peu d’argent pour les convaincre. Depuis ce jour, une recrudescence des apparitions de creepy clowns (les clowns sinistres) a eu lieu aux quatre coins du pays : on en dénombre plus d’une centaine. Ces apparitions, inexpliquées et très inquiétantes, sont désormais prises très au sérieux par les médias et les forces de police. Ces témoignages ont répandu un vent de panique aux États-Unis. Panique qui s’est vite nourrie d’autres récits. Dans les États de Géorgie, d’Alabama et du Maryland, d’autres personnes ont déclaré avoir été témoins de scènes similaires. En Géorgie et en Alabama, la police a pris ces témoignages très au sérieux et mis en place des rondes des nuit. Dans le Maryland, elle a choisi de rassurer les habitants en expliquant qu’il ne s’agissait que d’un canular inoffensif. En septembre dernier, un jeune homme de 20 ans a été arrêté dans le Kentucky. Il se déguisait en clown pour rôder dans les rues.

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Une récente apparition de clown
Crédits : Twitter

Ces apparitions sont un problème pour les polices locales. Il n’est pas interdit de se promener, de conduire et de se rendre dans un lieu public déguisé en clown. L’ennui, c’est que de tels comportements peuvent créer un climat anxiogène, voire semer la panique au sein des populations. La question des creepy clowns a récemment été évoquée lors d’une conférence de presse donnée par le porte-parole de la Maison-Blanche. Le président Obama ne semble pas avoir de position claire sur le sujet pour le moment. Dans le courant du mois d’octobre, la Suède a fait les frais, à son tour, de ces apparitions de clowns sinistres, à un niveau bien plus inquiétant. Le 14 octobre, un garçon de dix ans a été poignardé à l’épaule par un individu grimé en clown. L’agresseur a pris la fuite en courant, d’après le rapport de la police du comté de Halland. Deux jours auparavant, toujours en Suède, une femme avait été agressée par des hommes déguisés en clowns. Et le même jour, un groupe d’enfants de dix ans ont été encerclés par des clowns munis d’une tronçonneuse. L’arme s’est par la suite révélée factice, mais le traumatisme reste le même pour les enfants. Le ministre de l’Intérieur suédois s’est exprimé sur le sujet, demandant aux habitants du comté de garder leur calme. Ces apparitions, au début anecdotiques, seraient-elles en passe de donner lieu à de véritables crimes ?

En 2014 déjà, c’est en France qu’une vague de « clowns agressifs » avait déferlé et fait le tour du net. Après une poignée d’incidents, le phénomène est retombé rapidement après les fêtes d’Halloween. Pourquoi ces individus arborent un costume de clown pour semer la terreur ? Peut-être sont-ils des fans d’Insane Clown Posse (ICP), ce groupe de hip-hop américain qui a engendré un véritable phénomène de société. Peut-être seulement de mauvais plaisantins. Ou peut-être s’agit-il d’amateurs de littérature horrifique, fans du Ça de Stephen King, qui savent bien que les clowns, derrière leurs sourires démesurés, dégagent une aura de terreur absolue. Mais pourquoi les clowns font-ils si peur ? La sociologue Véronique Campion-Vincent explique que le clown est par essence une victime, un personnage méprisé. « Le clown mauvais, ce serait un peu la victime qui se vengerait de la société qui en a fait un personnage grotesque. »

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Crédits : Twitter

Freeze

La psychologue Alexandra Rivière-Lecart, enseignante à Paris 8, nous éclaire sur l’origine du terme. Le mot « clown » a des racines germaniques et signifie « homme rustique, balourd ». « Cette figure de pitre et de bouffon existe depuis les pharaons. Au XVIe siècle, il désignait les fous de la campagne. » Sa forme actuelle est anglaise. Il était attribué aux chauffeurs de salle des cirques équestres en Angleterre. À l’origine, les clowns venaient faire de faux numéros entre les véritables numéros d’artistes, pour faire patienter le public. Ils montaient sur les chevaux et tombaient involontairement en essayant d’imiter les véritables numéros. Peu à peu, ils ont commencé à forcer le trait et accentuer leur allure de benêts. C’est ainsi que sont nés les clowns qu’on connaît. Pour la plupart des gens, le clown est un personnage enfantin, drôle, au demeurant inoffensif. Pour d’autres, adultes comme enfants, ce vieil homme au nez rouge et au crâne dégarni traîne une image de dangereux meurtrier. Cette aura terrifiante est parfois le point de départ d’une véritable phobie : la coulrophobie. Le préfixe coulro- vient du grec et signifie « l’acrobate qui est sur des échasses », ce qui renvoie à l’origine circassienne et facétieuse des clowns. Terme à la sonorité farfelue, il ne caractérise pas simplement la peur évoquée par les clowns, largement répandue dans la culture populaire, mais une véritable phobie à laquelle on n’est que rarement confrontés. « Elle touche surtout les cultures anglo-saxonnes et concerne un peu plus les enfants que les adultes », ajoute le docteur Rivière-Lecart.

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Un clown du XIXe siècle

Même si l’on ne croise pas un clown à tous les coins de rue, cette phobie n’en reste pas moins handicapante. « Le principe de la phobie, c’est l’anticipation », explique-t-elle. « C’est d’avoir peur devant l’objet phobogène mais également devant quelque chose qui y ressemble. Les coulrophobes n’ont pas uniquement peur d’être face à un clown, ils ont aussi peur d’imaginer qu’ils sont face à un clown. » Les symptômes sont les mêmes pour toutes les phobies, seul l’objet phobogène varie. À la vue d’un clown, le coulrophobe peut donc être sujet à des palpitations, des tremblements, des étourdissements, des nausées, une dépersonnalisation (l’impression de sortir de soi) et même une attaque de panique. « L’attaque de panique, c’est immédiat. La personne se met en mode alerte dans son corps et dans son esprit. Nous avons principalement trois réactions face au danger : le fight (se battre), le fly (fuir) et le freeze (se figer). Face à un clown, les enfants sont plutôt dans le freeze. Ils sont incapables de bouger », explique la psychologue.

La réaction, plus introvertie, n’en est pas moins traumatisante. « J’ai toujours détesté les clowns », raconte Sophie, véritable coulrophobe. « Ils provoquent en moi un profond malaise, mélange de peur et d’hostilité : j’ai autant envie de les frapper que de les fuir. » Les réactions phobiques que certains individus peuvent avoir à la vue d’un clown, ou de la représentation d’un clown, s’expliquent notamment par le fait qu’il peut symboliser un pont entre deux univers : l’enfance et l’âge adulte. Mais d’après le docteur Rivière-Lecart, d’autres notions permettent d’expliquer la coulrophobie. « Le clown, c’est d’abord la dissimulation. Celle des traits sous le maquillage. Un clown est une non-personne avec un sourire figé et des traits dissimulés. Pour les enfants, c’est un visage qui n’existe pas. Vers deux ans, ils sont très sensibles au visage. Dans celui d’un clown, il n’y a pas de références connues », ajoute-t-elle. L’allure fallacieuse, les rictus démesurés, le rire tonitruant, le maquillage grotesque : l’inévitable panoplie du clown fait naître chez les coulrophobes l’impression d’être dupés, trompés, et donc de faire face à une menace. L’expérience de Sophie confirme ce sentiment : « De manière générale, ce qui cache le visage me met mal à l’aise ; ce qui le grime est encore pire. Je ne supporte pas de voir un sourire maquillé sur un visage qui ne sourit pas. Je ne supporte pas non plus d’entendre un rire qui sonne faux. J’ai le sentiment que les clowns voudraient être drôles quand plus rien ne les amuse. » Le docteur Rivière-Lecart évoque une dimension humiliante, liée à certaines blagues de mauvais goût, à base de tartes à la crème et de mousses à raser. « Cette notion d’humiliation est un peu limite pour les phobiques sociaux, car le clown peut nous mettre dans des situations ridicules. » Il porte également une notion d’insaisissable, d’inconnu. « Le clown est masqué, on ne connaît jamais sa véritable identité. Cet “anonymat” peut réveiller des inquiétudes. » Il est également très versatile et peut changer d’humeur d’une seconde à l’autre. Pour les individus qui sont dans le contrôle, cette versatilité peut devenir source d’angoisse. « Pour apprécier les clowns, il faut être dans le lâcher prise, l’auto-dérision, la perte de contrôle. » Sinon, un rien devient anxiogène. Pour développer une phobie, il faut avoir un terrain favorable. Un terrain qui peut être créé dans l’enfance par une situation de peur, dans laquelle se trouvait l’objet phobogène. Ainsi, pour cerner le danger de mort tout au long de sa vie, l’individu associe le sujet phobogène à une situation de danger ou de mort. La finalité de la phobie, c’est donc la survie, l’évitement de la mort. Une phobie est toujours une peur de la mort déguisée.

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Des clowns français du début du XXe siècle
Crédits : Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM)

À l’origine, le clown est supposé être une allégorie de la candeur, de l’innocence et de la gaieté. Dans les années 1980, les clowns sortent des cirques pour explorer des espaces moins enthousiasmants : les hôpitaux. Les conclusions d’une étude italienne, qui a observé le comportement de 40 enfants âgés de 5 à 12 ans avant une opération chirurgicale, a cherché à démontrer les bienfaits des clowns sur les enfants. Selon cette étude, ils permettraient de réduire l’anxiété. Cependant, pour des raisons méthodologiques, et parce qu’il est difficile d’affirmer des généralités sur un si petit échantillon de sujets, ces résultats ont été remis en question par certains chirurgiens français. En dehors des hôpitaux et des cirques, le clown est souvent associé à la tromperie, au déséquilibre et à la folie. Les psychologues s’accordent à reconnaître la coulrophobie comme une phobie tout à fait sensée, explicable et rationnelle. Rami Nader, psychologue et directeur de la North Shore Stress and Anxiety Clinic de Vancouver, a théorisé cette peur afin de la comprendre. Comme Alexandra Rivière-Lecart, il évoque l’absence de références connues. Le clown crée donc chez l’enfant, lorsqu’il est très jeune, de la confusion. Confusion qui, progressivement, peut mener à un terrain phobogène. Il peut donc rapidement être associé à un inconnu désagréable et déconcertant. Si certains réagissent positivement, ce plongeon dans l’inconnu peut également engendrer la détresse, le trouble, avant de se manifester par une sensation d’angoisse qui peut se changer en phobie véritable. Face à un clown, une personne adulte atteinte de coulrophobie peut réagir de la même manière que lorsqu’elle était enfant. Elle pourra simplement avoir occulté sa peur durant quelques années, l’avoir rangée dans un coin de sa tête. Mais celle-ci refera surface dès que l’œil apercevra un clown ou que l’esprit s’imaginera dans une situation où un clown pourrait apparaître. Se montrer rationnel n’y changerait rien : la phobie n’obéit pas à la raison. Une autre étude réalisée en 2008 par l’université de Sheffield, en Angleterre, s’est intéressée à la perception que les enfants malades avaient des clowns qui leur rendaient régulièrement visite dans les hôpitaux. 250 patients de quatre à 16 ans ont été interrogés – un échantillon autrement plus conséquent. Une majorité d’entre eux a déclaré ne pas apprécier la présence de clowns pour les divertir, et certains avouaient même ne pas les aimer du tout.

Lorsque le comédien revêtait le costume de son personnage, il n’était plus que frustration et colère.

Plus jeune, je me suis appliquée à éviter toute confrontation avec ce personnage à l’apparence tordue. Pas de cirque ni de déguisement pour Halloween : j’avais consciencieusement écarté toute situation potentiellement incommodante. Récemment, j’ai finalement dû faire face à une situation gênante. « Tu as déjà vu Il est revenu ? » : sans le savoir, mon petit frère de 14 ans venait de mettre les pieds dans le plat. Démasquée, je n’ai eu d’autre choix que de répondre par la négative. Je me suis donc embarquée pour une séance de visionnage d’un téléfilm de 1990 de trois heures, adapté de l’œuvre originale de Stephen King. Quelques brefs passages aperçus plus jeune m’avaient passé l’envie de me confronter à Grippe-Sou. Mais nous voilà rapidement installés devant le film. Fin prête à faire face à cette question : serais-je moi aussi coulrophobe ? ou bien suis-je too cool for phobia ?

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ET SI ON VOUS DISAIT QUE LE PREMIER CLOWN TUEUR ÉTAIT FRANÇAIS ?

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Couverture : Une apparition de clown aux États-Unis.