Hip-hop therapy

Tandis que la chaleur ramollit l’asphalte barcelonaise, ce jeudi 18 juillet 2019, des milliers de personnes fourmillent sur l’avenue qui s’étend entre la Plaça Espanya et le majestueux Palais national, perché sur la colline de Montjuïc. Mais les marcheurs se désintéressent de l’un comme de l’autre et bifurquent au centre de l’avenue, pour s’engouffrer dans le Sónar Festival et se frayer un chemin jusqu’à l’auditorium.

Le vaste espace est plongé dans le noir quand un écran géant s’allume. Soudain des formes lumineuses s’enchaînent, accompagnées de sons plus étranges les uns que les autres. La foule est captivée. Elle assiste à l’expérience Dissonant imaginary, projet conjoint de l’artiste et DJ japonais Daito Manabe et du professeur Yukiyasu Kamitani, dont l’axe de recherche privilégié est de tenter d’enregistrer les images qui se forment dans notre cerveau quand nous rêvons. Mais aujourd’hui, les deux hommes connectent le son et l’image pour savoir à quoi ressemblent nos neurones lorsque nous écoutons de la musique, à fortiori électronique.

Le professeur Kamitani explique que les sons suscitent des réactions émotionnelles qui nous invitent à créer des images avec notre esprit – autrement dit, la musique stimule l’imaginaire. Pour comprendre ce processus intérieur dont nous faisons tous l’expérience sans pouvoir l’extérioriser, les deux hommes se sont demandé de quelle façon la musique influence notre vision, et si l’image est capable de changer notre expérience de la musique. Deux interrogations auxquelles ils tentent de répondre grâce à un système d’imagerie cérébrale leur permettant de décoder les données du cortex visuel.

À la fois musicien et développeur, Daito Manabe est fier de présenter son travail. Accompagné de son interprète, le Japonais de 43 ans, qui porte un sweat à capuche et une casquette noirs malgré la chaleur, livre son expérience dans sa langue natale. Pour mesurer l’impact et l’interaction du son et de l’image au sein du cerveau, le professeur Kamitani et lui utilisent des électrodes et l’IRM, afin de détecter les images qui se forment dans le cortex visuel d’un être humain lorsqu’il écoute de la musique.

Contrairement à l’IRM, les électrodes permettent de repérer un signal instantanément et se concentrent sur une zone restreinte du cerveau, ajoutant des mesures très précises à la vue d’ensemble permise par le scanner. « Grâce à elles, nous avons la possibilité de stimuler directement le cerveau – un peu comme ce que fait Elon Musk avec Neuralink », explique le professeur Kamitani. Lors de l’expérience Dissonant imaginary, les images provoquées par les sons que perçoivent les volontaires apparaissent sur un écran. Le duo tente ensuite de déterminer ce que représentent ces visions, et si elles peuvent avoir un lien avec les sons entendus.

Crédits : Daito Manabe

Leurs travaux sur l’impact du son et de l’image dans le cerveau n’ont pas tardé à attirer l’attention au-delà de l’archipel nippon. « En 2017, nous avons publié une version plus aboutie de nos travaux sur YouTube et des artistes comme Aphex Twin nous ont contactés », se souvient Daito Manabe. La musique electro se prête il est vrai particulièrement bien à leurs expériences. Mais ici à Sónar, festival à la croisée de la technologie, de l’electro et du rap, il songe que les beats hip-hop doivent aussi avoir un effet puissant sur le cortex visuel.

D’autres avant eux ont imaginé que le rap pouvait avoir un effet bénéfique sur le cerveau humain, loin des clichés véhiculés par les contempteurs de la culture hip-hop. Certains lui prêtent même des vertus thérapeutiques. Ces dernières années, la « hip-hop therapy » est utilisée de plus en plus fréquemment outre-Atlantique pour traiter certains troubles comme la dépression ou l’anxiété. Une surprenante combinaison qui a pourtant fêté ses vingt ans l’année dernière.

En 1998, le Dr Edgar H. Tyson a été le premier à imaginer un modèle de hip-hop therapy (HHT). Le sociologue du New Jersey affirme qu’il s’agit d’une véritable révolution pour la santé mentale. Sa méthode consiste à utiliser le hip-hop, par la musique ou danse, pour aider certaines personnes, seules ou en groupe, à se sentir mieux.

L’étude la plus célèbre inspirée par ses travaux a été menée à l’université de Cambridge par le psychiatre Akeem Sule et la neuroscientifique Becky Inkster, en 2014. « Nous disposons maintenant d’une manière innovante de travailler avec des psychologues afin de rendre les psychothérapies plus conviviales », explique le Dr Sule. 

Crédits : Dr Edgar H. Tyson/Twitter

Les deux chercheurs ont démontré qu’écouter du rap pouvait notamment stimuler la confiance en soi, en partie grâce aux récits que contiennent les textes de rap. Un peu comme des athlètes s’imaginant être les meilleurs sur le terrain parviennent à se surpasser pendant une compétition. « Il s’agit d’un mouvement et d’une nouvelle culture : si les gens sont capables de s’ouvrir avec le hip-hop, alors ils guériront », insiste le Dr Inkster. « C’est une nouvelle forme de libération thérapeutique. »

Hip-hop and the mind

Écouter de la musique provoque chez tous les êtres humains un processus d’ « entraînement des ondes cérébrales ». Les basses, en particulier, ont un réel impact sur le corps humain et peut modifier son adrénaline. Au Canada, des chercheurs du McMaster Institute for Music and the Mind (MIMM) ont réalisé une étude sur plus de 50 volontaires qui ont dû écouter différentes notes de piano. Ils ont ainsi découvert que le cerveau humain est beaucoup plus sensible aux notes basses. « Presque tout le monde réagira au rythme de la musique lorsqu’il y a des basses importantes », a conclu le Dr Laurel Trainor. Ce qui place le rap et ses subs 808 en première ligne des styles susceptibles de provoquer une réaction dans le cerveau de l’auditeur.

Si le cerveau humain est plus sensible aux sons à basses fréquences, c’est parce qu’écouter de la musique affecte les quatre principaux lobes du cerveau, mais de différentes manières. Le cortex auditif est responsable du discernement du volume pendant que deux autres zones, l’amygdale et le noyau caudé, traitent les réactions émotionnelles. Le gyrus est la zone du cerveau qui permet de stocker les « modèles » de musique écoutés précédemment. C’est pourquoi une personne qui a déjà écouté la discographie d’un artiste en particulier est susceptible d’apprécier davantage sa musique, contrairement à quelqu’un qui l’entend pour la première fois.

Le rap peut ainsi engendrer des émotions plus fortes et violentes que d’autres styles. Il conduirait effectivement à un changement émotionnel « verbal » – mais pas comportemental. Celui ou celle qui en écoute serait ainsi davantage susceptible d’employer des termes et un ton plus agressifs qu’une personne écoutant du rock ou du reggae. Pour autant, cela ne signifie pas qu’écouter du rap peut conduire au développement d’un comportement agressif. Les bénéfices de sa pratique sur le cerveau, en revanche, ont été prouvés.

Neuroscience du freestyle

Lorsqu’un rappeur fait un freestyle, les chercheurs ont observé une augmentation de l’activité cérébrale dans son cortex préfrontal, zone du cerveau qui régit les fonctions cognitives dites supérieures, comme le langage, le raisonnement, mais surtout les fonctions exécutives. En revanche, ils ont remarqué une diminution de l’activité dans des zones qui jouent un rôle de supervision. Ces changements dans le fonctionnement du cerveau facilitent donc la libre expression des pensées mais aussi des mots, oubliant toutes les contraintes neuronales habituelles pour se reconnecter avec son instinct.

« D’après moi, c’est très positif pour les êtres humains », assure Daito Manabe. « Qu’on écoute toujours la même musique ou des musiques toujours différentes. Si on regarde l’activité cérébrale à travers les expériences et les données que nous avons collectées, le pouvoir visuel est plus important. » Mais pour le DJ japonais, le son a une influence beaucoup plus forte. « Évidemment, ce que vous imaginez en écoutant de la musique dépend du contexte et de votre humeur, nous obtenons donc parfois des résultats auxquels nous ne attendions pas, mais c’est tout aussi intéressant. »

Il serait abusif de conclure, en l’état des recherches, que ces différents effets sont à mettre en lien avec l’intelligence. Mais une chose est certaine : le rap met le cerveau en éveil.


Couverture : Insane in the Brain.