ulyces-peshmerga-map

Kurdistan irakien
En rouge foncé, les territoires officiels
En rouge clair, les territoires revendiqués

Quand les miliciens de l’État islamique ont pris d’assaut plusieurs villes au nord du pays – des villes abandonnées par les troupes irakiennes –, la région semi-autonome du Kurdistan irakien a dépêché sa milice peshmerga pour tenir la ligne. Les combattants pesh ont été envoyés à Khânaqîn, une ville pétrolière proche de Kirkouk. De nombreux réfugiés ayant fui les combats ont trouvé refuge entre les murs de Khânaqîn et ses alentours. Mais bien que Khânaqîn soit sous contrôle, la ville voisine de Jalula a été le théâtre de violents conflits entre les combattants kurdes et les miliciens de l’État islamique. Pour les Kurdes, il ne s’agit pas seulement d’une escarmouche. Ils combattent pour des terres qui, historiquement, leur appartiennent. Et les ayant défendues, ils comptent bien les conserver.

Seuls

Le général Hussein Mansour est responsable de la base pesh à Khânaqîn. Assis à son bureau, il tire régulièrement sur son narguilé alors que nous parlons. Hussein exprime sa déception vis-à-vis des Américains, qui fournissent de trop nombreuses armes aux forces irakiennes. Quand celles-ci se sont retirées, elles ont laissé une grande partie du matériel fourni par les États-Unis derrière elles : des armes lourdes aux Humvees blindés, l’EI a tout récupéré.

ulyces-peshmerga-01

Général Hussein Mansour
À la tête des combattants peshmerga
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Les peshmerga affrontent désormais des insurgés islamiques équipés des toutes dernières innovations de l’armée américaine. Des armes bien plus puissantes que celles dont disposent les soldats pesh, selon Hussein. « C’est une honte pour les États-Unis », déclare le général. Hussein me confie que l’armée irakienne a demandé de l’aide aux peshmerga, mais sans rien offrir aux Kurdes en contrepartie. Il y a peu ou prou de coordination entre les deux forces dans leur combat mutuel contre les miliciens. Le général déclare que, pour l’instant, les Kurdes sont seuls pour tenir Khânaqîn.

Peshmerga peut être traduit par « ceux qui affrontent la mort ».

« Les peshmerga sont puissants car nous sommes au Kurdistan : nous défendons notre pays et nous défendons Khânaqîn contre l’État islamique », dit-il. Peshmerga peut être traduit par « ceux qui affrontent la mort ». Du fait de l’origine milicienne des forces pesh, il règne une atmosphère informelle dans les interactions des soldats. Les combattants kurdes s’appellent tous par leurs prénoms. Même le général. Les soldats ne semblent pas inquiets de s’exprimer tout haut, ni même d’avoir des conversations animées avec leurs supérieurs. D’après le général Hussein, les combattants de l’État islamique semblent recevoir des aides extérieures. Il ajoute également que les miliciens comptent même des Européens et d’anciens officiers irakiens baasistes dans leurs rangs. Hussein affirme que les troupes irakiennes ont cédé Jalula sans combattre. De leurs côtés, certains soldats de l’armée irakienne ont lancé des accusations contre les Kurdes, affirmant qu’ils tentent de tirer parti de la crise actuelle pour servir leurs propres ambitions.

ulyces-peshmerga-02

De retour du combat
Des combattants peshmerga reviennent de Jalula
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Les enjeux de la bataille

Le colonel Nahro, un des bras droits du général Hussein, est en poste à Khânaqîn depuis dix-huit jours maintenant. Il assure que Jalula est à l’origine une ville kurde. La frontière historique du Kurdistan se situe juste après la ville, en direction des montagnes Hamsil, explique-t-il. L’État islamique n’est pas seul dans son combat. La tribu arabe sunnite Karwy s’est installée aux alentours de Khânaqîn il y a cinquante ans de cela, quand Bagdad tentait alors d’étendre son influence sur la région. Les combattants tribaux Karwy auraient été en position d’aider l’État islamique à Jalula.

Les soldats peshmerga effectuent des rotations entre la base et les lignes de combats à intervalles réguliers.

Les attaques des miliciens se sont intensifiées durant le mois du Ramadan – qui commençait le 28 juin dernier –, une intensification due à la promesse de célestes récompenses en cas de martyr durant la période sacrée. Si les soldats de l’armée irakienne sont mieux payés que les peshmerga, Nahro assure que le moral est bon parmi les troupes, car ils croient en leur cause. « Ils ont un but », déclare-t-il. Nahro ajoute que le manque d’aide significative de la part de l’Occident – ou de qui que ce soit d’autre – le fait grincer des dents. Pendant que l’armée irakienne bénéficie de l’attention des conseillers américains – et, selon certaines sources, d’un support aérien iranien –, les pesh doivent faire avec ce qu’ils ont. Le colonel pointe le fait que même les Russes ont fourni une aide aux forces de Bagdad, sous la forme d’avions SU-25. Le major Borham Mohamad est lui quartier-maître de Khânaqîn. Il combat avec les peshmerga depuis l’insurrection kurde contre Bagdad, en 1991. Il expose aux hommes les ordres du jour avant que les troupes ne s’en aillent au front. Il est également en charge de l’organisation des ravitaillements, à Jalula et Sahdir. Le major n’a pas peur de parler des jeux politiques et s’exprime volontiers quant au soutien des États arabes du golfe Persique à l’État islamique, ainsi que sur les rôles que jouent la Turquie et l’Iran dans le conflit.

ulyces-peshmerga-09

Moment de détente
Les soldats kurdes jouent aux cartes
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Les combattants peshmerga se sentent ignorés par un monde focalisé sur les infortunes militaires de Bagdad, déclare le major Borham. Mais à mesure que les Kurdes jouent un rôle de plus en plus prégnant dans le conflit, il lui semble que les médias commencent à y prêter davantage attention. L’indépendance kurde est en passe de se concrétiser. À la base militaire, les soldats tuent le temps en jouant aux cartes ou en envoyant des messages à leurs familles et à leurs amis. Les soldats peshmerga effectuent des rotations entre la base et les lignes de combats à intervalles réguliers. Certains d’entre eux obtiennent même de courtes permissions. Le lieutenant Yadgar fait halte au bureau du major Borham avant de rentrer chez lui en permission. Il me confie ne pas être particulièrement excité à l’idée de voir sa famille. Le jeune officier, épuisé, n’a envie que d’une douche – et de retrouver sa petite amie. Tandis que des peshmerga rentrent du front, fatigués et blessés, les soldats au repos se hâtent de prendre leurs postes. Ils s’entassent dans n’importe lequel des véhicules mis à leur disposition, emportant avec eux autant d’armes et d’équipement que possible. Dans moins d’une heure, il seront au front. La bataille pour Jalula est une impasse dans laquelle les pesh s’enfoncent, se préparant à un combat de longue haleine contre les miliciens islamistes.

Au front

Un tireur d’élite kurde serre contre lui son fusil de précision SVD Dragunov. Sergent dans les rangs peshmerga, il est habillé en civil, ses munitions dissimulées sous une ceinture en tissu. Il ne souhaite pas être nommé ou photographié, mais accepte de parler. Il dit combattre depuis trois semaines. À Jalula, Kurdes et miliciens s’épient, osant quelques tirs avant de se remettre précipitamment à couvert. Les snipers kurdes sont indépendants et agissent généralement par paires, explique le sergent. Mais ils font partie d’un groupe plus important, et coordonnent leurs fréquents déplacements. Il semble que chaque coin de rue de Jalula contrôlé par les Kurdes est gardé par un ou deux soldats peshmerga.

ulyces-peshmerga-11

Patrouilleurs
Les combattants peshmerga veillent au dehors
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Le sniper dit apercevoir parfois des combattants de l’État islamique, mais ils se déplacent rapidement une fois repérés. Les tireurs de l’État islamique se terrent dans les cavités creusées dans les immeubles par les déflagrations. Il dit aussi voir beaucoup de civils. Selon lui, les miliciens de l’EI ouvrent le feu depuis des maisons civiles, afin que les peshmerga ne puissent pas riposter. D’après lui, la plupart des civils en question restent sur place car ils sont liés à des combattants de l’État islamique, ou bien parce qu’ils appartiennent à la tribu Karwy. Beaucoup de peshmerga rencontrés à Khânaqîn ont de la famille à Jalula, mais la plupart d’entre elles ont fui vers un Kurdistan plus sûr, déclare le tireur d’élite.

Les Kurdes ont racheté des pièces pour leurs tanks à des officiers irakiens corrompus. C’était le seul moyen de garder les tanks opérationnels.

Ici, les soldats peshmerga sont originaires de tout le Kurdistan irakien, ainsi que de communautés kurdes installées dans les territoires contrôlés par le gouvernement – et par l’État islamique. Le tireur d’élite vient de Kirkouk et se réjouit que la ville soit désormais sous contrôle pesh. On peut de temps à autre observer des civils vaquer à leurs occupations en ville, essayant de maintenir un semblant de vie quotidienne. Certains signes évoquent des temps plus rassurants : des vêtements mis à sécher, étendus le long d’un balcon sur une corde à linge, ou bien une voiture garée devant une maison. Il n’est pas toujours aisé de savoir qui est qui dans ce combat. Un officier kurde se souvient d’une femme ayant approché les peshmerga, leur demandant de l’eau. Ils sont désormais convaincus qu’elle faisait du repérage pour l’État islamique. Selon le général Hussein, l’EI a généralisé les attentats-suicides à Jalula. Faire des prisonniers est dès lors une tâche excessivement risquée pour les pesh. Si le sniper ne sait pas combien de miliciens sont engagés dans le combat, il sait au moins qu’ils sont lourdement armés. L’État islamique a mis la main sur des tanks irakiens T-55 et T-62. Les peshmerga possèdent des tanks à peu de chose près similaires, mais leurs modèles sont plus anciens. Le colonel Nahro explique que les Kurdes ont racheté des pièces pour leurs tanks à des officiers irakiens corrompus. C’était le seul moyen de garder les tanks opérationnels.

ulyces-peshmerga-15

Sur le front
À Jalula, un soldat kurde inspecte un pick-up
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Le colonel affirme que les Kurdes se sont retenus d’utiliser leurs tanks, leurs mortiers et autres armes lourdes, de peur de blesser les civils et d’endommager la ville – une ville qu’ils cherchent à reprendre. Mais l’État islamique n’a que faire de la population civile et semble tout à fait disposé à faire usage des armes lourdes, souligne Nahro avec dégoût. Borham estime que les pesh ont fait environ quatre-vingt victimes parmi les miliciens à Jalula depuis le début des combats. Le major sympathise avec les sunnites locaux, bien qu’ils soutiennent pour beaucoup l’État islamique. Bagdad a aussi bien négligé les sunnites d’Irak que les Kurdes, explique-t-il.

Rêves d’indépendance

Borham ajoute qu’il existe une possibilité pour que les tribus sunnites passent un accord avec les Kurdes contre l’État islamique, de la même manière qu’ils se sont auparavant alliés aux forces américaines dans le combat contre Al-Qaïda durant l’éveil d’Anbar, il y a huit ans.

ulyces-peshmerga-10

Distractions
Un jeune combattant à Jalula
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Selon lui, les commandements religieux radicaux des miliciens ont mis en colère beaucoup d’habitants, et cette colère ne peut désormais que s’intensifier. Il est d’avis que l’État islamique pourrait disparaître d’ici deux mois à peine. Les miliciens auraient été trop ambitieux : ce sont de médiocres administrateurs et ils sont dans l’incapacité la plus totale de fournir des services sur les territoires qu’ils contrôlent. Il ne croit pas que des pays tels que le Qatar ou l’Arabie Saoudite, qui ont armé et financé l’État islamique, sont prêts à le soutenir dans la gestion des villes. Et selon lui, c’est ce qui provoquera  sa chute. Mais si l’on veut vraiment voir du changement, le premier ministre irakien Nouri al-Maliki doit se retirer (ce qu’il a fait en août dernier, ndt), ajoute Borham. Si tel n’est pas le cas, les combats continueront bien après la chute de l’EI. Car à ses yeux, il est impossible que l’armée irakienne parvienne à reprendre les bastions sunnites sans l’aide de la population. Et pour le moment, cette aide est pour le moins timide. Il ne doute pas que les Kurdes seront amenés à gérer leurs propres affaires. Mais leur volonté d’autonomie les emmène au devant de grandes difficultés. Récemment, des fonctionnaires américains ont soutenu Bagdad en menaçant de poursuites quiconque achèterait du pétrole kurde sans l’accord du gouvernement central irakien. Que le conflit entre Kurdes et l’État islamique s’éternise ou pas, le combat pour leur indépendance est à n’en pas douter leur plus grande bataille.

~

ulyces-peshmerga-18

En route pour Jalula
Des combattants peshmerga vont chercher du ravitaillement
Crédits : Matt Cetti-Roberts


Traduit de l’anglais par Gwendal Padovan d’après l’article « The ‘Peshmerga’ Are Those Who Face Death », paru dans Medium. Couverture : Un soldat peshmerga, par Matt Cetti-Roberts.