Uri, au Cachemire. L’après-midi du 17 janvier 2014, un camion peint à la main transportant un chargement d’amandes pakistanaises s’arrête à Uri, une ville de montagne isolée et pittoresque du Cachemire. Les agents des douanes ont déjà fouillé le véhicule multicolore du conducteur au moins trente fois au cours des dernières années, sans rencontrer le moindre souci. Par ailleurs, les agents se sont liés d’amitié avec ce chauffeur. Ils ont partagé à plusieurs reprises ce thé local sucré et légèrement épicé appelé kahwa. Les douaniers connaissent ses enfants, sa femme et ses voisins vivant de l’autre côté de la ligne de contrôle, dans la région du Cachemire occupée par le Pakistan.

La ville d'Uri, nichée dans la montagne Crédits : Sami Siva

La ville d’Uri, nichée dans la montagne
Crédits : Sami Siva

Le contrôle des frontières est un travail solitaire, surtout dans une région isolée qui donne souvent l’impression de disposer de plus d’armes à feu que d’hommes pour les porter. Les agents considèrent le conducteur comme un ami. C’est pour cette raison qu’ils veulent satisfaire sa demande lorsqu’il les supplie d’accélérer leur fouille parce qu’il est en retard pour sa livraison. Et sans le regard suspicieux de Kameshmar Puri, de la police d’État du Jammu-et-Cachemire, c’est ce qu’ils auraient fait. « L’homme avait l’air nerveux », se rappelle Puri, 30 ans, au sujet du conducteur. Le policier est alors sur le point de faire la plus grosse saisie d’héroïne de l’histoire du Cachemire. Si, jadis, le principal soucis des agents frontaliers tels que Puri étaient les activistes violents et les menaces de conflits avec le Pakistan limitrophe, de nos jours c’est l’héroïne échappée d’Afghanistan qui constitue une menace inédite. Les postes frontaliers comme celui d’Uri ou d’autres à la frontière indienne avec le Pakistan, au Cachemire et au Pendjab, sont devenus la dernière ligne de défense face à l’épidémie grandissante de dépendance à l’héroïne dans le pays. Épidémie qui menace de transformer la culture de la région pour les décennies à venir.

Cachemire, police d’État

Puri n’occupe son poste à Uri que depuis quelques semaines à l’époque, supervisant une équipe d’officiers qui assurent la protection des agents des douanes. Il fait froid cet après-midi là, et les agents croisent les bras sur leur torse pour se tenir chaud tandis qu’ils observent Puri enfoncer une baguette métallique dans un sac d’amandes choisi au hasard.

Un sac d'héroïne confisqué par la police d'UriCrédits : Sami Siva

Un sac d’héroïne confisqué par la police d’Uri
Crédits : Sami Siva

Tandis qu’il donne de petits coups dans le sac, les officiers remarquent que la tige tape contre quelque chose. Puri  ouvre le sac. Sous une petite marée d’amandes, il trouve un bloc solidement emballé, avec à l’intérieur quelque chose qui ressemble beaucoup à de l’héroïne. La moitié d’un afghani rose, un billet presque insignifiant d’une valeur d’environ 0,02 euros, est attachée sur le paquet. D’autres hommes de son équipe arrivent sur les lieux. Le conducteur laisse alors tomber sa tête contre la paroi de sa cabine. « Nous avons trouvé 148 sacs d’amandes, et 114 d’entre eux contenaient un bloc d’un kilogramme de monoacétylmorphine – un type d’héroïne – enfoncé au centre », témoigne Puri. « La drogue était totalement pure donc les fournisseurs indiens auraient facilement pu tirer 500 kilogrammes d’héroïne de ces 114 paquets, voire plus, avant d’en envoyer en Amérique et partout dans le monde. C’était une sacrée prise. » Avec le temps, la police de l’État de Jammu-et-Cachemire a appris que chaque billet afghani comportait un numéro de série aux deux extrémités : d’après Puri, les billets étaient coupés en deux puis rattachés aux paquets afin d’établir une sorte de système de suivi. L’autre bout de chaque afghani était envoyé en Inde, afin que les destinataires des billets coupés puissent ensuite faire correspondre les numéros de série avec la moitié accrochée au paquet d’héroïne qui leur revenait dans le camion. « Dites-vous bien que le conducteur a consacré plusieurs années à se  lier d’amitié avec les forces de sécurité aux frontières, afin de gagner leur confiance », explique Puri en décrivant la saisie et en secouant la tête. « Il s’agit d’un système sophistiqué et bien organisé qui rapporte des millions de dollars américains. »

Le camion pakistanais transportait 114 kg d'héroïne pureCrédits : Sami Siva

Le camion pakistanais transportait 114 kg d’héroïne pure
Crédits : Sami Siva

À une trentaine de kilomètres de la ligne de contrôle qui sépare la région occupée par l’Inde de la région pakistanaise, dans la zone contestée, le village d’Uri, un no man’s land montagneux et luxuriant au terrain aussi vaste qu’irrégulier, est un endroit que connaissent peu d’étrangers. La région n’en finit pas de fasciner, à la fois par sa beauté naturelle mais aussi par son climat miné par les conflits. De larges contingents de policiers et de militaires font tampon entre ces nations séparées.

Corruption

Le conflit au Cachemire remonte à la partition de l’Inde en 1947, et à la formation du Pakistan en tant que nation souveraine. Depuis, trois guerres ont éclaté entre l’Inde et le Pakistan concernant cette région majoritairement musulmane, et les conflits violents entre les indépendantistes et l’armée indienne sont monnaie courante. Les nombreuses violations des droits de l’homme perpétrées par l’armée indienne et la police locale durant les années 1990 et au début des années 2000 continue de hanter la zone. De nombreux Cashmiris se méfient des autorités, et rendent la coopération entre la presse et les responsables locaux difficile. En décembre 2014, le photographe Sami Siva et moi-même avons reçu l’autorisation d’ A.G. Mir (Abdul Ghani Mir), le chef de la police d’État de Jammu-et-Cachemire, de visiter la ligne de contrôle. C’est Mir qui nous a raconté l’histoire de la saisie. Uri résume parfaitement la Vallée du Cachemire : unique dans la complexité de ses intersections, entre les collines escarpées et verdoyantes et les vallées creusées par de petits ruisseaux. Assombrie par une atmosphère générale d’oppression et de tristesse, la ville fait l’objet de contrôles par la police et les militaires à chacune ou presque de ses routes sinueuses.

Journée normale à Uri, située du côté Indien de la frontièreCrédits : Sami Siva

Les femmes d’Uri
Crédits : Sami Siva

Lorsque nous avons visité la région, de jeunes hommes jouaient au cricket sur des terrains au sommet de collines surplombant les capuchons blancs du Bas Himalaya, tandis que des Jeep de l’armée les dépassaient en file indienne. Uri tenait autant de la rêverie idyllique que du cauchemar militaire, comme prisonniers d’un même songe. Si la violence politique entre militants et policiers s’est déchaînée par intermittence pendant des décennies, le trafic international de stupéfiants, aux enjeux plus élevés, semble en revanche être une menace nouvelle, étant donné que les échanges entre l’Inde et le Pakistan à travers la ligne de contrôle n’ont débuté qu’en 2008. Presque six ans et demi plus tard, les saisies de drogue sont devenues récurrentes, assez pour menacer de mettre fin au commerce de ce côté de la frontière. Les drogues qui traversent le plus souvent la ligne de contrôle sont l’héroïne afghane et des opiacés similaires dont la production s’est développée depuis que les États-Unis ont envahi le pays en 2001. Pour les drogues à base d’opiacés, le point d’entrée principal en Inde reste le Pendjab, où dans certains cas les sacs d’héroïne sont tout simplement balancés par-dessus le grillage de la frontière comme des balles de tennis. D’après la police, le Cachemire devient progressivement un terrain de lutte contre le trafic international d’héroïne, en particulier pour des livraisons plus conséquentes comme celle découverte en janvier 2014 par l’officier Puri.

À la douane, on observe une file de camions similaires à celui qui transportait des amandes.

Après avoir passé la frontière, un voyage incertain attend l’héroïne importée clandestinement en Inde par l’Afghanistan et le Pakistan. Une partie de la drogue, comme l’affirme Puri, est sûrement envoyée hors du pays et disséminée à travers le monde. L’Afghanistan produit la majeure partie de l’héroïne vendue sur le marché mondial, et pour atteindre les rivages lointains de l’Europe et des États-Unis, la logique veut qu’elle parte de quelque part. Une deuxième partie repart probablement financer les activités terroristes, comme Puri le soutient également, même s’il est difficile de savoir dans quelle mesure. Mais il existe un autre effet certain de ce commerce : la consommation de drogue par le peuple indien. Si les statistiques en Inde ne sont pas fiables, le Pendjab, l’État voisin du Jammu-et-Cachemire, est rongé par une importante épidémie d’addiction à l’héroïne. Certains médecins et militants anti-drogue avec lesquels nous avons parlé disent qu’elle pourrait affecter sur plusieurs générations à venir cet état qui, financièrement, dépend entièrement de l’agriculture. Dans n’importe quelle ville agricole du côté pakistanais de la frontière du Pendjab – comme Ajnala, un endroit paisible avec ses fleurs jaune canari et ses rizières à perte de vue – il n’est pas nécessaire  de beaucoup chercher pour voir des personnes se shooter à l’héroïne. Là-bas, les autochtones vont dans ce que les militants anti-drogue appellent des « zone sensibles », des espaces de verdure généralement déserts, le long de chemins de terre, pour s’injecter de la drogue. Dans ces endroits démunis, on trouve des seringues usées par centaines, maculées de sang et souvent cassées en deux. Au Cachemire, l’utilisation de l’héroïne est moins problématique, mais les experts avec lesquels nous nous sommes entretenus insistent sur le fait que sa consommation est en nette progression et que le poison est plus accessible que jamais.

Umesh Sharma, toxycologue basé à New DehliCrédits : Sami Siva

Umesh Sharma, toxycologue basé à New Dehli
Crédits : Sami Siva

Umesh Sharma, 58 ans, est un conseiller en toxicomanie basé à New Delhi. Je l’ai rencontré la première fois en juillet 2014, durant la conférence internationale sur le sida, à Melbourne, en Australie. Il m’a alors parlé de l’étendue du problème causé par le passage de l’héroïne de l’autre côté de la frontière. Sharma a connu l’épidémie de drogue dans l’Inde du Nord de manière plus viscérale encore que la plupart des spécialistes : il a combattu sa propre addiction à l’héroïne depuis l’âge de 15 ans, et s’en est finalement sorti en 1989 grâce au même genre de traitement et d’assistance que ceux qu’il offre aujourd’hui. Sharma assure que l’héroïne qui passe la frontière pakistanaise vers le nord de l’Inde (comme la livraison retrouvée dans le camion rempli d’amandes) crée sur son passage des addictions qui ne sont pas prêtes d’être éliminées. « Les drogues qui entrent par des endroits comme le Cachemire ou Pendjab arrivent directement à Delhi et partout dans le nord de l’Inde », explique t-il. « Tout provient d’Afghanistan, mais avant que quiconque ne le remarque, il n’en reste que de petites quantités ; seulement des consommateurs qui vendent à d’autres consommateurs. Cela rend la trace de ce commerce difficile à suivre. » Sharma suggère également que l’application des lois et la complicité du gouvernement jouent aussi un rôle dans le développement du commerce frontalier. « Si les gens faisaient leur boulot au lieu de succomber à la corruption », dit-il, « le problème lié à l’héroïne dans l’Inde du Nord serait bien moins important qu’il ne l’est devenu. Ils ne pensent pas à la détresse des consommateurs. » Mes appels à l’État à ce propos n’ont jamais été fructueux, et Mir, le chef de la police de Jammu-et-Cachemire, nie complètement la possibilité qu’un de ses officiers puisse être impliqué dans le trafic de drogues.

Le vent d’Uri

H.C. préfère n’être appelé que par ses initiales. Héroïnomane, il travaille dans la boulangerie de ses parents à Ajnala, au Pendjab, connue dans la région pour ses biscuits légèrement sucrés, que les habitants du coin mangent traditionnellement à l’heure du thé. Il a 21 ans, et s’injecte de l’héroïne importée d’Afghanistan depuis déjà deux ans – l’époque où, d’après lui, la drogue a commencé à affluer en masse dans son quartier. Il affirme que l’héroïne est « arrivée comme ça » dans sa ville natale, infestant son lycée, où presque tous ses camarades en prenaient. « 95 % », avance-t-il. H.C. dit également avoir connu des utilisateurs décédés par suite d’une prise de drogue, à cause d’une overdose, ou bien de maladies comme le sida ou l’hépatite. S’il a commencé à en prendre, c’est à cause de son stress : ses amis lui disaient que cela l’aiderait à se détendre et à mieux dormir. H.C. ajoute qu’il n’a jamais vu de paquets aussi gros que ceux décrits par l’officier Puri, et que la plupart des dealers qu’il connaît ne sont que d’autres consommateurs.

Un cycliste passe à coté d'un champ utilisé pour se shooter à l'héroïne Crédits : Sami Siva

Un cycliste passe à coté d’un champ utilisé pour prendre de l’héroïne
Crédits : Sami Siva

« Je ne sais absolument pas comment l’héroïne arrive ici », avoue-t-il. « Nous autres, les drogués, on ne la voit qu’en petite quantité. Elle arrive un jour, juste comme ça. » La petite quantité dont parle H.C. ressemble à ce qu’il a dans la main au cours d’une fraîche après-midi de décembre, alors que nous le suivons jusqu’au bord d’un ruisseau d’Ajnala, au Pendjab. Sur place, il ouvre sa paume pour révéler un petit paquet rouge de la taille d’une boule de gomme, qui renferme une petite bille de poudre jaunâtre. H.C. prend la bille et la dépose dans une seringue propre qu’il a remplie de l’eau trouble du ruisseau, à quelques mètres à peine de l’endroit où se baignait un buffle. Il s’injecte la drogue, secoue la tête sous l’emprise de l’héroïne et nous propose une virée en moto que nous refusons poliment. Puis il allume une cigarette Navy Cut et réfléchit au fléau de la dépendance qui gangrène son quartier. « Pour le bien des familles, les drogues comme celle-ci devraient rester à jamais interdites », dit-il, tandis que ses pupilles s’étrécissent sous l’effet de la drogue. « On devrait châtier les gens qui la vendent. » Aucun des destinataires de la seconde moitié des billets afghanis n’a encore été puni à ce jour. C’est en grande partie dû à la complexité du travail de la police, prise entre d’hostiles frontières internationales et submergée par le nombre de convois clandestins dans la région. Quant aux individus impliqués dans l’affaire au-delà des frontières, au Pakistan comme en Afghanistan, ils sont eux aussi totalement invisibles. Le chauffeur du camion – un citoyen pakistanais dont le nom ne peut être cité dans cet article pour des raisons juridiques – est la seule personne à avoir été arrêtée jusqu’ici. Puri suppose que le conducteur n’était qu’un transporteur occasionnel qui cherchait à gagner un peu d’argent. Il ne devait même pas être au fait de l’ampleur de sa cargaison avant qu’il ne soit trop tard.

Une affiche d'un centre de conseil en désintoxication à SrinagarCrédits : Sami Siva

Une affiche d’un centre de conseil en désintoxication à Srinagar
Crédits : Sami Siva

Dans son bureau, Puri nous sert un kahwa chaud accompagné de biscuits, alors qu’il nous montre les photos des billets afghanis attachés aux blocs d’héroïne, un mélange de fierté et d’étonnement peint sur le visage, comme s’il n’arrivait toujours pas à saisir l’entière complexité du système mis à nu. Il nous montre également une photo du chauffeur se tenant devant son camion peint à la main, les traits tirés par le désespoir. « On le voyait à sa tête, que ce n’était pas la meilleure journée de sa vie », dit-il ironiquement. Près d’un an après l’arrestation, Puri et son équipe nous font passer en revue les preuves, parmi lesquelles l’héroïne qui a été saisie ce jour-là, emprisonnée dans des sacs en toile. Les drogues attendent la décision du juge, qui demandera à ce qu’elles soient brûlées – le protocole standard pour les saisies d’héroïne en Inde, d’après Puri. Il nous présente également le camion vide, qui prend à présent la rouille dans l’enceinte du poste de police, encerclé par des pics de montagne disparaissant dans l’horizon. « Et voilà », lâche-t-il en haussant les épaules. Nous gagnons ensuite le bureau de douane, à l’intérieur de la ligne de contrôle où le camion a été arrêté. Sur le chemin, nous passons par cinq points de contrôle successifs, où des militaires en file indienne, munis de leurs AK-47, vérifient nos papiers et font sentir l’intérieur de notre véhicule par leurs chiens. Ce n’est qu’une voiture de location, avec au volant un conducteur de Srinagar, la capitale d’été du Cachemire, embauché pour la journée. À part nous, les seuls civils dans cette zone d’Uri sous contrôle de l’armée sont autorisés à circuler librement car ils habitent la ville. Ils vivent principalement dans les vallées et sont pour la plupart indiens de nationalité. Nous entrapercevons, pré-adolescents pour la plupart. Ils poussent ce qui ressemble à un vieux réfrigérateur abandonné en haut d’une énorme colline verdoyante, et donnent de grands coups dans de petites pierres à l’aide d’une batte en plastique.

Crédits : Sami Siva

À flanc de colline
Crédits : Sami Siva

À la douane, on observe une file de poids lourds similaires à celui qui transportait des amandes. Ils sont arrêtés, alignés les uns derrière les autres pour une raison inconnue, et décorés de petits dessins d’oiseaux, soigneusement entourés par une écriture ourdou nette et précise. Autour du poste ne s’étendent que rochers et forêts, et le bruissement calme du vent glacé qui souffle dans les collines. « On essaie d’attraper tout le monde », dit Puri à propos de la lutte contre le trafic de drogue. « Mais il y a toujours de nouvelles personnes qui essaient de trouver des moyens de passer. » [Le voyage nécessaire à la réalisation de cette histoire a été financé par une subvention du Centre Pulitzer pour le reportage de crise.]


Traduit de l’anglais par Anastasiya Reznik d’après l’article « Kashmir’s Heroin Highway », paru dans Roads & Kingdoms. Couverture : Poste frontalier d’Uri, par Sami Siva.