On raconte que c’est une tempête qui fit dériver David O’Keefe au large de Yap en 1871, et lorsqu’il quitta l’île trente ans plus tard, c’est une autre tempête qui causa sa noyade alors qu’il tentait de rentrer chez lui, à Savannah. Entre ces deux dates, O’Keefe s’est gravé une place éternelle dans l’histoire du Pacifique. Pour la presse de l’époque, il y était parvenu en devenant « le roi des îles cannibales » : un Irlandais roux, qui mesurait 1,80 m et menait une existence idyllique, était le « chef d’un millier » d’indigènes et commandait « une armée personnelle de douze sauvages nus » – « ils n’avaient pas d’éducation, mais ils le révéraient, et ses lois étaient les leurs ». C’est cette version de l’histoire qui a été racontée au cinéma un demi-siècle plus tard dans le très moyen His Majesty O’Keefe (Le Roi des îles), avec Burt Lancaster, sorti en 1954. Et par une ruse de l’histoire, c’est aussi cette version que les descendants de O’Keefe tiennent pour véritable en Géorgie, comme l’a démontré la chercheuse Janet Butler.

Misère du marin

La réalité est bien différente et par certains aspects, encore plus spectaculaire. Car si O’Keefe ne fut jamais roi, il créa sans aucun doute le commerce privé le plus rentable du Pacifique et, à une époque où tous les marchands de la région exploitaient les habitants des îles avec qui ils passaient des accords, en comptant sur les vaisseaux de guerre des États-Unis et de l’Europe pour les soutenir, il travaillait au contraire en étroite collaboration avec eux, il comprit leur culture et fit fortune en gagnant leur confiance. Voilà les raisons pour lesquelles on devrait se souvenir de O’Keefe, car si le vieux capitaine n’était pas le plus saint des hommes (il avait au moins trois femmes, bon nombre de maîtresses et il donna le goût de l’alcool et des armes à feu aux habitants de Yap), son nom est toujours commémoré sur l’île aujourd’hui. Aussi étrange que cela puisse paraître, O’Keefe était entré dans les bonnes grâces des Yapais en s’assurant le monopole de la livraison de l’unique monnaie de l’île : des pièces géantes mesurant chacune près de quatre mètres et pesant jusqu’à quatre tonnes et demi. Mais n’allons pas trop vite. Commençons par l’histoire alambiquée qui amena O’Keefe sur Yap. Selon toute vraisemblance, le capitaine était né en Irlande autour de l’année 1823 et avait rejoint les États-Unis en tant que travailleur non-qualifié au printemps 1848. Cette date suggère qu’il fit partie du million de migrants qui fuirent l’Irlande à cause de la grande famine de 1845, due à la pénurie de pommes de terre. Mais, contrairement à la plupart des Irlandais qui débarquèrent à New York pour ne plus quitter la ville, O’Keefe continua son périple jusqu’à Savannah, où il jeta l’ancre en 1854. Après avoir travaillé sur les chemins de fer, il prit la mer et parvint à devenir le capitaine de son propre navire. Pendant la guerre de Sécession, il est dit qu’il servit l’armée confédérée en tant que forceur de blocus.

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Cascade Cove
William Hodges, 1775

Quelle que soit la véracité de cette histoire, les affaires de O’Keefe prospérèrent un bref instant pendant la Reconstruction qui suivit la guerre de Sécession, avant que son sale caractère légendaire ne le mène au devant de gros ennuis. En tant que capitaine du Anna Sims, amarré dans le port de Darien, en Géorgie, il se disputa violemment avec un membre de son équipage. Le matelot frappa O’Keefe avec une barre de métal ; le capitaine répliqua d’un coup de pistolet en pleine tête. Il passa alors huit mois en prison, condamné pour meurtre, avant de regagner sa liberté en prouvant qu’il s’agissait de légitime défense. Environ à la même époque, autour de 1869, il se maria avec une jeune fille de Savannah nommée Catherine Masters. Ce qui conduisit O’Keefe hors de Géorgie reste un mystère. Ce que la tradition familiale a retenu, c’est qu’il avait poussé un second matelot dans le fleuve Savannah quelques mois après sa sortie de prison : craignant d’avoir noyé son adversaire, O’Keefe s’engagea sur le steamer Beldevere et s’enfuit à Liverpool, puis vers Hong Kong et le Pacifique. Reste qu’aucune preuve du combat n’a pu être retrouvée et il est tout aussi possible que ce soit sa fortune, qui n’en finissait pas de s’amoindrir, qui mena l’Irlandais au désespoir. Un historien a remarqué qu’en 1870, O’Keefe en était réduit à planifier des excursions quotidiennes sur la côte pour pique-niquer. Dans un cas comme dans l’autre, le capitaine quitta Savannah et on n’entendit plus parler de lui jusqu’au jour où son nom refit surface à Hong Kong à la fin de l’année 1871, dans une lettre qu’il écrivit à sa femme pour lui envoyer un chèque de 167 dollars et lui promettre qu’il serait rentré pour Noël – une promesse qu’il ne parvint pas à tenir. Catherine O’Keefe entendit de nouveau parler de son mari lorsqu’il lui écrivit une lettre dans laquelle il demandait à sa femme de lui envoyer le brevet de capitaine dont il avait besoin pour diriger un navire, signe qu’il allait rester quelques temps encore dans le Pacifique. Au début de l’année 1872, O’Keefe avait atteint Yap, un petit archipel composé d’îlots connectés dans l’archipel des Carolines. Il y avait de bonnes raisons d’apprécier Yap. L’île flotte juste au-dessus de l’Équateur dans la moitié ouest de l’océan Pacifique et était fort bien située pour le commerce, à distance de voile de Guam, des Philippines, de Hong Kong et des Indes orientales, le nom que l’on donnait alors à l’Indonésie. Ses habitants étaient bienveillants, à une époque où, sur les îles voisines, il n’était pas rare de rencontrer des tribus qui tuaient encore les étrangers. Et Yap était extrêmement fertile. Les cocotiers abondaient, ce qui faisait de l’île un lieu de prédilection pour les trafiquants d’huile de coprah (de la chair de noix de coco séchée, un élément important dans la conception d’huile pour les lampes). Dans la lagune fourmillaient les concombres de mer, une délicatesse asiatique très appréciée à l’époque.

L’île du capitaine

Si l’on s’en tient aux sources traditionnelles, on apprend que O’Keefe est arrivé sur Yap plus ou moins par hasard – une tempête aurait fait échouer le capitaine sur le rivage, où il aurait été retrouvé par un habitant de Yap nommé Fanaway, qui l’aurait soigné et lui aurait appris les rudiments de la langue parlée sur l’île. Cette version des faits est celle en laquelle croient les descendants du capitaine, mais des sources locales suggèrent que O’Keefe serait arrivé sur Yap pour faire du commerce, dans un bateau délabré nommé Catherine, en l’honneur de sa femme : il aurait tant aimé l’endroit qu’il y serait resté. Quelle que puisse être la véritable histoire, il ne fallut pas longtemps au capitaine pour se débarrasser de ses responsabilités familiales. Certes, Catherine O’Keefe ne fut jamais abandonnée par son mari : il continuait à lui envoyer des sommes d’argent substantielles une ou deux fois par an, et le dernier chèque qu’il put tirer de son commerce fut reçu à Savannah en 1936. Cela dit, les lettres qu’il envoyait à sa femme devinrent très rapidement moins affectueuses, sa signature passant d’un « Votre mari qui vous aime » à un « Au revoir, sincèrement vôtre », jusqu’au décourageant « Vôtre, comme vous le méritez ».

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Batman signing the treaty with the Aboriginals
John Wesley Burtt, 1875

Il n’est pas bien difficile de comprendre pourquoi Catherine, à des kilomètres de là, restée aux États-Unis, s’effaça rapidement de l’esprit de son mari. La vie dans le Pacifique n’avait rien d’idyllique, les premières années. O’Keefe, qui fut employé quelques temps par la Celebes South Sea Trading Company, fut envoyé pour une mission dangereuse dans les Hermit Islands à la recherche de concombres de mer. Il perdit tant d’hommes à cause de la fièvre qu’il ne navigua plus jamais en Mélanésie. Peu de temps après, il perdit son travail car son chef fut tué d’un coup de hache à la tête sur l’île de Palau, et il passa la fin des années 1870 à lutter pour créer son propre commerce. C’est-à-dire établir un réseau de stations d’échange de biens malgré la concurrence, recruter des hommes européens peu dignes de confiance sur les côtes de Hong Kong et de Singapour, et ajouter petit à petit de nouveaux vaisseaux à sa flotte : le Seabird en 1876, le Wrecker en 1877, le Queen en 1878 et le Lilla en 1880. Deux épiphanies transformèrent O’Keefe, le faisant passer d’un négociant de plus au statut de plus grand marchand à plusieurs milliers de kilomètres à la ronde. La première le frappa dans les années 1870, alors qu’il explorait les Freewill Islands, au large de la côte nord de la Nouvelle-Guinée, et ressentit immédiatement l’énorme potentiel économique d’un îlot étroit nommé Mapia, long de quatorze kilomètres et couvert de forêts de cocotiers très denses. La plupart des habitants de Mapia avaient été décimés lors des assauts orchestrés par le chef de l’île voisine, Ternate. L’Irlandais rendit visite au sultan et négocia un traité qui lui donnait les droits exclusifs sur la récolte des noix de coco de Mapia, pour la modique somme de 50 dollars par an. En 1880, la petite bande de sable produisait 180 tonnes de coprah par an. Le sultan honora sa promesse et refusa toute proposition de marchands rivaux qui souhaitaient réclamer leur part de ce gâteau doré. La seconde épiphanie vint sur l’île de Yap elle-même, et elle garantit au capitaine une loyauté éternelle de ses habitants. Quand il comprit mieux leur culture, l’Irlandais se rendit compte qu’il n’y avait qu’une seule commodité que les Yapais convoitaient : la monnaie de pierre, qui fit connaître l’île et qui était utilisée dans chaque transaction de haute valeur sur Yap. Ces pièces étaient extraites de l’aragonite, une roche calcaire très spéciale qui scintillait à la lumière et qui était une grande valeur parce qu’elle ne se trouvait pas sur l’île. Le génie de O’Keefe fut de comprendre que, en important ces pierres sur les terres de ses nouveaux amis, il pouvait les échanger contre de la main-d’œuvre pour cultiver les plantations de cocotiers de Yap. Les habitants de l’île ne souhaitaient pas transpirer pour les bibelots qui servaient de monnaie d’échange ailleurs dans le Pacifique, mais ils auraient sué sang et eau pour la monnaie de pierre.

Elle demeura la propriété du chef qui avait financé son extraction, même si elle reposait par plusieurs centaines de mètres de profondeur à des kilomètres de la côte.

Les pièces, connues sous le nom de fei, étaient extraites à 400 kilomètres de là, sur l’île de Palau, et variaient en taille, de quelques dizaines de centimètres jusqu’à trois mètres de diamètre. Chacune était taillée avec soin et était plus épaisse au centre que sur les bords ; chacune avait un trou percé au centre et les plus larges d’entre elles étaient transportées sur des poteaux par des groupes d’hommes yapais. La valeur d’une pièce ne dépendait pas simplement de sa taille : elle était mesurée au moyen d’une formule complexe qui incluait des facteurs comme l’âge de la pièce, la qualité de sa taille ou encore le nombre de vies qui avaient été perdues dans le voyage pour l’amener sur Yap. En plus de changer littéralement de main quand elles étaient utilisées lors d’une transaction, les plus grosses pièces, invariablement possédées par les chefs, trônaient à l’entrée des villages et restaient à l’endroit prévu pour elles. L’anthropologue William Furness découvrit en 1908 que chacun des 6 000 habitants de Yap semblait savoir qui possédait quelle pièce, et certains d’entre eux pouvaient dresser un historique de la propriété qui remontait à plusieurs siècles en arrière. Il n’était même pas nécessaire qu’une pièce atteigne Yap pour avoir de la valeur. Furness raconte qu’une fei gigantesque avait été perdue dans le naufrage du canoë qui la transportait : un nombre suffisant de survivants « témoignèrent de ses dimensions et de son raffinement » pour que sa valeur soit reconnue, et elle demeura la propriété du chef qui avait financé son extraction, même si elle reposait à plusieurs centaines de mètres de profondeur au large de la côte. Les habitants de Yap ont probablement commencé à utiliser les feis au début du XVe siècle, même si les pierres étaient alors si difficiles à extraire avec des outils faits de coquillages et à transporter entre les îles qu’elles étaient très rares avant 1840. C’est l’un des prédécesseurs de O’Keefe qui les détailla le premier : Alfred Tetens, un marchand allemand qui voyagea en 1865 sur Yap à bord d’un gros navire. Il avait pris à son bord « dix habitants qui souhaitaient retourner chez eux avec de grosses pierres qu’ils avaient taillées à Palau ». Il était clair que les habitants de Yap cherchaient par tous les moyens à trouver des alternatives au transport des pierres par canoë : O’Keefe sut répondre à cette demande. En 1882, il employait 400 insulaires à l’extraction des fei sur l’île de Palau – soit près de 10 % de la population de Yap. Ce marché avait ses inconvénients, au premier rang desquels l’introduction de l’inflation causée par l’augmentation soudaine du nombre de pièces disponibles. Mais cela avait du sens pour O’Keefe. Les habitants de Yap, après tout, fournissaient l’effort nécessaire pour extraire les pierres et pour cultiver les cocotiers de l’île. Les dépenses du capitaine étaient réduites à leur minimum les jours de voyage maritime : quelques vivres et le salaire de ses matelots. En retour, il récoltait les bénéfices de plusieurs milliers d’heures de travail, bâtissant une compagnie marchande valorisée selon différentes estimations entre 500 000 dollars et 9,5 millions de dollars. Désormais riche et au service de personne sinon de lui-même, l’Irlandais estima qu’il était temps de se consacrer à son propre plaisir. Il maria deux nouvelles femmes. La première, qui resta sur l’île de Mapia, se nommait Charlotte Terry : elle était la fille d’une femme de l’île et de l’ancien employé de O’Keefe, qui s’occupait de ses affaires ici. La seconde, et cela prêtait plus au scandale, était la tante de Charlotte. Cette troisième femme, qui se nommait Dolibu, était une insulaire du Pacifique née sur l’île de Nauru. Le bruit courait qu’elle était une sorcière qui avait charmé O’Keefe grâce à ses pouvoirs magiques : Dolibu s’installa avec lui sur Yap, eut plusieurs enfants et intima au capitaine l’ordre de ne jamais prononcer le prénom de sa nièce en sa présence.

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Resolution and Adventure in Matavai Bay
William Hodges, 1776

Au début des années 1880, David O’Keefe fut assez riche pour se construire une maison de briques rouges sur Tarang, une île au milieu du port de Yap. En plus d’une immense bibliothèque dans laquelle on pouvait trouver les meilleurs livres de l’époque – la passion du capitaine pour la lecture était bien connue –, il fit importer un piano, des ustensiles de cuisine en argent et des antiquités de valeur. On trouvait sur sa propriété quatre grands entrepôts, un dortoir pour ses employés, un quai qui pouvait accueillir jusqu’à quatre navires et un magasin baptisé O’Keefe’s Canteen où l’on trouvait du rhum local, vendu 5 cents l’unité.  Il y avait toujours des tas de personnes à s’activer sur la propriété. La cantine était tenue par un homme nommé Johnny dont le bruit courait qu’il était un voleur, un alcoolique et un génie de la mécanique. Dolibu avait deux cuisiniers et un serviteur particulier et l’on pouvait aussi croiser des membres de l’équipe qui s’occupaient des chargements et des débarquements des navires, tous des habitants de Yap payés « cinquante centimes la journée, en plus de la tambouille et de la boisson ». Et bien que Yap fut officiellement une partie des colonies maritimes de l’Empire espagnol après 1885 et de l’Allemagne après 1898, O’Keefe avait hissé son propre drapeau sur Tarang – les lettres « OK » en noir sur un fond blanc. Beaucoup d’histoires témoignent de la bienveillance de O’Keefe vis-à-vis des habitants de Yap, et c’est peut-être céder à la facilité du recul historique que de critiquer la vente des armes et du rhum aux insulaires ; ceux qui visitèrent Yap assuraient que l’Irlandais ne vendait de l’alcool que parce que des marchands rivaux, en plus des gouvernements espagnol et allemand, le faisaient aussi. Bien entendu, son altruisme avait des limites et O’Keefe n’imaginait certainement pas être en tort quand il exploitait le gouffre qu’il y avait entre les prix pratiqués en Occident et la monnaie des habitants de Yap. John Rabé, qui visita Yap en 1890, nota que O’Keefe échangeait une pièce de monnaie de pierre de 120 centimètres –  que les habitants de Yap avaient faite eux-mêmes mais qu’il avait importée avec l’un de ses navires – contre 100 sacs de coprah, qu’il vendait 41,35 dollars l’unité. Pendant la plus grande partie de ces vingt années, O’Keefe jouit du fruit de son travail et de celui de ses hommes. Vingt à trente voiliers faisaient escale tous les ans à Yap, qui était devenu le plus grand entrepôt du Pacifique, et un grand navire à vapeur venait s’amarrer dans le port toutes les huit semaines pour charger la coprah et décharger des marchandises. Bien entendu, tout cela ne fit pas que des amis à l’Irlandais : un visiteur rapporta qu’il était « en guerre avec tous les blancs de l’île, qui le détestaient profondément ». En 1883, la tension était si forte que les ennemis de O’Keefe profitèrent de la venue d’un vaisseau de guerre anglais pour l’accuser de plusieurs faits de cruauté. Ils affirmèrent que des hommes de Yap sur l’île de Lilla avaient été suspendus par les pouces et fouettés ou jetés à la mer dans des zones infestées de requins. Pourtant, quand le capitaine du HMS Espiègle investigua, il jugea que ces accusations étaient « complètement infondées ». O’Keefe, affirma-t-il, avait été mis en accusation à tort par des concurrents « jaloux de son succès et de ses relations avec les habitants de Yap ».

La sépulture d’un roi

Ce n’est qu’autour de 1898 que la fortune de O’Keefe commença à diminuer. Les pucerons des feuilles – un nuisible amené sur l’île par les cargaisons de marchandises – commencèrent à infester les plantations de Yap, réduisant la production de coprah à 100 tonnes par an. L’île fut touchée par deux typhons très violents et les Allemands s’agacèrent de l’indépendance tenace du capitaine. Enfin, en 1901, O’Keefe quitta Yap. Il laissa derrière lui Charlotte et Dolibu mais emmena avec lui ses deux fils les plus âgés, pour un voyage qui semblait être celui du retour à Savannah.

Il avait été recueilli accroché à un poteau, mourant de faim. Il avait eu le temps de prononcer son nom : O’Keefe.

Il ne revint pourtant jamais. En mai 1901, son vaisseau, une goélette baptisée Santa Cruz, fut emportée par un autre typhon et sombra dans les eaux profondes du Pacifique. On n’entendit plus jamais parler de l’Irlandais, même si une histoire étrange fut entendue autour de Guam six mois plus tard : un vaisseau qui faisait escale dans le port aurait demandé la permission d’enterrer le corps d’un naufragé. Il avait été recueilli accroché à un poteau, mourant de faim. Il avait eu le temps de prononcer son nom : O’Keefe. La nouvelle de la mort du capitaine mit un certain temps avant d’atteindre la Géorgie, mais dès qu’elle se répandit, elle causa autant d’horreur – à cause de la bigamie de O’Keefe et de ses mariages avec des femmes étrangères – que d’envie. Catherine, folle de rage lorsqu’elle découvrit que son mari avait légué par testament sa fortune à Dolibu, engagea un avocat de Savannah afin qu’il voyage jusqu’à Yap pour réclamer sa propriété. Malgré sa promesse de revenir de Yap avec au moins un million de dollars, l’homme ne put conclure qu’un accord au nom de Catherine qui lui rapporta à peine 10 000 dollars. Pendant des années et jusqu’à sa mort en 1928, elle hanta les tribunaux de Savannah : « Une grande femme décharnée… très droite… toujours vêtue du noir du deuil », portant l’espoir vain qu’elle allait retrouver « ce qui lui appartenait légalement ».

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O’Keefe mort et les Allemands complètement installés, l’avenir des habitants de Yap commença à s’assombrir autour de 1901. Les nouveaux souverains enrôlèrent les insulaires de force pour creuser un canal à travers l’archipel, et, quand ils virent que les habitants de Yap ne travaillaient pas de bon cœur, ils réquisitionnèrent leur monnaie de pierre, défigurant les pièces en les peignant de croix noires et disant aux malheureux Yapais qu’elles ne pourraient être rachetées qu’en travaillant. Pire, les Allemands promulguèrent une loi qui interdisait aux habitants de Yap de voyager à plus de 300 kilomètres de leur île. Cela mit un terme à l’extraction des feis, même si la monnaie continua à être utilisée après la colonisation de l’île par les Japonais et l’occupation des États-Unis en 1945. Aujourd’hui, Yap est une partie des États fédérés de Micronésie et la plupart des transactions de la vie quotidienne sont faites en dollars. Le souvenir de David O’Keefe est toujours vivant sur l’île, et pas seulement dans des lieux comme la O’Keefe’s Kanteen, qui attire encore les touristes. La monnaie de pierre de l’île est toujours utilisée lorsque les habitants transfèrent des droits ou des territoires. Et tant qu’elle sera utilisée, peut-être qu’un peu de David O’Keefe continuera à hanter l’île accueillante qu’il aimait tant.


Traduit de l’anglais par Julien Cadot. Couverture : John Glover – Mount Wellington and Hobart Town from Kangaroo Point.