Cérès
Le ciel était clair au-dessus de Palerme dans la nuit du 1er janvier 1801. Sous la coupole de l’observatoire, un homme était plongé dans la contemplation silencieuse des étoiles. De temps à autre, il abandonnait la lorgnette de son instrument de cuivre pour griffonner des chiffres et des signes confus dans un carnet, avant de retourner à sa lunette. Le visage de l’astronome, crispé par la concentration, se détendit soudain lorsqu’il aperçut un astre qu’il n’avait jamais vu auparavant. 
En août 1989, l’astronome originaire de Lombardie était allé à la rencontre des plus grands scientifiques européens pour mettre la main sur un équipement de pointe. C’est à Londres qu’il fit l’acquisition du cercle azimutal, inventé par le talentueux opticien anglais Jesse Ramsden, qui lui permettrait de cartographier le ciel. Piazzi s’attela à la rédaction d’un Catalogue des Étoiles, qui en répertorie près de 7 000. Cette nuit-là, témoin solitaire de l’aube du XIXe siècle, Piazzi observa pour la première fois un astre situé à plus de 225 millions de kilomètres de la Sicile. « Sa lumière était plus faible, elle avait la couleur de Jupiter, mais elle était semblable à celle de beaucoup d’autres étoiles », écrivit-il dans un mémoire consacré à ce qu’il crut d’abord être une comète, avant de conclure qu’il s’agissait d’une nouvelle planète. Il calcula chaque soir sa position par rapport à l’horizon grâce à l’instrument de Ramsden et annonça fièrement sa découverte à ses confrères, dans une lettre expédiée le 24 janvier. Il baptisa l’astre Cérès, d’après la déesse romaine de l’agriculture, des moissons et de la fécondité. En vérité, ce corps céleste n’était ni une comète, ni tout à fait une planète. Il s’agissait du premier astéroïde jamais observé par l’homme. Considérés comme des planètes mineures, car beaucoup moins volumineux que celles-ci, ils sont des millions dans le Système solaire. Cérès, pour sa part, possède un diamètre d’environ 950 kilomètres et trône dans la ceinture principale d’astéroïdes, une région située entre les orbites de Mars et Jupiter qui fourmille de ces titans faits de roches, de métaux et de glaces. Deux siècles plus tard, le fait que Giuseppe Piazzi ait choisi de nommer l’astéroïde Cérès semble visionnaire. Les plus éminents scientifiques et entrepreneurs de notre temps y voient en effet une source intarissable de richesses, susceptibles de sauver l’humanité. Parmi eux, Chris Lewicki, PDG de Planetary Resources, l’une des deux entreprises américaines spécialisées dans l’exploitation minière des astéroïdes (leurs concurrents de Deep Space Industries se sont lancés en 2013). Depuis 2012, la compagnie financée par des investisseurs prestigieux comme Larry Page, Eric Schmidt, Richard Branson et James Cameron prépare sa conquête commerciale de l’espace.
« Notre but est d’étendre l’économie de notre planète dans l’espace, en accédant aux ressources disponibles là-haut », explique Lewicki dans un récent film promotionnel. Une ambition clairement énoncée dont on devrait voir les premiers accomplissements au cours des prochaines années.
NEO
À première vue, Chris Lewicki n’a rien de commun avec les grands scientifiques des Lumières. Sérieux et pressé, il porte un costume et son attention est régulièrement happée par son téléphone. Il n’est pas au Portugal pour profiter de la douceur de l’automne lisboète : après sa participation au plus grand événement tech d’Europe, il reprendra l’avion pour Richmond, Washington, où l’entreprise a son siège. Pourtant, l’Américain n’a pas toujours été homme d’affaires. Ingénieur de formation, Chris Lewicki a travaillé à la NASA pendant dix ans. « À l’époque, j’ai été directeur de vol dans le cadre de la mission Mars Exploration Rover », dit-il. Il a veillé à ce que les robots mobiles Spirit et Opportunity atterrissent sans encombre à la surface de la planète rouge, où ils avaient notamment pour objectifs de déterminer la composition géologique du sol martien et de rechercher des indices de la présence d’eau dans son passé lointain. « J’ai également supervisé la mission de la sonde Phoenix, en 2008. » Cette fois-ci, il s’agissait de confirmer la présence de glace d’eau dans la calotte polaire de la planète Mars. Un rêve d’enfant pour Chris Lewicki, qui a toujours ressenti une puissante attraction envers l’espace et ses mystères, ainsi qu’un profond amour pour la planète Terre.
« Envoyer des hommes et des robots dans l’espace nous a permis de nous retourner et de comprendre à quel point notre planète est précieuse », dit-il. « Nous sommes embarqués sur un vaisseau spatial qui s’appelle Terre et il est très fragile. Nous avons parfois l’impression qu’il est vaste, mais en réalité il est minuscule. » Selon lui, l’humanité doit s’assurer de pouvoir vivre où elle veut, sans être coincée sur sa planète-mère. La technologie dont les ingénieurs disposent de nos jours le permet et ils ont parcouru un chemin considérable depuis 50 ans. « À présent, la technologie est abordable et accessible, cela permet à des start-ups de se lancer à la conquête de l’espace avec une équipe de 50 personnes et quelques millions de dollars. » (La société a également lancé en mai un projet de satellites destinés à soutenir les industries agricoles et minières terrestres. Son nom ? Cérès.) Chris Lewicki n’a pas lancé seul Planetary Resources, il a deux cofondateurs de renom. Le premier est l’entrepreneur et scientifique gréco-américain Peter Diamandis, président de la Fondation X PRIZE et de la Singularity University. Sa fondation conçoit des concours à l’ambition démesurée, en partenariat avec des géants de l’industrie de la tech comme Microsoft ou Google, qui ont par exemple donné naissance à Virgin Galactic. La Singularity University, elle, est une société privée installée dans la Silicon Valley qui se propose d’ « éduquer, inspirer et responsabiliser les leaders afin qu’ils appliquent des technologies exponentielles pour répondre aux grands défis de l’humanité ».
À la fois faculté, groupe de réflexion et incubateur de start-ups, elle compte parmi ses membres des personnages comme Ray Kurzweil, Aubrey de Grey et Craig Venter. Le troisième homme de Planetary Resources est Eric Anderson, ingénieur et entrepreneur à l’origine de la société de tourisme spatial Space Adventures, qui envoie des civils dans l’espace lors de vols suborbitaux et bientôt lunaires à des prix démentiels. « Quand vous entendez parler d’un touriste dans l’espace, c’est Eric qui arrange le voyage », résume son cofondateur. Les trois hommes se connaissent de longue date et après qu’Anderson a envoyé son sixième civil dans l’espace, ils ont vu l’opportunité de donner naissance à une industrie florissante au-delà du tourisme.
Nous sommes actuellement au fait de l’existence de près d’un million d’astéroïdes. Au cours des 15 dernières années, nous en avons découvert environ 15 000 qui pourraient servir de banc d’essai à la technique employée par Lewicki et son équipe. On appelle ces corps célestes des géocroiseurs, ou NEO (pour Near Earth Object), car leur orbite les amène près de la Terre. Si près que certains représentent un danger potentiel. Mais la grande majorité d’entre eux ont surtout l’avantage d’être plus proches de nous que la Lune. « Ce sont les objets célestes auxquels il nous est le plus facile d’accéder. Et du fait de leur faible gravité, s’y rendre et revenir demande peu d’énergie », explique Chris Lewicki. La Lune, quant à elle, exige de dépenser une quantité d’énergie conséquente afin de s’assurer d’atterrir en douceur et de pouvoir redécoller. Ce qui surprend le plus lorsqu’on discute avec le PDG de Planetary Resources, c’est l’apparente facilité avec laquelle ce nouveau monde est possible.
Nouveau western
Un seul mot cristallise l’ambition du microcosme des entrepreneurs spatiaux : l’abondance. On le retrouve dans la bouche de Chris Lewicki comme dans celle de ses concurrents Rick Tumlinson, président de Deep Space Industries, et Naveen Jain, fondateur de Moon Express – la première société privée autorisée par le gouvernement américain à exploiter les ressources du sol lunaire. C’est aussi le titre d’un livre de son cofondateur Peter Diamandis, dont la théorie prend à revers le discours rebattu de l’épuisement des ressources terrestres. 
Planetary Resources s’appuiera notamment sur l’impression 3D, la technologie idéale pour épauler la conquête spatiale, industrielle ou civile. Les missions n’embarqueront à bord que l’imprimante nécessaire à la construction de l’équipement, des outils et de l’habitat. Les matériaux seront directement récupérés sur place. « Vous imaginez construire un immeuble à Paris pour le livrer à Lisbonne ? C’est insensé », dit-il. « On ne fait jamais ça, on le construit sur place. Ce sera la même chose sur les astéroïdes, les matériaux de construction seront trouvés sur les lieux. » Sans compter que l’espace est vaste, infiniment vaste. Une entreprise comme Planetary Resources pourra ainsi bâtir des structures aussi grandes qu’elle le souhaite. De vastes zones industrielles. Des villes tentaculaires. « Il y a là-haut assez de ressources pour fournir un habitat à tout homme, femme ou enfant de la planète Terre pour des milliards d’années. » Ce qui pose une autre question : de quel droit ?
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COMMENT L’HOMME VA DEVENIR UNE ESPÈCE MULTI-PLANÈTES
Couverture : Prospection sur un astéroïde. (NASA)





