Dans le club

Dans une scène centrale du Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas, le jeune aventurier Franz d’Épinay visite, au cours d’une partie de chasse, l’île apparemment déserte de Monte-Cristo. Il croise alors le chemin d’un groupe de contrebandiers qui le conduit, les yeux bandés, jusqu’à une grotte secrète où vit leur chef entouré de splendeurs orientales, sous le nom de guerre de Simbad le marin. Simbad – derrière lequel on devine déjà le Comte de Monte-Cristo déguisé – lui sert un somptueux festin, suivi d’un petit bol d’une pâte verdâtre et âcre. « Vous ne pouvez pas deviner, lui dit celui-ci, quelle espèce de comestible contient ce petit vase, et cela vous intrigue, n’est-ce pas ? » s’enquiert Simbad. Franz acquiesce. Simbad lui raconte alors l’histoire d’Hasan-i Sabbâh, dit le « Vieux de la Montagne ». Chef de la secte des Assassins pendant les Croisades, il recrutait ses adeptes en leur faisant consommer une drogue qui « les transportait dans le paradis », et qui les faisait obéir à ses ordres « comme à ceux d’un dieu ». Son hôte reconnaît l’histoire. « Alors, c’est du haschisch ! » s’écrie Franz.

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Alexandre Dumas, par Nadar

C’est bien cela, confirme Simbad, « tout ce qui se fait de meilleur et de plus pur en haschisch à Alexandrie ». « Il y a une lutte de la nature contre cette divine substance, de la nature qui n’est pas faite pour la joie et qui se cramponne à la douleur », poursuit-il. « Il faut que la nature vaincue succombe dans le combat, il faut que la réalité succède au rêve ; et alors le rêve règne en maître, alors c’est le rêve qui devient la vie et la vie qui devient le rêve. (…) Goûtez du hachisch, mon hôte ! goûtez-en ! » Cette scène de l’oeuvre de Dumas reflète son enfance passée absorbé dans la lecture des Mille et une nuits, livre dans lesquelles les mendiants mangeurs de haschisch sont prompts à imaginer leurs taudis se transformer en palais ; mais il provient également d’une source plus directe.

En février 1846, alors que Le Comte de Monte-Cristo, publié en feuilletons, est à l’apogée de sa gloire, la revue littéraire La Revue des Deux Mondes publie un article de Théophile Gautier intitulé « Le Club des Haschischins ». Bien qu’archi-romancé et écrit dans le style gothique typique de l’époque, le texte décrit un salon littéraire bien réel. En 1845, le peintre Fernand Broissard adressa une mystérieuse lettre à Gautier, l’invitant à participer à un rassemblement privé dans les étages supérieurs richement décorés de l’hôtel Pimodan sur l’île Saint-Louis, où vivait Broissard. « Mon cher Théophile, il se prend du hachich lundi prochain 3 Novembre sous les auspices de Moreau de Tours et d’Aubert-Roche, veux-tu en être ?  » annonçait-il. « Dans ce cas, arrive entre 5 et 6 heures au plus tard. Tu prendras ta part d’un modeste dîner, et tu attendras l’hallucination. » Gautier narre cet épisode en adoptant le point de vue d’un néophyte tremblant, faisant route par une nuit d’hiver brumeuse jusqu’à « l’ancien hôtel, lieu de réunion des adeptes ».

En arrivant à la porte, il actionne le heurtoir sculpté, l’ancien pêne rouillé s’ouvre et un vieux portier lui indique le chemin d’un doigt décharné. La première personne qu’il rencontre est un maître de cérémonie mystérieux, le « docteur X », qui dépose une cuillerée de pâte verdâtre dans une élégante soucoupe de porcelaine du Japon avant de la présenter au novice accompagnée d’une bénédiction : « Ceci vous sera défalqué sur votre portion de paradis. » La « confiture » – une préparation égyptienne connue sous le nom de dawamesk, du haschisch mélangé à des fruits secs et des noix caramélisées pour atténuer son amertume – est avalée avec du café turc avant le début du festin : un banquet servi dans de grands verres de Venise, des cruches flamandes, de la porcelaine et des pièces de faïence anglaise à fleurs dépareillées. Les autres convives forment un groupe flamboyant et bohème portant la barbe broussailleuse, des poignards médiévaux et ces dagues orientales recourbées qu’on appelle des kriss. Gautier note que l’effet de la drogue a commencé par altérer son goût : « L’eau que je buvais me semblait avoir la saveur du vin le plus exquis, la viande se changeait dans ma bouche en framboise, et réciproquement. » Ses compagnons prennent la forme de créatures difformes aux « grandes prunelles de chat-huant » dont le nez « s’allongeait en proboscide » – en trompes. Une fois le dîner terminé, quelqu’un crie : « Au salon ! »

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Un salon de l’hôtel Pimodan

D’assassins en haschischins

Le salon est « une énorme pièce aux lambris sculptés et dorés, au plafond peint, aux frises ornées de satyres poursuivant des nymphes dans les roseaux, la vaste cheminée de marbre de couleur, aux rideaux de brocatelle, où respire le luxe des temps écoulés » – les appartements des étages de l’hôtel Pimodan sont restés en l’état. Il se remplit progressivement de figures fantastiques « comme on n’en trouve que dans les eaux-fortes de Callot et dans les aquatintes de Goya », un mélange étrange qui plonge Gautier dans une série de visions, hilarantes et grotesques, interrompues par un récital de piano qui l’emporte vers les cimes de l’extase, d’abord profondément émouvantes puis cauchemardesques, avec l’apparition de formes démoniaques se moquant de lui alors qu’il tente de s’échapper, ralenti par une force invisible. Son récit atteint le summum de son intensité dramatique lorsqu’il entre dans une série de cours gigantesques, pleines de monstres qui l’accompagnent aux obsèques du Temps. Bientôt, l’horloge dont l’aiguille était restée immobile s’anime à nouveau et indique onze heures. Le temps ordinaire est ressuscité et Gautier revient à lui. Le nouvel initié retrouve sa calèche qui l’attend dans la rue. À la publication du reportage de Gautier, Le Club des Haschischins fit grand bruit : c’était l’incarnation fantastique d’un mythe qui fascinait les Européens.

Depuis la première apparition des Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobinisme de l’abbé Barruel en 1797, et après un demi-siècle d’insurrections populaires et de restaurations, beaucoup pensaient que des sociétés secrètes telles que les Francs-maçons et les Illuminati fomentaient les mouvements nationalistes qui donneraient lieu à la troisième révolution française de 1848. Les Francs-maçons de la première heure avaient examiné l’histoire pour trouver des précédents à leur entreprise élitiste et transnationale, et certains d’entre eux avaient rétrospectivement intégré les ordres croisés des Templiers et des Chevaliers teutoniques dans leur lignée. Mais d’où venaient la culture du secret et la structure hiérarchique des Templiers ? D’après de nombreux historiens, les Assassins ont formé la première société secrète, le système d’initiation de Hasan-i Sabbâh était à l’origine de toute conspiration, et la source de son influence maléfique et mystérieuse était le haschisch.

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Une gravure de Hasan-i Sabbâh

Ce lien étonnant fut confirmé en 1809 par le grand orientaliste Silvestre de Sacy, qui avait retracé l’origine des légendaires Assassins et montré que leur nom était dérivé de leur utilisation présumée de la drogue pour laver le cerveau de leurs adeptes et tuer. Depuis ce moment-là, le haschisch a régulièrement été invoqué pour expliquer le fanatisme impitoyable des révolutionnaires à travers les âges. La plus récente contribution académique est l’Histoire de l’ordre des assassins, publiée en 1935 par le baron Joseph von Hammer-Purgstall, un orientaliste autrichien respecté. Monarchiste réactionnaire, il affirmait que la secte des Assassins était le berceau du libertinage, de l’athéisme et de toutes les révolutions : un « empire de conspirateurs » s’appuyant sur une « doctrine d’irréligion et d’immoralité ». Quant au haschisch : une substance blasphématoire rendant son sujet « capable de faire n’importe quoi ». Le Club des Haschischins était une satire outrageuse de telles croyances, se les appropriant tout en les détournant. « Le haschisch finit par remplacer le champagne », déclarait Gautier d’un ton provocateur. « Nous croyons avoir conquis Alger, et c’est Alger qui nous a conquis. »

Pourtant, à la manière d’une véritable société secrète, le club est parvenu à donner naissance à un mythe durable, tout en laissant planer le doute sur nombre de détails historiques quelconques. D’après certains témoignages de l’époque, le club était conçu sur le modèle de l’ordre des Assassins, avec un noviciat, des initiés et un Cheikh (ou Prince) qui dirigeait les cérémonies et les rituels. Selon certaines versions, il se rassemblait une fois par mois, mais d’autres, peut-être plus crédibles, suggèrent qu’il n’y eut qu’une poignée de réunions et que son existence prit fin en 1849. L’hôtel Pimodan, du moins, semble n’avoir été utilisé que pour une courte période, les salons se changeant plus tard en petites salles privées. L’hypothèse de l’existence de rassemblements rituels et de légions d’adeptes peut être envisagée comme faisant partie intégrante de la mascarade, et l’atmosphère de cérémonie comme une parodie des mystères profanes de l’ordres des Assassins. Le reportage de Gautier, bien que serti dans un écrin exotique et fantastique, annonce l’arrivée de la contre-culture de la drogue moderne, avec les motifs récurrents des cheveux longs, des vêtements venus d’ailleurs, des idées politiques radicales, du libertinage sexuel, des fêtes se prolongeant toute la nuit, d’une consommation d’alcool excessive et, bien sûr, d’une curiosité insatiable pour les états altérés de la conscience.

Ce furent aussi les premières salves d’une collection considérable de textes littéraires sur la drogue, explorant les propriétés du haschisch. En plus de l’anticipation du journalisme gonzo par Gautier et de l’introduction par Dumas des effets psychédéliques de la drogue dans le récit d’aventure le plus populaire de son temps, on compte Gustave Flaubert qui, à la même époque, se fournissait en haschisch auprès de son chimiste et s’embarquait dans un projet de roman intitulé La Spirale, dont le personnage principal est un peintre sous l’emprise haschisch qui se lance dans un voyage vers une folie sublime. Gérard de Nerval narrerait également en 1851 une expérience de haschisch hallucinogène dans son Voyage en Orient, et Charles Baudelaire publierait son essai Du vin et du haschisch, retravaillé et intégré à son recueil Les Paradis artificiels en 1860. La liste des membres du club comprend également d’autres sommités parmi lesquelles figurent Honoré de Balzac, Victor Hugo et Eugène Delacroix. Il est toutefois probable qu’il ne s’agisse que de rumeurs et que ces illustres personnages soient sujets à l’exagération, au même titre que le furent les structures secrètes du club. Il semble peu probable qu’autant de ces personnalités aient désiré renouveler régulièrement à l’expérience : ingérer plusieurs grammes de pâte amère et se soumettre à des dysfonctionnements prolongés des sens est un supplice éprouvant. Mais certaines d’entre elles devaient sans aucun doute se gargariser de voir leurs noms ajoutés à la liste supposée des initiés sans avoir à en subir les épreuves.

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La façade de l’hôtel Pimodan

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POURQUOI CE PSYCHIATRE A IMPORTÉ LE HASCHISCH EN FRANCE

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Traduit de l’anglais par Sophie Lapraz, Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « The Green Jam of ‘Doctor X’ », tiré du livre Emperors of Dreams. Couverture : Charles Baudelaire, Théophile Gautier, Eugène Delacroix et Moreau. Création graphique par Ulyces.