Pages noires

Autour des bancs d’une église de Bergame, dans le nord de l’Italie, des cercueils en bois sont alignés aux pieds des cierges. Ce dimanche 15 mars, ils continuent d’être déposés là, encombrant le chemin des fidèles. Les noms de leurs occupants sont répertoriés dans L’Eco di Bergamo. Ces jours-ci, le journal lombard compte une dizaine de pages nécrologiques contre deux ou trois en temps normal. Dans cette région la plus touchée du pays, avec 3 416 cas au 15 mars, on comptait, trois jours plus tôt, 61 morts contre 8 un an plus tôt. Les ambulances parcourent Bergame à un rythme échevelé pour amener des patients à l’hôpital, où ils meurent souvent seuls, pour ne contaminer personne. Même pour leurs funérailles, il n’est pas rare de voir seulement un prêtre et son assistant.

« C’est pire que la guerre », se lamente Marta Testa, une Italienne de 43 ans dont le père est mort du coronavirus (Covid-19) mercredi dernier, à l’âge de 85 ans. « Il attend d’être enterré, et nous sommes tous là à attendre de lui dire au revoir. » Débordés, les hôpitaux sont obligés de se concentrer sur les patients les moins âgés et de laisser mourir les autres. Or il n’y a pas que des vieillards : en Lombardie, un tiers des individus traités en unité de soins intensifs a entre 50 et 64 ans. 

Les avis de décès de L’Eco di Bergamo

Selon les chiffres publiés par l’OMS le 17 mars, l’Italie affiche un taux de mortalité de 7,71 % contre 6,11 % pour l’Iran, 4,07 % pour la Chine, 2,25 % pour la France et 0,97 % pour la Corée du Sud. Si les facteurs à prendre en compte pour expliquer ces disparités sont multiples, l’hypothèse d’une mutation du Covid-19 est sérieusement étudiée par des scientifiques. Selon une étude menée par le spécialiste des maladies respiratoires chinois Zhang Zan et ses collègues de l’hôpital Renmin de Wuhan, l’épicentre de l’épidémie, des mutations génétiques pourraient s’être produites dès les premiers jours de sa diffusion.

« Les caractéristiques cliniques de patients admis après le 23 janvier ont commencé à diverger de celles des patients admis avant », expliquaient-ils le 2 mars. À partir du moment où des mesures de quarantaine ont été imposées dans la zone, des cas plus graves sont apparus. Cela pourrait témoigner de « mutations génétiques », supputent-ils. Une autre étude chinoise publiée le 3 mars dans la revue National Science Review a comparé 130 génomes de Chine et d’autres pays. Elle conclue à l’existence de deux versions du Covid-19 : la souche S a muté en souche L. Et cette dernière serait « plus agressive ».

Souche commune

Seulement, cette interprétation est sujette à controverse. Le Covid-19 est un membre parmi tant d’autres de la famille des coronavirus, comme l’était le SRAS qui a sévi en 2003. Mauvaise nouvelle : tous les coronavirus mutent dans une certaine mesure. La mutation est le fait qu’il y ait différentes lignées évolutives, c’est « dans la nature » de ce type d’organismes selon Marius Gilbert, épidémiologiste à l’université libre de Bruxelles. Bonne nouvelle cependant : les différences entre la souche S et la souche L sont ténues. Et l’étude de la National Science Review ne parvient pas à prouver que l’une est plus mortelle que l’autre.

Pour la microbiologiste belge Emmanuel André, interrogée par la RTBF, « il n’y a pas aujourd’hui de deuxième source de souche virale qui circule. C’est le même virus, avec les mêmes propriétés, la même contagiosité, la même virulence, qui circule aujourd’hui en Belgique et en Europe, qu’en Chine. » Le taux de létalité élevé de l’Italie pourrait donc être expliqué par la vieillesse de sa population – puisque les personnes âgées sont plus vulnérables au coronavirus – et par la nature tactile de ses habitants. Sans compter que ces derniers ont mis plus de temps à prendre des mesures de confinement que les Chinois.

« Ce qu’on voit, c’est que la répartition des décès y est tout à fait identique à la répartition des décès observée en Chine, c’est-à-dire une augmentation du risque de décès sur les plus âgés, et très, très, peu sur les jeunes », indique Marius Gilbert. « Sur les 800 premiers décès italiens, il y en a deux qui ont moins de 50 ans. » Depuis, d’autres jeunes ont toutefois succombé à la maladie.

Adaptations

Une mutation du virus est donc plausible, mais mutation ne signifie pas forcément hausse de la virulence ou de la létalité. « La plupart des mutations sont silencieuses et ne modifient que de manière infimes les caractéristiques d’un virus », explique Charles Chiu, microbiologiste à l’université de San Francisco. « Le virus de la grippe par exemple mute bien plus vite que le Covid-19 et c’est la raison pour laquelle il revient tous les ans. » Les virus mutent généralement pour s’adapter à leur environnement et à leur hôte, pour résister par exemple aux hautes températures. C’est en se propageant d’hôte en hôte que leur code génétique s’ajuste en fonction d’un métabolisme, d’où l’importance des mesures de confinement qui entrent en vigueur un peu partout en Europe.

Le Covid-19 va donc très certainement muter, mais il est difficile de dire s’il sera plus agressif. Car le Covid-19 est encore difficile à lire. « Par rapport à d’autres virus, vous prenez 100 personnes, vous les exposez aux mêmes pathogènes, vous allez avoir des réponses qui sont différentes. Cela fait partie de la variabilité interindividuelle. C’est tout à fait normal », poursuit Marius Gilbert. C’est ce qui explique que certaines personnes soient asymptomatiques alors que d’autres vont développer des complications plus sévères. Parmi les malades, on estime que 80 % auront des symptômes bénins, 15 % une forme sévère type pneumonie et 5 % une forme critique.

À en croire le scientifique américain Nathan Grubaugh, « nous ne devrions pas nous inquiéter quand un virus mute lors d’une épidémie ». Même si ce mot charrie des peurs, « les mutations font partie du cycle de vie naturel des virus et elles ont rarement un impact majeur sur les épidémies ». Cet épidémiologiste à la Yale School of Public Health estime qu’un changement de code génétique du coronavirus ne serait probablement pas de nature à modifier l’efficacité d’un vaccin. Les premiers essais ayant démarré mardi 17 mars, il faudra toutefois attendre au moins un an avant qu’un tel vaccin voit le jour.


Couverture : Kai Dahms