Le 19 août 1946, Dorothy Dennison quitte sa maison pour se rendre à pieds à la boucherie. Nous sommes un lundi après-midi, et la lycéenne est en vacances d’été. Elle arrive chez le boucher vers midi et achète des steaks, que sa mère a prévu de cuisiner pour le dîner du soir même. Les heures passent, et Dorothy ne rentre pas. Inquiète, sa mère téléphone à un voisin et au boucher, mais aucun des deux ne sait où Dorothy a pu passer. À 17h25, elle prévient la police de la disparition de sa fille. Les jours passent sans l’apparition du moindre indice. Finalement, le vendredi suivant, l’officier Patrick Sullivan la retrouve dans la lugubre demeure d’un pasteur qui s’est absenté pour les vacances. Derrière les fenêtres aux volets fermés, au milieu de meubles recouverts de draps, Dorothy gît sur le dos, décédée. Ses bras et ses jambes sont écartés et elle a été éventrée au couteau. Sa robe blanche est ouverte, exposant sa poitrine. Son corps ainsi que ses jambes sont marqués de morsures. Du sang s’est échappé d’une blessure à la tête, auréolant ses cheveux d’une sombre flaque. Elle porte encore le serre-tête rouge et les ballerines assorties avec lesquels elle avait quitté sa maison le lundi.

Élucider les mystères

C’est au bureau du médecin chef du Maryland que j’ai pu observer le corps mutilé de Dorothy, dans l’état exact où l’officier Sullivan l’avait trouvé à 16h15, le 23 août 1946. La fin tragique de Dorothy a été préservée sous forme d’étranges scénettes miniatures, qui conservent intacts chaque détail physique de sa mort. La mort de Dorothy dans le petit salon du presbytère est l’une des vingt scènes de crime reproduites sous forme de maison de poupée par Frances Glessner Lee, qu’on surnommait « la mère de l’enquête médico-légale ». Ses reproductions de crimes en miniature et son travail pionnier en matière de sciences criminelles ont changé pour toujours le cours des enquêtes autour des meurtres. Frances Lee, qui se faisait appeler Fanny, est née en 1878 de parents millionnaires ayant fait fortune dans la vente d’équipement agricole. Elle grandit à Chicago, et avoua plus tard avoir souffert d’une enfance recluse et solitaire. À l’âge de 4 ans, sa mère, répondant elle aussi au prénom de Frances, enregistra le journal intime que sa fille avait commencé : « Je n’ai pour toute compagnie que ma poupée et Dieu. »

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Scène de crime
Crédits : Alice Carrier

Elle et son frère aîné furent scolarisés à domicile, dans une demeure digne d’une forteresse et qualifiée par un architecte de « pathologiquement privée ». Frances Lee y apprit de sa mère et de ses tantes les activités que l’époque réservait aux femmes telles que la couture, la broderie, la peinture et l’art de la miniature, mais elle développa aussi un goût pour les histoires de Sherlock Holmes et les textes médicaux. Ses parents croyaient fermement que la place de la femme était à la maison. Après le départ de son frère pour l’université d’Harvard, les demandes de Frances pour aller à l’école furent rejetées. Comme son père aimait à le répéter, « une lady ne va pas à l’école ». Ainsi commencèrent plusieurs décennies d’aigreur, et de regrets grandissants. Bien qu’elle continua de nourrir le rêve de devenir médecin ou infirmière – de « faire de ma vie quelque chose qui ait une valeur significative pour la communauté », comme elle l’écrivit plus tard – elle épousa un avocat et professeur de l’université de Northwest, Blewett Lee, juste avant son vingt-et-unième anniversaire. Le couple eut trois enfants, mais les choses dégénérèrent rapidement et ils divorcèrent en 1914, issue tout à fait scandaleuse pour l’époque. Bien que libérée d’un mariage malheureux, des années passèrent avant que Frances ne puisse subvenir à ses besoins. Elle resta dépendante financièrement de sa famille jusqu’au retournement de situation qui surgit en 1929. Son frère mourut, rejoint dans la tombe quelques années plus tard par sa mère. En 1936, ce fut le tour de son père, qui légua toute la fortune familiale à sa fille. Comme attesté plus tard par sa belle-fille, Frances avait développé, en parallèle, une passion pour la science médico-légale, inspirée par George Burgess Magrath, un ami de son frère, inspecteur médical de Boston, qui était célèbre pour résoudre les meurtres les plus complexes de l’époque. Quand elle réalisa qu’elle était dorénavant libre d’utiliser son énergie et son talent comme bon lui semblait, elle pensa immédiatement aux histoires qu’il lui avait contées, et au fait qu’il se plaignait souvent de passer à côté de la résolution d’enquête à cause de la mauvaise interprétation ou de la falsification de preuves faite par les détectives, ou d’autopsies bâclées par des médecins légistes mal formés.

« Ils marchaient dans le sang, déplaçaient les corps et passaient leurs doigts dans les trous laissés par les balles dans les vêtements. » – Bruce Goldfarb

« Les enquêteurs faisaient des choses stupides », explique Bruce Goldfarb, porte-parole du bureau d’enquête médicale du Maryland. « Ils marchaient dans le sang, déplaçaient les corps et passaient leurs doigts dans les trous laissés par les balles dans les vêtements. » Frances décida de s’attaquer à la réforme du système médico-légal du pays. Pour commencer, elle fit don à Harvard de l’argent nécessaire à la création d’un poste de professeur de médecine légale – auquel fut nommé Magrath – et fonda la bibliothèque de médecine légale George Burgess Magrath. Le premier programme de pathologie médico-légale du pays suivit rapidement. Malgré la mort de Magrath qui survint deux ans plus tard, Frances, grâce à la portée de ses propres recherches, fut reconnue comme une experte dans son domaine. Elle n’oublia cependant jamais sa source d’inspiration. Comme elle l’écrivit dans une lettre datée de 1951, « j’ai compris que personne ne savait exactement ce que la médecine légale signifiait vraiment. Mais heureusement, grâce au talent, au savoir et à la formation dont le Dr. Magrath m’a fait profiter (lui, en revanche, est vraiment parti de rien), j’ai pu accomplir beaucoup. »

Médecine

Malgré ces succès, cependant, Frances Lee sentit qu’il fallait faire plus encore pour enseigner aux étudiants l’art émergeant de la collecte de preuves. Il était impossible de les amener sur des scènes de crimes. Elle décida alors de créer ses propres scènes de crime miniatures pour les utiliser comme outil d’entraînement. Elle appela ses créations les Études de mort inexpliquée dans une coquille de noix. « Elle eut cette idée et récupéra la tradition féminine de la fabrique de miniatures pour progresser dans un domaine dominé par les hommes », explique Corrine May Botz, une artiste auteur de The Nutshell Studies of Unexplained Death. « Comme Sherlock Holmes, elle recréait une scène de crime, ainsi qu’une sorte d’étude de caractère des victimes, et elle se comportait avec le détachement caractéristique d’un enquêteur. » Les 20 modèles créés par Frances Lee sont basés sur de vraies scènes de crime, qu’elle choisit parmi les plus déroutantes afin de tester le pouvoir d’observation et de logique des aspirants enquêteurs. De plus, la plupart des cas n’étaient pas résolubles par la simple observation de la scène de crime, démontrant ainsi la nécessité d’impliquer des inspecteurs médicaux et autres experts scientifiques dans le processus de résolution de l’enquête. Alors que certaines victimes, comme la pauvre Dorothy Dennison, avaient très probablement été victimes d’homicides, d’autres avaient pu mourir de cause naturelle ou se suicider. C’était aux inspecteurs de le découvrir. Lee dépensa 3 000 à 4 500 dollars pour la création de chaque modèle, et ils témoignent tous de son obsession du détail. Les interrupteurs et les poignées de portes des hôtels de seconde zone portent les traces d’innombrables mains invisibles, tandis que les étagères des cuisines des maisons bourgeoises sont chargées de denrées des années 1940 et 1950. Les calendriers indiquent la date exacte de la mort des victimes. De petites clés permettent d’ouvrir ou fermer les serrures des portes et même les souricières de la taille du petit doigt fonctionnent. Un rocking chair miniature se balance exactement trois fois lorsqu’on l’incline à 45 degrés, comme c’était le cas sur la vraie scène de crime. « Le degré de détail atteint dépasse l’entendement », explique Goldfarb. Pour reproduire les corps des victimes, Frances Lee assistait aux autopsies, se rendait sur les scènes de crime et étudiait la répartition des taches de sang. Elle s’assurait que les corps soient suffisamment gonflés, ou de la bonne couleur, et que les preuves qu’elle présentait – que ce soit l’angle de frappe du couteau ou l’étendue des flaques de sang – correspondent exactement aux mystérieuses circonstances du décès. Elle parvint à décrire tout un panel de morts possibles, de la pendaison à la chute en passant par l’incendie ou le suicide au gaz. Elle décrivait souvent des victimes dont le destin était très éloigné du sien : des alcooliques, des prostituées et des familles démunies. Botz relève tout de même que toutes les victimes étaient des femmes, et que beaucoup étaient mortes à leur domicile.

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Éclaboussures
Crédits : Alice Carrier

Le genre et la maison étaient bien sûr des thèmes majeurs dans la vie de Frances. Certaines scènes fournissent aussi des indices sur sa vie personnelle et ses centres d’intérêt, comme la salle de bains de la scène miniature intitulée « Salle de bains rose », identique à celle qu’elle avait réellement chez elle. Elle aimait aussi les images de poisson, qu’on retrouve sur le papier peint de cette scène. « Il y avait des interactions entre les faits et son imagination », dit Botz. « Elle ajoutait son grain de sel. » Pour les éléments plus imposants – les maisons elles-mêmes, les toits – Frances Lee faisait appel à un charpentier, qui suivait ses instructions à la lettre. Le toit de la scénette « La grange », par exemple, provient de pièces prélevées sur une grange âgée de 200 ans située sur sa propriété, afin qu’il soit vraiment patiné. Avec l’aide son charpentier, elle reproduisait jusqu’à trois scènes de crime par an. « Elle aurait été moins frustrée si elle avait vécu aujourd’hui, mais c’est une chance pour nous car ses créations reflètent l’esprit de son temps et de sa culture, de sa sensibilité victorienne qui met l’accent sur l’espace domestique et la vie de famille », dit Botz. « Elle a fait appel à tout ceci pour forger ses créations. » En 1945, la première scénette de Frances Lee fut installée à Harvard, où elle commença à donner deux séminaires d’une semaine par an en l’utilisant comme outil d’enseignement. Elle était pratiquement toujours la seule femme dans la salle. Après quelques réticences initiales, elle parvint à se faire accepter. Elle invita ses collègues à dîner, et la plupart des détectives se mirent à l’apprécier au point de l’appeler « mère » et de lui envoyer des cartes de vœux pour la fête des mères. Elle fut même nommée capitaine honorifique de la police d’État du New Hampshire, devenant ainsi la première femme à rejoindre l’Association internationale des chefs de police.

La mort ne change pas

Mais le plus important, c’est que son travail eut un vrai impact. La collecte minutieuse de preuves devint un élément essentiel des enquêtes, et plusieurs États modifièrent leur législation pour exiger un niveau de formation supérieur pour les médecins légistes. Comme le dit Goldfarb, « elle a fait de l’enquête médico-légale un processus scientifique ». Frances mourut en 1962, à l’âge de 83 ans, et la dotation au programme d’Harvard s’arrêta avec elle. L’université mit fin à son programme médico-légal, et rangea les scénettes au placard. Elles auraient probablement fini aux ordures si un professeur d’Harvard, Russel Fisher, n’avait pas accepté un poste à Baltimore en tant qu’inspecteur médical en chef. Il emporta les scénettes avec lui et commença à les utiliser lors de séminaires en 1968. Aujourd’hui, elles sont exposées de façon permanente au quatrième étage du bureau de l’inspection médicale en chef, derrière une porte portant l’inscription « Exposition d’autopsies ». Les scénettes sont toujours utilisées comme outil d’entraînement lors de séminaire sur les homicides. « Ce n’est pas un musée ou une galerie, nous les utilisons encore », explique Goldfarb. « La mort ne change pas. »

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Meurtre dans le salon
Crédits : Alice Carrier

Frances Lee a des adeptes dévoués et toujours plus nombreux. C’est elle qui a inspiré le personnage de Jessica Fletcher de Arabesque, et un des épisodes des Experts est tiré de son travail. Récemment, Guillermo del Toro a contacté Botz pour acquérir le droit de créer une série pour HBO sur sa vie. Même si les scénettes ne sont pas accessibles au public, entre les inspecteurs, les artistes et les passionnés de miniatures, elles ne manquent pas de visiteurs. Sur les pages du livre d’or conservé au dessus de la scénette « Maison pour trois » – un possible double meurtre assorti d’un suicide impliquant l’exécution d’un enfant –, la colonne réservée au motif de la visite comprend des réponses aussi variées que « Curiosité artistique » à « Entraînement policier » en passant par « Amour ». J’ai découvert à mon tour les étranges histoires de Frances Lee et ses créations complexes grâce à une excursion organisée par la bibliothèque-musée de l’anatomie morbide de New York. Face au salon du presbytère, je me questionne toujours sur ce qui a pu arriver à Dorothy. J’essaye de me mettre à la place de l’enquêteur, d’imaginer mon déplacement dans ce paysage comme si je mesurais 13 cm et d’utiliser mes sens pour détecter des informations sur la jeune fille et sur son meurtrier, comme Frances l’enseignait à ses élèves. Dans le petit texte placé sous la scénette, Frances précise que la température dépassait les 32 degrés cette semaine-là. Le corps de Dorothy a donc commencé à se décomposer, à l’image des biftecks rances qui reposent avec son sac à main sur une chaise non loin de là. La mare de sang autour de sa tête indique qu’elle est bien morte dans cette pièce, mais il n’y a aucune trace de lutte. Un marteau taché de sang se trouve à côté de son corps, mais il y a également le couteau. Lequel est l’arme du crime ? Était-ce le boucher ? Ou le pasteur, supposément en vacances au moment du crime ? Ou peut-être encore un amant secret ? Il semble que quelqu’un de sa connaissance l’ait attirée à l’intérieur, l’amenant de bon gré vers sa mort puisque son sac et la viande placés sur la chaise indiquent une rencontre anodine et décontractée. Les marques de morsure et la position du corps suggèrent l’agression sexuelle, mais seule une analyse post-mortem confirmerait qu’elle a bien été violée. Les empreintes de dents pourraient aider à identifier le tueur en les comparant aux dossiers dentaires des suspects, et si Dorothy avait été tuée de nos jours, des tests génétiques pourraient apporter des indices sur l’identité du coupable.

Mais peu importe les circonstances, écrit Frances, l’enquêteur doit « s’en tenir aux faits. À la vérité, dans une coquille de noix ».

Les tests high-tech ne sont cependant pas nécessaires pour résoudre ce crime : d’après un article publié en 1966 par le Harvard Crimson, la solution existe. Aussi frustrant que puisse être le mystère irrésolu, les solutions aux enquêtes de ces crimes « en coquille de noix » sont cependant gardées secrètes afin de préserver leur intérêt pédagogique. À moins de résoudre le crime soi-même, il faut accepter de laisser les questions en suspens, comme j’ai dû me résoudre à le faire. « Vouloir des réponses est naturel », dit Goldfarb. « Tout le monde veut connaître les réponses. » Résoudre l’énigme n’est cependant pas l’objectif premier. Comme Frances Lee l’a écrit elle-même, « les études en coquille de noix ne présentent pas des crimes à résoudre. Elles sont plutôt conçues comme des exercices d’observation et d’évaluation de preuves indirectes, en particulier celles qui relèvent du champ médical ». Parfois ces observations peuvent mener à de savoureuses réponses. D’autres fois, il faut plus d’informations, obtenues grâce à l’autopsie ou aux interrogatoires, pour trouver la solution. Dans d’autres cas encore, le mystère ne peut tout simplement pas être résolu avec certitude, comme cela se produit parfois dans l’univers bien réel des enquêtes criminelles. Mais peu importe les circonstances, écrit Frances, l’enquêteur doit « s’en tenir aux faits. À la vérité, dans une coquille de noix ».


Traduit de l’anglais par Caroline Bourgeret et Arthur Scheuer d’après l’article « Murder in Miniature », paru dans Slate.com. Couverture : Une maison de poupées photographiée par Alice Carrier. Création graphique par Ulyces.