L’explosion

Le souffle de l’explosion fit voler Muhammad Safdar en arrière. Il regarda où il avait atterri et réalisa que les vitres de son ambulance avaient été fracassées. Alors qu’il essayait de se relever, des collègues ambulanciers de la Fondation Edhi se rassemblèrent autour de lui ; Safdar semblait saigner. Mais il ne souffrait d’aucune blessure externe. « De la chair humaine était collée à moi », se rappelle-t-il maintenant, assis dans le centre de contrôle des ambulances du centre-ville de Karachi. « Mes amis croyaient à des blessures, mais c’étaient des morceaux d’autres gens. Je tremblais très fort et je n’entendais pas le son de ma propre voix quand je parlais. Elle paraissait cahotante, j’entendais seulement des sifflements.  » C’était le 5 février 2010 et Safdar avait déjà géré les conséquences d’une explosion ce jour-là. Une heure auparavant, une moto chargée d’explosifs avait embouti un bus transportant des musulmans chiites vers une procession religieuse. Safdar s’était précipité vers les lieux de l’attentat pour charger les morts et les blessés dans son ambulance et les emmener à l’hôpital Jinnah. Avec plus de 30 blessés et 12 morts, la salle des urgences était plongée dans le chaos, remplie de gens pleurant et hurlant, tandis que les médecins tentaient de faire face. Safdar était encore dans l’hôpital lorsque la deuxième bombe a explosé, juste devant l’entrée.

Safdar, en rouge
Crédits : Akthar Soomro/Reuters

Il n’a pas tout de suite réalisé qu’il avait une commotion cérébrale. Il a d’abord suivi son instinct, qui lui disait de se relever et de continuer à apporter de l’aide. 13 personnes de plus avaient été tuées, et de nombreuses autres blessées. « C’était le chaos, il y avait du sang partout, tout l’hôpital était sens dessus dessous », se souvient Safdar. L’entrée de l’hôpital avait été sévèrement endommagée et tout le monde redoutait l’explosion d’une troisième bombe. Les ambulanciers emmenèrent les blessés les plus graves vers d’autres hôpitaux à proximité, pour qu’ils y soient soignés. Trois ambulances ayant été détruites, ils remplirent leur mission avec les moyens du bord. À travers la foule de blessés, Muhammad Safdar aperçut son patron, Abdul Sattar Edhi, assis dans une ambulance. Bien qu’étant le fondateur d’un immense empire caritatif, Edhi insistait pour se trouver aux premières lignes du travail de secouriste. Il ramassait les morts et les blessés aux côtés de ses employés. Safdar se précipita vers Ehdi. « Je voulais l’éloigner car je craignais une troisième explosion, mais il a dit : “Je ne vais nulle part. Où que je sois, il n’y a pas d’explosion, alors je ne bouge pas d’ici.” » Safdar continua donc de transporter des corps vers les ambulances garées à l’extérieur. Et là, parmi les débris et le sang, il remarqua quelque chose de suspect : une moto visiblement intacte garée sur le parking, un poste de télévision accroché à l’arrière. Safdar se précipita de nouveau vers Edhi pour lui faire part de ce qu’il avait vu. Ce dernier prévint la police et demeura immobile, tandis qu’elle désamorçait ce qui s’avéra être une troisième bombe.

En treize ans de travail en tant qu’ambulancier de la Fondation Edhi, Safdar ne sait plus combien de missions il a effectué. Il a pénétré des immeubles en flammes, plongé dans les eaux après un naufrage, récupéré des cadavres et des survivants après des attaques terroristes et des accidents industriels, traversé des fusillades. Portant des t-shirts rouges marqués du sigle « EDHI » en lettres blanches, les ambulanciers de la fondation sont habitués à la vue de scènes de désastres, bien trop fréquentes au Pakistan. Ici, à Karachi, mégalopole palpitante d’environ 20 millions d’habitants, il n’y a pas de service d’ambulance public, malgré un besoin écrasant.

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Depuis des décennies, la ville est rongée par la violence. Karachi est l’épicentre économique du pays, l’endroit où les différents groupes ethniques du Pakistan convergent pour chercher du travail. Les conflits ethniques couvaient depuis les années 1950, ils se sont attisés lorsque les conflits et les catastrophes naturelles ailleurs dans le pays ont poussé de plus en plus de gens vers la ville. Pendant des années, une brutale guerre des gangs a fait rage dans le quartier pauvre de Lyari et, tandis que le terrorisme a sensiblement augmenté au Pakistan après l’année 2001, Karachi est devenu un lieu clé pour la lutte contre le terrorisme.

Depuis 2014, la sanglante répression de l’armée a apporté un semblant de calme, mais les tensions enflent sous la surface. Safdar, à bord de son ambulance rudimentaire, est en première ligne des conflits divers et variés qui consument sa ville, se mettant lui-même en très grand danger pour très peu d’argent. À quoi ressemble le quotidien d’un ambulancier dans un contexte aussi incertain, violent et changeant ? Et pour quelle raison mener une telle vie ? Safdar est entré pour la première fois dans le bureau principal de la Fondation Edhi en 2003, en trébuchant et en criant que son frère avait trop longtemps attendu son ambulance. Il avait environ 22 ans (il arrive souvent au Pakistan que les gens ne se souviennent pas exactement de leur date de naissance) et son frère Adil, 20 ans. C’est Muhammad Liaqat qui était de garde ce jour-là. « Notre réaction n’a pas été de répondre de manière agressive », dit-il. « Il a très bon cœur, mais il est impétueux. » Adil a contracté la polio lorsqu’il était enfant, et la maladie – éradiquée dans la majeure partie du monde mais toujours endémique au Pakistan – l’a laissé en situation de handicap. Il avait besoin d’une série de douloureuses opérations aux jambes. Sans voiture et avec un budget limité, la famille comptait sur les services de transport peu coûteux des ambulances Edhi.

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Malgré sa colère, Safdar était impressionné. « J’avais vu d’autres gens attendre à l’hôpital pendant des heures pour un service de transport », se souvient-il. « Seul Edhi Sahib (le terme Sahib est une marque de respect, ndlr) essayait de les aider. » Safdar rêvait de rejoindre l’armée, mais il devait rester en ville à cause de la maladie de son frère. Alors il prit une licence de conducteur et rejoignit le service d’ambulanciers. « Il a vu le travail que nous faisions et il a voulu nous rejoindre », dit Liaqat. « Maintenant il nous cause des problèmes tous les jours. » Le conflit ethnique et la violente guerre des gangs de Karachi battaient leur plein. Lors de son premier jour de service, Safdar alla avec un autre ambulancier ramasser l’un des corps non-réclamés fréquemment trouvés dans les rues. Il ne pouvait pas le regarder en face. L’autre ambulancier le gifla. « Qu’est-ce que c’est selon toi ? » lui dit-il. « C’est un être humain. Qu’est-ce que tu es toi ? Un être humain. Pourquoi te comportes-tu ainsi ? » Safdar ramassa le corps. « Ça prend du temps de s’habituer à ce travail », dit-il. « Beaucoup de gens partent après une semaine ou deux parce qu’ils ne peuvent pas le supporter. Ils portent la peur en eux. » Safdar est un homme mince aux cheveux soigneusement coupés et coiffés, aussi prompt à rire qu’à piquer une colère. Son chef, Anwar Kazmi, le présente avec ironie comme « le plus poli de ses ambulanciers » aux nouveaux venus. Safdar est constamment en train de mâcher un dérivé de noix de bétel, qui a l’effet d’une amphétamine – une habitude largement répandue parmi les conducteurs au Pakistan. Il est spontané et prononce un million de mots à la minute, les mouvements rapides de sa main exprimant toute une palette d’émotions. Il a envie de frapper au visage le patron du service d’ambulances rival, Chhipa, et refuse d’entrer dans un hôpital dont le propriétaire a été impoli avec lui. Mais il ne supporte pas la vue de la souffrance et il s’attire parfois des ennuis, en utilisant sa sirène pour des appels sans urgence, ou encore en s’arrêtant en route s’il repère une personne blessée ou perdue.

L’organisme refuse l’argent public, et décline poliment celui des hommes d’affaires qu’il considère comme « immoraux ».

Sa base habituelle est le centre de contrôle du Service des ambulances Edhi, dans le quartier de Kharadar, qui se trouve dans la vieille ville animée de Karachi. Le bureau s’ouvre sur la rue et dispose d’un kiosque pour recevoir les donations. Dans une ville où les médias et les hôpitaux sont gardés par des hommes armés, cette accessibilité est inusuelle pour un organisme aussi en vue. À l’intérieur, les ambulanciers s’assoient pour discuter entre deux services, le ventilateur bruissant au-dessus de leurs têtes et faisant vaciller la faible lumière électrique sur leurs visages. Les temps de travail standards sont de 18, de 24 et de 36 heures. La nuit, certains font la sieste sur la civière de leur ambulance. Très haut sur le mur, les portraits des ambulanciers tués en service sont collés à la peinture effritée. Les chefs s’assoient eux aussi dans cette pièce, derrière deux larges bureaux. Kazmi, directeur général et porte-parole, s’installe toujours à celui de droite, deux téléphones fixes et un mobile en face de lui. L’organisme a été créé par l’ami de Kazmi, Abdul Sattar Edhi, un homme pauvre venu d’un village indien à Karachi au moment de la Partition en 1947. Ayant commencé avec une petite tente de pharmacie, son travail s’est rapidement étendu, grâce aux donations de citoyens ordinaires. Avec l’aide de sa femme Bilquis, il a créé une clinique de maternité et un centre pour les enfants abandonnés. Une importante donation a ensuite permis à Edhi d’acheter sa première ambulance, un camion d’occasion. Le Pakistan peut parfois être cruel, ses habitants étant soumis à la double pression de la pauvreté et de la violence. Et pourtant, c’est aussi un lieu de grande bonté, irrigué par une forte culture de la charité et du don. Les donations de ceux qu’Edhi appelaient « les hommes ordinaires » abreuvent toujours sa fondation.

L’organisme refuse l’argent public, et décline poliment celui des hommes d’affaires qu’il considère comme « immoraux ». Il remplit plusieurs missions abandonnées par l’État en rendant un nombre de services vertigineux, du foyer pour les victimes de violence domestique aux banques alimentaires, en passant par un refuge pour les animaux errants. Kazmi a une toux persistante et cite souvent Karl Marx. Malgré la chaleur, il porte un chapeau en laine et une veste de costume sur son salwar kameez. « Je suis de gauche. Edhi Sahib l’était aussi », me confie-t-il. « Il y a quarante ans, il m’a dit : “Tu ne peux pas savoir quand l’heure de la révolution sonnera, mais voilà un moyen de servir les hommes ordinaires. Viens travailler avec moi.” C’est ce que j’ai fait. »

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Pulvérisés

Le Pakistan a beau être un pays généralement conservateur et religieux, la Fondation Ehdi ne tient compte ni des castes, ni des opinions, ni des religions, ni des sectes. Ce principe strict a suscité la critique du lobby religieux du temps où Edhi était encore vie. Il menait une vie humble et ascétique, même lorsque son organisme caritatif est devenu une entreprise multimillionnaire. Il n’a jamais touché de salaire, et refusé de profiter de sa célébrité grandissante, préférant s’asseoir à l’extérieur de son bureau avec une sébile. Il habitait un petit deux-pièces avec sa femme et ses quatre enfants, et continuait à prendre part aux opérations de secourisme telles que celles de l’hôpital Jinnah. Il emmenait souvent ses fils avec lui. Faisal Edhi, son fils aîné, se remémore la première fois qu’il a vu les suites d’une attaque terroriste.

C’était en 1986 et il avait 10 ans. « Les gens étaient brûlés. Ils étaient en morceaux. J’ai soulevé le linceul de quelqu’un et son visage et sa jambe étaient côte à côte. Je me souviens encore de cette scène. C’était très étrange pour moi, le fait que sa jambe soit à côté de son visage. Cette personne avait été pulvérisée. » Quand Abdul Sattar Edhi est mort, le 8 juillet 2016, le Pakistan est entré dans une période de deuil national. L’homme a été internationalement salué comme « le plus grand humanitaire du monde ». La direction de son organisme a échu à Faisal. Les critiques des conservateurs religieux concernant les principes de la famille Edhi se sont accrues. Le nombre de donations a diminué. Le Pakistan attend de voir si l’héritage d’Abdul Sattar Edhi peut être poursuivi.

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Comme les autres ambulanciers, Safdar est techniquement un « bénévole » et travaille pour un salaire de base de 4 300 roupies par mois (37 euros). Un conducteur gagnerait entre 10 000 et 15 000 roupies. Ce salaire de base couvre le secourisme de haut risque, tandis que les missions plus faciles – emmener les gens d’un hôpital à l’autre et transporter les cadavres – sont modestement facturées et les ambulanciers reçoivent une commission d’environ 100 roupies (1 euro) par trajet. Il arrive parfois que les patients donnent un pourboire. Mais il est évident que l’argent n’est pas ce qui motive les ambulanciers. Quand Safdar parle de son savoir médical, son visage s’illumine. Les ambulanciers d’Edhi reçoivent quelques jours de formation de base, et ceux qui montrent une certaine aptitude bénéficient plus tard d’une formation plus poussée selon les besoins. Safdar sait comment réagir en cas de crise cardiaque, d’électrocution, de fracture, d’incendie, d’explosion. Il sait comment porter les personnes les plus lourdes, et utiliser le matelas sale de son ambulance de manière à soutenir les personnes inconscientes, et ainsi maintenir leurs voies respiratoires dégagées. « Les médecins qui m’ont formé m’ont demandé combien de temps j’avais étudié et je leur ai montré mon pouce », dit-il avec fierté. Ce geste signifie qu’il est illettré : ceux qui ne peuvent pas signer les documents officiels de leur nom utilisent l’empreinte de leur pouce au Pakistan. « Ils ont dit : “Tu as l’air d’avoir fait de longues études car tu sais poser les bonnes questions.” » Lui et les autres employés sont bien déterminés à poursuivre l’héritage d’Edhi.

Résolument non-hiérarchique, Edhi avait une relation personnelle même avec les plus jeunes membres de son entreprise. Safdar se rend régulièrement sur sa tombe, et garde dans son ambulance un article nécrologique écorné qui le cite disant qu’Edhi était « comme un père ». Safdar aime regarder cette page, savoir que son hommage a été imprimé. Entre deux services, Safdar se trouve habituellement dans l’une des petites boutiques à proximité de la base de Kharadar. L’étale biryani sert des tas de riz et de viandes aux conducteurs lors de leur pause. Le « bar à jus », avec ses murs blancs et ses chaises en plastique orange vif, vend du poulet frit et des canettes. Safdar adore faire la cuisine, et parfois il y prend les commandes. Le vendeur de thé prépare des cuves de masala chai traditionnel – un thé laiteux, sucré et épicé qui donne de l’énergie à tous les employés du bureau de Kharadar durant leurs longues périodes de travail.

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Jusqu’à récemment, les ambulanciers étaient constamment sollicités. Maintenant que la sécurité s’est améliorée, ce que les conducteurs appellent « les incidents par balle » – assassinats ciblés, attaques à la bombe et affrontements entre gangs – sont moins fréquents. Assis dans le magasin de thé, Safdar en verse un peu dans une soucoupe afin qu’il refroidisse plus vite, et l’aspire bruyamment. « Je suis toujours de garde même si je suis libre en ce moment », dit-il. Un appel se fait entendre. En un instant, Safdar est à bord de son ambulance. Il y a eu une explosion à Defence, quartier résidentiel huppé de Karachi. Safdar conduit à une vitesse alarmante, serpentant à travers les rues bondées, se précipitant dans les ruelles, accompagné par le beuglement de sa sirène. Les ambulances Edhi – des mini-vans Suzuki Bolan équipés d’une seule civière et d’une bonbonne d’oxygène – ne sont pas conçues pour apporter des soins pré-hospitaliers. Mais leur petite taille leur permet de se frayer rapidement un chemin sur les cinq voies de Karachi fréquemment engorgées de véhicules. Safdar hurle aux gens de le laisser passer à travers un haut-parleur. « Hé, le pieux ! Va plus vite ! » dit-il à un homme barbu portant un chapeau de prière. « Conducteur de rickshaw, hors de mon chemin ! Avance, vieille femme ! Hé ducon, tu es saoul ? » Il s’arrête avec un crissement de pneus à l’extérieur des appartements où l’explosion a eu lieu. Une foule de journalistes s’est formée, et les conducteurs vêtus de bleu du Service des ambulances Chhipa saluent Safdar avec chaleur.

La Fondation Edhi possède environ 500 ambulances à Karachi, sur une flotte comprenant plus de 1 500 véhicules, répartis sur tout le territoire pakistanais. De fait, il s’agit du plus important service d’ambulanciers bénévoles au monde. Fondé en 2007 sur un modèle tout aussi philanthropique, le Service des ambulances Chhipa s’est positionné comme la seconde flotte de Karachi. « Je ne les considère pas comme de vrais ambulanciers », grommelle Safdar. « Dans ce domaine, nous sommes les parrains, ces mecs sont juste des enfants. » Safdar a même eu l’occasion d’en venir aux mains avec un conducteur Chhipa. À ce moment-là, Edhi était toujours en vie et il a essayé de stopper Safdar. « Il a voulu me donner une leçon », raconte ce dernier. Causée par une bonbonne de gaz artisanale, l’explosion de Defence a fait quatre blessés graves. Maintenant que la criminalité a diminué, le nombre de blessés et de morts dus au faible niveau du système de santé et des standards de sécurité est particulièrement visible.

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L’année 2014 marque le début de la période d’insécurité avec deux attentats. Le 16 décembre, des talibans ont attaqué une école de Peshawar – une ville située au nord-est du Pakistan – et massacré 150 personnes, dont une majorité d’enfants. Plus tôt, en juin, c’est l’aéroport de Karachi qui était visé. Vers 23 heures, dix hommes lourdement armés sont entrés dans le terminal de fret et ont lancé l’assaut. S’est alors engagé un combat sans merci avec les forces de l’ordre. Arrivés sur les lieux juste après les premières détonations, les employés d’Edhi ont apporté les premiers soins aux policiers. Revêtus de gilets pare-balles, Safdar et ses collègues sont restés seize heures durant dans l’aéroport, tandis que la bataille continuait de faire rage. « Lors des combats, notre travail était de rester dans un coin en guettant la moindre blessure, le moindre homme touché par balle », explique Safdar. Chaque fois, les ambulanciers se précipitaient avec leurs brancards au secours des blessés. Sur les 28 personnes qui ont trouvé la mort, 14 appartenaient aux forces de l’ordre.

Les fantômes d’Hussain

À Karachi, l’opération de police qui a suivi l’attaque aurait débouché sur de nombreuses exécutions sommaires. Parfois, ce sont les ambulances qui interviennent pour ramasser les pots cassés. Sur ce sujet, Safdar fait étrangement profil bas. « Qu’il s’agisse d’une opération d’ampleur ou d’une plus petite, notre intervention est toujours nécessaire. Parfois nous arrivons et nous trouvons des policiers masqués. Nous devons vérifier s’il reste des survivants et éviter de poser des questions. » Les ambulanciers d’Edhi n’ont pas toujours eu des relations aussi sereines avec la police. En avril 2012, le quartier de Lyari a été rongé par un nouvel épisode de la guerre des gangs. En représailles, la police a coupé l’électricité et l’approvisionnement en eau. Théâtres des affrontements entre policiers et criminels, des rues entières ont alors pris une allure de zone de guerre. Pris au piège entre les deux camps, des milliers de personnes se sont retrouvées privées de tout. Edhi a alors annoncé qu’il livrerait de l’eau, du riz et du lait en poudre en faisant du porte-à-porte. Cette aide aurait rendu la police furieuse et l’aurait amenée à répandre des rumeurs infondées suggérant que les ambulanciers distribuaient des armes aux criminels.

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« Je devais apporter des provisions aux différents foyers », raconte Safdar. « Nous ne pouvions pas faire beaucoup plus pour les blessés tant que le gouvernement nous surveillait. Mais pour la plupart des familles, il fallait répondre à d’autres urgences, comme des crises cardiaques, et l’impossibilité de se rendre au travail. Nous les avons aidées malgré les difficultés. » Safdar raconte qu’un jour, lui et un collègue ont été appréhendés par un dénommé Chaundry Aslam, alors commissaire de la police. Celui-ci les aurait placés en détention après avoir fouillé leur sacs de riz à la recherche d’armes. Cet incident témoigne des risques encourus par un organisme idéologiquement indépendant lorsqu’il est confronté aux pratiques imprévisibles d’un État corrompu. Mais Safdar est sanguin. « Mon seul regret, c’est de ne pas avoir pu frapper Aslam au visage avant qu’il nous arrête. »

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L’appel a retenti en début d’après-midi. Un cadavre a été repéré dans la mer, à quelques encablures du port. La sirène beugle, Safdar se lance dans une course de slalom entre les voitures. « Ça nous arrive souvent d’avoir des accidents, et quand c’est le cas, les civils sont souvent en faute », dit-il alors qu’un imposant camion refuse de lui céder le passage. « Tu es sourd ou quoi ? » crie-t-il au conducteur en le fixant du regard. Une fois arrivé au port, Safdar retire le drap de la civière. Les corps sont plus difficiles à soulever lorsqu’ils sont chargés d’eau, les membres sont fragiles et certaines parties peuvent se détacher. Quand le canot de sauvetage arrive, lui et son collègue grimpent avec agilité sur les rochers pour le rejoindre. Ils enroulent le corps dans le drap et le portent jusqu’à la civière. Le cadavre est frais, il n’est pas en décomposition, la mort ne l’a emporté que depuis quelques heures et il n’exhale encore aucune odeur. La victime avait une soixantaine d’années.

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Lorsqu’un cadavre est découvert, une procédure particulière doit être respectée. L’ambulance l’emmène directement à l’hôpital public où le mort est si possible identifié en vue de contacter ses proches. Si la personne ne possédait aucun documents d’identité, son corps est acheminé vers un commissariat. De là, il est renvoyé à la morgue de la Fondation Edhi qui fait son possible pour déterminer son identité. En cas d’échec, il termine son voyage dans le cimetière d’Edhi. La morgue d’Edhi est située dans le quartier pauvre de Sohrab Goth, où subsistait jusqu’à récemment un important foyer de terroristes. En retrait de la route, l’édifice abrite une grande salle d’attente bordée de bancs sur lesquels les proches des défunts patientent. Sur le côté gauche s’étendent plusieurs salles où les corps sont lavés. Sur la droite, se trouvent les chambres froides. De puissantes effluves de désinfectant imprègnent le bâtiment. Il s’agit de l’unique morgue fonctionnelle de Karachi. Bien que les hôpitaux publics soient munis de cellules réfrigérantes, la plupart d’entre elles sont défectueuses et les fonds alloués à leur maintenance sont détournés pour d’autres poches. Si la morgue s’occupe des corps non-identifiés ainsi que des dommages dont ils ont pu être victime, les familles peuvent payer un surplus pour que les défunts soient conservés dans l’attente de leur enterrement et que leurs corps soient purifiés dans le respect des traditions islamiques. Ghulam Hussain, doyen des employés, travaille depuis douze ans à la morgue.

Le premier jour, il a fait demi-tour. « Il y avait tellement de corps, tous entièrement mutilés, arrivant avec des morceaux en moins. Quand j’ai vu ça, c’était comme si le ciel venait de s’effondrer sur ma tête. Jamais je n’oublierai. Ça me poursuit, sans quitter mes pensées », dit-il. Deux mois plus tard, il a réintégré la morgue pour ne plus la quitter. « Avec le temps, je m’y suis habitué. Les êtres humains finissent par gérer ce genre de chose. » Ghulam explique qu’en moyenne, entre quatre et six corps non identifiés lui parviennent chaque jour. L’été, ce nombre grimpe entre dix et douze. De leur côté, les familles apportent jusqu’à trente corps supplémentaires.

Hussain
Crédits : Akthar Soomro/Reuters

Le métier d’Hussain est difficile, celui-ci tente de s’en prémunir en se réfugiant dans les détails. Il décrit les procédures pour traiter et identifier les corps. Il y a à peine quelques années, les enterrements s’effectuaient dans les trois jours suivant le décès afin de respecter la tradition islamique, qui exige un ensevelissement rapide. Maintenant que le Pakistan a instauré un système de pièces d’identité biométriques, l’administration recueille les empreintes digitales pour établir un lien avec sa base de donnée. Une tâche qui peut prendre 24 heures, voire plusieurs semaines. Deux hommes se présentent à la morgue. Ils sont à la recherche d’un proche disparu huit ans plus tôt. Hussain leur tend alors un catalogue, le registre macabre des nombreux visages des défunts. Car lorsqu’un corps non réclamé atteint la chambre mortuaire, le personnel prend trois photographies, une de face et une de chaque profil. Les clichés sont alors liés à un numéro de série qui marque le linceul puis la tombe, de sorte que, même après la sépulture, les proches peuvent retrouver leur être cher. La chambre réfrigérée est une pièce cerclée de métal, alimentée par son propre générateur au diesel qui conserve la température ambiante à 0°C malgré les fréquentes coupures de courant que connaît Karachi. Les corps sont allongés sur des grilles métalliques, étendus sur trois niveaux. Répartis dans deux salles principales, leur odeur écœurante n’est jamais entièrement masquée par le désinfectant. Dans la première chambre sont rassemblés les cadavres apportés par les familles qui ont souhaité les conserver ici temporairement. Les noms, âges et religions de ces défunts, intégralement recouverts de linceuls blancs, sont indiqués par une étiquette. Dans la seconde chambre s’ouvre le domaine des corps non-identifiés. Leurs visages sont mis en évidence pour faciliter leur identification. Par endroits, une main ou un pied se détachent du tronc. Certains présentent des signes de violence et reposent sous des linceuls ensanglantés. Le visage d’un homme abattu d’une balle dans la tête est creusé. « Ce n’est pas du tout choquant pour moi de voir des corps dans un tel état », assure Hussain.

Karachi est une ville placée sous l’influence des politiciens et des criminels.

En cas de catastrophe – attaque terroriste, incendie, inondation ou canicule –, les corps marquent généralement un arrêt par sa morgue. Si Hussain se trouble, ce n’est pas à cause de l’horreur des choses qu’il a vues, mais à chaque fois que la procédure régulière n’a pas pu être appliquée. Le 11 septembre 2012, un énorme incendie s’est déclaré au sein de l’usine de textile de Baldia. Les employés ce sont retrouvés piégés entre les flammes et les portes verrouillées du bâtiment. Au total, plus de 600 personnes ont été blessées, 200 ont perdu la vie. Safdar s’est rompu à la tâche pendant quatre jours pour retrouver des cadavres et des survivants parmi les décombres. « Les corps étaient tellement brûlés que lorsque vous essayiez de les porter, ils tombaient en lambeaux. Cela devenait de la gelée, à tel point qu’il n’y avait aucun moyen de les agripper ou de les transporter », raconte-t-il. « Vous allez me haïr, mais il a fallu utiliser des crocs de boucher pour traîner les corps hors des ruines et les envelopper dans des bâches en plastique. Sur le moment, tu ne réfléchis pas. Ton action est dictée par la situation à laquelle tu fais face. » Trop carbonisés pour être identifiés, la majorité des cadavres acheminés vers l’hôpital ont été transférés à la morgue d’Edhi. Pour Hussain, le plus dur ne fut pas tant de crouler sous le nombre de corps à traiter, mais plutôt de devoir le faire sous la contrainte du temps. Karachi est une ville placée sous l’influence des politiciens et des criminels et, occasionnellement, après un grand désastre, l’un de ces protagonistes presse la morgue de relâcher les corps dans un délai intenable. C’est ce qu’il s’est passé dans ce cas. « Nous ne pouvions pas suivre nos procédures », explique Hussain. « Nous ne pouvions pas bien analyser les corps. » Il est sûr que suite à ce drame, certaines dépouilles ont été rendues aux mauvaises familles. Une pensée qui le hante toujours.

L’autre monde

Le 12 décembre 2016, une multitude d’ambulances sont garées en face de la base de Kharadar. C’est un jour férié, l’anniversaire du prophète Mahomet, et un groupe de conservateurs sunnites organise sa procession annuelle. La nuit dernière, une flotte de conteneurs et de barrières est apparue le long de la route prévue, ainsi que des gardes paramilitaires. La machine logistique de la Fondation Ehdi est entrée en action. Safdar est en retard au travail ; il a passé la matinée à préparer la fête chez lui, commandant de la nourriture et organisant une lecture du Coran dans la soirée. Très apprêté, il porte un salwar kameez bleu au lieu de son pantalon de travail habituel. Ignorant le commentaire sarcastique de Kazmi à propos de son irréprochable ponctualité, Safdar enfile son t-shirt rouge Edhi par-dessus. Les véhicules sont stationnés le long du chemin de la procession, et Safdar se rend au point qui lui a été attribué. La foule arrive au début de l’après-midi. Des familles entières chevauchent des motos. Des camions munis de haut-parleurs diffusent de la musique religieuse et des prières, et distribuent de la nourriture gratuitement. Assis dans son ambulance, observant la foule, Safdar se remémore ce même événement il y a exactement dix ans. L’explosion s’était produite dans la soirée, elle avait été tellement bruyante que Safdar n’avait plus pu entendre pendant quelques minutes. Son ambulance s’est remplie de blessés et il a tenté de rejoindre l’hôpital le plus proche. « Lorsqu’une explosion se produit, les gens abandonnent leurs voitures, leur vélos, leurs sacs – tout. J’ai dû conduire mon ambulance à travers cette pagaille. Je tremblais et il y avait un gros problème avec le véhicule. Je ne sais comment j’ai pu conduire mon ambulance ce jour-là. »

Au total, 57 personnes ont perdu la vie. Le pire souvenir de Safdar concerne la procession chiite de l’Achoura de décembre 2009. Lui et son collègue Farrukh étaient stationnés près d’une entrée. Ils avaient délaissé leurs véhicules pour acheter une boisson dans un magasin sur le bord de la route. Un homme portant une veste lourde et volumineuse est arrivé. Il a fait détonner la bombe qu’elle contenait à quelques mètres des ambulances. Safdar, sidéré mais intact, est passé à l’action. Réalisant rapidement que les deux ambulances avaient été sévèrement endommagées, il a ramassé les blessés pour les emmener à l’écart de la foule, en attendant les secours. « Pendant tout ce temps, je pouvais voir la moitié du corps de Farrukh étendu sur le sol. » Plus de 30 personnes sont mortes et des dizaines d’autres ont été blessées. Le visage de Farrukh figure parmi ceux des ambulanciers tués sur le mur du bureau de Kharadar, à la deuxième place en partant de la gauche.

Crédits : Akthar Soomro/Reuters

Cette année, la procession se déroule sans incident, bien que la veille, la police ait arrêté un groupe d’homme soupçonnés de prévoir une attaque, ce qui souligne le risque toujours grand des réunions publiques. « Je n’ai pas passé une seule nuit de l’Aïd chez moi depuis que j’ai commencé ce travail », dit Safdar. « Je suis toujours en train de conduire, en espérant que rien ne se produise et en portant ce type de vêtements chics. »

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Chaque jour, un flot de gens se présentent au bureau de Kharadar, pour faire de petites donations ou bien demander de l’aide. Un matin, un homme se présente avec sa fille de 4 ans qui se tord de douleur, les jambes contorsionnées. « Elle ne peut pas marcher », répète-t-il avec désespoir. Les employés sortent un fauteuil roulant pour enfant poussiéreux. La famille repart avec, sans avoir rempli un seul morceau de papier. Un autre jour entre une jeune femme avec un œil au beurre noir, qui déclare vouloir fuir son domicile. En l’espace d’une demie heure, un ambulancier est revenu avec une assistante sociale du foyer pour femmes. « L’ambulance est l’épine dorsale du système », dit Faisal Edhi. « Les foyers et les orphelinats fonctionnent grâce à elle. Des bébés sont trouvés dans les buissons, les ambulances vont les chercher. Des gens sont étendus dans la rue, les ambulances vont les ramasser. » La dernière étape du voyage des corps est au cimetière. Le jour qui suit la procession, Safdar conduit jusqu’au cimetière d’Edhi, une immense étendue plane. Les tombes sont marquées par des bâtons de bois portant un numéro, plantés dans la terre. Ce numéro a suivi le corps de la morgue jusqu’à son ultime lieu de repos. Il correspond au nombre de corps enterrés ici. Ce jour-là, ce nombre est de 83 390.

Crédits : Akthar Soomro/Reuters

Chacun de ces 83 390 corps a reçu un véritable service funéraire, en la présence de quatre ou cinq employés d’Edhi. Dans la religion musulmane, on croit qu’il faut se joindre aux prières funéraires pour faciliter le voyage du défunt vers l’autre monde. Parfois, d’autres personnes endeuillées se joignent à eux et des passants arrêtent leur moto pour participer. Safdar, qui a dirigé les prières funéraires à plusieurs occasions, se souvient d’enterrements auxquels 30 ou 40 personnes ont assisté. Certaines sections du cimetière correspondent à des catastrophes majeures ; il y a une section entière dédiée aux corps non-identifiés après l’incendie de Baldia, et une tranchée occupée par les victimes de la terrible canicule de 2015. Certaines tombes ne sont plus anonymes ; les familles qui ont retrouvé un membre décédé ont payé pour faire ériger une véritable pierre tombale, qui détonne parmi les rangées interminables de bâtons de bois. La plupart des cimetières pakistanais sont strictement divisés selon la religion des défunts : les chiites et les sunnites sont enterrés séparément, les hindous et les chrétiens ont leurs propres terres. Ici, en raison de l’identité inconnue des corps, des personnes de religions différentes reposent côte à côte pour l’éternité. La plupart des gens ne choisissent pas d’exhumer leur proche pour l’enterrer dans une terre consacrée. Safdar pointe du doigt une tombe marquée d’une croix en bois. « Edhi Sahib pensait que tous les êtres humains étaient égaux », dit-il. « Regardez cette tombe chrétienne, la famille a choisi de laisser le corps reposer ici, bien que la majorité des personnes enterrées là sont musulmanes. C’est une belle chose à voir au Pakistan. »

Crédits : Akthar Soomro/Reuters

Il retourne à son ambulance, puis à la base de Kharadar. Seul au volant, il voit un vieil homme tomber de sa moto et s’arrête aussitôt pour l’aider, lui prodiguant les premiers soins au bord de la route et cherchant un signe de fracture d’une main experte. Prêt à repartir, l’homme agrippe la main de Safdar. « Puissiez-vous être toujours heureux », dit-il. Safdar remonte dans son ambulance et démarre. « Quand tu vois quelqu’un se noyer et que tu peux être utile, pourquoi ne pas aider ? Il s’agit d’aider, pas de gagner de l’argent », dit-il. Depuis qu’Edhi est mort, de nombreux observateurs se sont demandés si son organisme allait poursuivre le travail. Safdar affirme que rien ne changera. Lors de ses rares jours de repos, il se rend parfois sur la tombe d’Edhi à Hyberabad pour parler à son mentor et lui promettre de prolonger son héritage. Faisal Edhi admet que les donations ont baissé de 30 % depuis la mort de son père, mais ignore les défaitistes. « Quand mon père était vivant et que les gens le critiquaient, il avait l’habitude de dire : “Nous n’avons pas besoin de leur répondre, notre réponse, c’est notre travail.” C’est ce que je dis toujours, maintenant. Notre réponse, c’est notre travail. »


Traduit de l’anglais par Antoine Castagné et Camille Hamet d’après l’article « Terror, shipwreck, guns – 24 hours in a Karachi ambulance », paru dans Mosaic Science. Couverture : Safdar fait une pause. (Akthar Soomro/Reuters)