Le soulèvement du peuple

À l’angle la place des Martyrs, dans le centre-ville de Beyrouth, une fumée blanche roule entre les manifestants pour se perdre dans leur dos. Elle rappelle l’explosion tragique, qui a emporté au moins 171 personnes et en a blessé des milliers, le 4 août 2020, près du port. Protégés par des masques à gaz ou de simples foulards, ces Libanais en colère cherchent encore une fois à éviter la fumée, quatre jours plus tard, en lançant des projectiles vers sa source. La police a sorti les lacrymos mais elle ne fait que mettre de l’huile sur le feu.

Devant le Parlement, des milliers d’hommes et de femmes réclament la démission du gouvernement. « Démissionnez ou pendez-vous », peut-on lire sur certaines pancartes brandies par les manifestants. Selon l’ONG Human Rights Watch, des quantités disproportionnées de gaz lacrymogène ont été illégalement utilisées par les forces de l’ordre. Un manifestant a reçu un tir directement dans la tête, le blessant sévèrement, tandis que d’autres ont été visés par des balles en caoutchouc. 

Deux jours plus tard, le gouvernement libanais démissionne. Lundi 10 août, le Premier ministre Hassan Diab l’annonce en direct à la télévision, alors qu’une grande partie de son cabinet a publiquement déclaré soutenir les manifestants. Hassan Diab était lui-même arrivé au pouvoir en décembre dernier, quelques mois après des manifestations qui avaient fait tomber un autre gouvernement, celui de Saad Hariri. Diab remet d’ailleurs la faute sur ses prédécesseurs : « Ils devraient avoir honte d’eux-mêmes car leur corruption est la cause de ce désastre qui a été caché depuis sept ans », tempête-t-il.

Cette seconde démission ne suffira pas à apaiser la colère des Libanais. Avant la catastrophe, le pays devait déjà faire face à une crise économique, qui avait fait plonger la valeur de sa monnaie, la livre libanaise. Depuis octobre 2019, elle a perdu 80 % (aujourd’hui, une livre-libanaise vaut 0,0005 euro), sachant que le PIB du pays avait déjà chuté de 6,5 % en 2019, selon le FMI. La dette du pays s’élève à plus de 90 milliards de dollars.

La pandémie de Covid-19 n’a rien arrangé puisqu’elle a entraîné la mise en place d’un confinement à la mi-mars, puis à nouveau en mai. Des mesures qui ont drastiquement réduit les importations et fait monter les prix de produits de première nécessité comme le pain (+33 % entre octobre et fin juin). La fermeture des commerces a également engendré des pertes d’emplois, si bien que le chômage est aujourd’hui à 33 %, et 45 % des Libanais vivent sous le seuil de pauvreté. 

Crédits : Shahen Araboghlian

D’après George Antoun, directeur de l’ONG Mercy Corps pour le Liban, cette catastrophe arrive au pire moment pour le pays. « D’un point de vue humanitaire, les besoins sont équivalents à ceux juste après un tremblement de terre », indique-t-il. Le Liban « ne sera pas capable de s’en sortir par lui-même ». Lors de sa visite dans le pays, deux jours après l’explosion, Emmanuel Macron s’est engagé à proposer « un nouveau pacte politique » aux dirigeants libanais pour lutter contre la corruption qui mine le pays. Le 9 août, 252,7 millions d’euros d’aide ont été collectés par la communauté internationale pour venir en aide au pays.

Mais le discrédit de la classe politique est si grand que les Libanais craignent le détournement de cet argent. En octobre 2019, la société de statistiques américaine Gallup indiquait que 93 % d’entre eux considéraient le gouvernement comme corrompu. Ils attendent donc eux aussi un changement de système politique, mais un changement qui vienne de la rue et non de l’étranger.

Des revendications fortes

Le souffle provoqué par les deux explosions du 4 août 2020 a laissé une image apocalyptique de Beyrouth. Une partie de la ville est en ruine et il n’y a personne pour la reconstruire. « Le problème ne vient pas que du gouvernement actuel, il concerne la classe politique entière », juge Aya Majzoub. Cette chercheuse pour Human Rights Watch basée à Beyrouth avait été blessée par les forces de l’ordre lors de la manifestation du samedi 8 août.

« Les gens exigent un changement du régime. Ils ne veulent plus des visages déjà vus au sein du gouvernement, ils veulent un tout nouveau système », insiste-t-elle. Maintenant que les manifestants ont obtenu la chute de Hassan Diab, ils devraient engager des négociations pour établir une nouvelle loi électorale, ouvrant la voie à des élections.

L’objectif étant d’instaurer un gouvernement de transition axé sur la stabilisation de l’économie avec le soutien de la majorité du peuple. Le quotidien libanais Al-Akhbar explique que Washington, Riyad et Paris soutiennent la nomination de l’ancien ambassadeur Nawaf Salam à la tête d’un gouvernement neutre. Ce dernier est juge à la Cour internationale de justice et a représenté le Liban à l’ONU.

Emmanuel Macron dit toutefois plaider en faveur d’un gouvernement d’union nationale, rassemblant les différentes forces politiques en présence, une solution déjà maintes fois éprouvée. En coulisse, le nom de l’ancien Premier ministre Saad Hariri est même chuchoté, au grand dam des Libanais qui veulent la disparition des caciques. 

D’autres manifestants espèrent voir émerger l’un ou l’une des leurs, comme Perla Joe Maalouli, activiste et leadeuse du mouvement de contestation, qui avait déjà appelé à la révolution en octobre dernier. Mais sera-t-elle acceptée par les formations chiites, Hezbollah et Amal, qui font partie de la coalition majoritaire au Parlement et exercent un rôle de premier plan au Liban ? Il ne fait aucun doute qu’elles chercheront à avoir voix au chapitre.

Nawaf Salam
Crédits : IISD/ENB | Francis Dejon

Quelles que soient les personnes qui arriveront au pouvoir, elles auront fort à faire pour redresser la situation économique du pays. « Le Liban vacillait au bord de l’effondrement avant cette explosion et désormais, il fonce vers sa faillite », déplore Lina Khatib, de l’institut de réflexion britannique Chatham House. Selon le gouverneur de Beyrouth Marwan Abboud, les explosions devraient coûter entre 3 et 5 milliards de dollars au pays, sachant que 85 % de l’approvisionnement de céréales du Liban étaient gardés dans les stocks détruits par le souffle.

Pour se relever, le Liban va avoir besoin d’un énorme plan de relance. L’an passé, le Centre libanais d’études politiques recommandait une hausse des investissements dans la recherche et l’innovation. Il estimait aussi que le pays avait de nombreux produits qui pouvaient être compétitifs à l’étranger mais que « 50 % des produits issus de l’industrie agroalimentaire libanaise [sont] rejetés par les marchés européens parce qu’ils ne se conforment pas aux réglementations ».

Les atouts à exploiter sont donc nombreux. Mais il va d’abord falloir que des dirigeants intègres sortent le pays de l’ornière pour le remettre sur pied.


Couverture : Marten Bjork