Cet été, la Californie déteint sur Paris. Rien, dans les rues invariablement grises de la capitale ne permet de le deviner, mais l’appel d’Emmanuel Macron aux « scientifiques, ingénieurs, entrepreneurs, citoyens engagés » américains à « venir travailler en France sur des solutions concrètes pour le climat », au mois de juin, a injecté une touche de Silicon Valley dans l’Hexagone. Le climat, justement, reste plus doux pour les start-ups sur la côte ouest des États-Unis. Mais faute de se déplacer, elles propagent leurs modèles de management. En plus de séries, Netflix exporte sa « culture de la liberté et de la responsabilité ». Ses salariés, comme désormais ceux des sociétés françaises Popchef, Indeed ou Avinim, sont libres de prendre leurs vacances quand ils veulent. Les Américains pourraient donc plus facilement photographier la Tour Eiffel quand les Français auraient davantage de temps pour aller bronzer sous le soleil de Californie. Du moins en théorie. Car le concept de « vacances illimitées » qu’elles promeuvent n’est pas synonyme de farniente.

Le siège de Netflix
Crédits : DR

Vacances à la carte

Les bureaux de Popchef ressemblent à un vaste hall de gare flanqué de mezzanines. Depuis le Xe arrondissement de Paris, à la jonction du canal Saint-Martin et du bassin de La Villette, la start-up française gère la livraison de mille repas par jour. Quand il traverse les « cuisines » de cette activité florissante, le chef, François Raynaud de Fitte, marche sur la grande table en bois. Les assiettes ne passent pas ici. Cet ancien bâtiment industriel aux murs couleur terre battue, somptueusement rénové, est parcouru de câbles qui alimentent les MacBook de la trentaine de salariés. François préfère le mot « collaborateurs ». À l’étage, une salle aux parois de verre est dédiée à la « détente ». Même si une seule personne est là, affairée sur son ordinateur, le co-fondateur assure en s’asseyant sur un pouf rouge qu’ « on aime beaucoup les siestes chez Popchef ». Une demi-seconde s’écoule. « C’est un bon moyen d’être productif. » Pour se mettre dans les meilleures dispositions, chacun peut « prendre le temps qu’il faut pour souffler », ajoute-t-il. Cela ne vaut pas que pour la sieste. Alors que « dans une entreprise normale, chaque salarié prend ses jours de congés quand il le souhaite, sans trop regarder autour de lui », les membres de Popchef placent leurs congés « en fonction des autres collaborateurs, en prenant soin de ne pas mettre l’activité de la boîte en péril ». Autrement dit, leur désir de vacances n’est en principe soumis à aucune borne. Il suffit de rentrer les jours que l’on veut chômer dans un logiciel.

François de Fitte et Briac Lescure
Crédits : Edie & Watson

À entendre Briac Lescure, l’associé de François Raynaud de Fitte, rien ne paraît s’opposer à des vacances à la carte. Le modèle renvoie, dit-il, à « une culture d’entreprise issue d’une condition personnelle ». Passé par une grande école de commerce avant d’étudier le management en Allemagne, ce grand blond qui porte le prénom de son « fief », Saint-Briac, a eu « quelques mauvaises expériences dans des grandes boîtes » où le « présentéisme » fait loi. Après un stage dans la banque Natixis, il a retrouvé, au sein de la société d’investissement Jaïna capital, un ancien ami de lycée qui partageait ce triste constat. Comme Briac, François n’aime pas trop les astreintes. Quelle importance de travailler entre 8 et 18 heures si l’on est plus efficace de 10 à 20 ? Quand ils lancent Popchef, en janvier 2015, les deux hommes ne se posent jamais la question des horaires. Ils travaillent au gré des commandes, livrent les plats des restaurants en une quinzaine de minutes autour du Sentier, dans le IIe arrondissement en Autolib et en Vélib. Une subvention de la Banque publique d’investissement de 30 000 euros fournit les « moyens du bord ». Mais les entrepreneurs ne restent guère longtemps seuls aux manettes. La « culture d’entreprise » qu’ils chérissent séduit leur ancien patron de Jaïna capital, Marc Simoncini. Depuis qu’il a fait fortune grâce au site de rencontre Meetic, ce dernier place ses billes un peu partout avec deux autres magnats de l’Internet, Xavier Niel (Free) et Jacques-Antoine Granjon (Vente privée). Pariant que François Raynaud de Fitte va réussir son projet d’ « apporter à la restauration ce que Uber a apporté aux taxis », le triumvirat injecte 300 000 euros au mois de mai. Deux autres millions arrivent l’année suivante notamment grâce au groupe de restauration Elior.

Les bureaux de Popchef à Paris
Crédits : Edie & Watson

Puisqu’ils ne se sont jamais posés la question des horaires, Briac et François « applique[nt] la même politique » à leurs premiers employés. En anciens étudiants d’écoles de commerce, ils s’inspirent du fondateur de Twitter Jack Dorsey et du créateur de Paypal Elon Musk. Mais pour leur management, ils prennent exemple sur un autre géant du numérique : Netflix.

Cool attitude

En 2009, le diffuseur américain de films et de séries sur abonnement Netflix compte 11 millions d’abonnés. Fondée en 1997 en Californie sur l’idée d’un Reed Hastings furieux d’avoir dû payer 40 euros pour un DVD de location en retard, l’entreprise est désormais mondialement connue. Afin de s’assurer que tous les employés pagayent dans le même sens, elle publie un document de travail interne. Cette présentation de 129 pages ressemble aux PowerPoint systématiquement insérés dans les séminaires d’entreprises ou régulièrement montrés aux étudiants des écoles de commerce. Il y est question de valeurs, de compétence et de performance. François et Briac épluchent avec intérêt ce document intitulé « Culture de la liberté et de la responsabilité ». Quand une entreprise a une certaine taille, y déplore Hastings courbes colorées à l’appui, la liberté des employés ploie sous la lourdeur des procédures. C’est pourquoi la bureaucratie nuit à leur faculté d’innovation. Afin d’éviter que l’imagination ne soit bridée, le PDG préconise de laisser les personnes talentueuses s’auto-discipliner. Depuis 2004, elles choisissent ainsi leurs congés à loisir.

Le concept de vacances illimitées n’a pourtant pas été inventé par le patron de Netflix.

La raison de ce choix est limpide : « Nous travaillons tous le soir et le week-end, répondons à des e-mails à des heures pas possible et avons parfois besoin de prendre une après-midi », constate Hastings. « Nous ne comptons pas les heures travaillées, alors pourquoi compterions-nous les heures chômées ? » François Raynaud de Fitte, reprend l’idée : « Dans notre start-up, on a voulu remplacer la culture des horaires par la culture des résultats. Si un salarié a atteint les objectifs qui lui étaient fixés, alors tant mieux s’il peut partir en vacances et se reposer. » Autre avantage, la direction n’a plus à coordonner les calendriers des uns et des autres. Cette solution est surtout privilégiée, aux États-Unis, par des acteurs du numérique pour qui la frontière entre temps personnel et plages de travail a fondu. Pocket, Prezi, Evernote, ZenPayroll l’ont mise en place en se référant à Netflix. Dans l’univers des start-ups, son PowerPoint sur la « Culture de la liberté et de la responsabilité » est célèbre. D’après la directrice des opérations de Facebook, Sheryl Sandberg, il s’agit « d’un des documents les plus importants de la Silicon Valley ». Une bible pour patrons branchés qui, comme Briac Lescure, citent la « cool attitude » parmi les principes de leur culture d’entreprise. Le concept de vacances illimitées n’a pourtant pas été inventé par le patron de Netflix, Reed Hastings. Il est né dans une entreprise centenaire qui n’a « pas une réputation aussi cool que Google et Netflix », reconnaît Richard Calo, son vice-président des relations avec le personnel. Une multinationale où travaillent près de 380 000 personnes.

En 1993, le géant américain des technologies IBM tremble sur ses bases. Accusant une perte historique de huit milliards de dollars, il est contraint de revoir sa stratégie de fond en comble. Lancé dans une traque au gaspillage, certains dirigeants pointent le fardeau administratif que représente la gestion des congés, mais également sa portée inhibitrice sur la croissance du groupe. Décision est donc prise de faire sauter les digues peu à peu, jusqu’à ce que, en 2003, tout le monde jouisse de la liberté de s’arrêter lorsqu’il le souhaite. En principe.

Un cadre d’IBM travaille de chez lui
Crédits : Joyce Dopkeen

« Ce n’est pas un blanc-seing pour faire ce que vous voulez », tempère Richard Calo. Plutôt que d’être jugés sur le nombre d’heures passées au bureau, les employés sont comptables de leur travail. Or, ce passage d’une logique quantitative à une évaluation qualitative fait chuter toute norme. Si le temps de vacances devient potentiellement illimité, il en va de même pour le temps de labeur. Il suffit ainsi que les objectifs fixés soient très hauts pour que le volume horaire augmente, ou que les dirigeants ne prennent jamais de congés pour que leurs employés soient tentés d’en faire de même. « Les gens ont fini par travailler plus d’heures sans vraiment s’en rendre compte à cause de la flexibilité », avertissait une ancienne employée, Frances Schneider, dès 2007. « Bien qu’ayant cette magnifique liberté de poser des jours quand vous vouliez, vous nous pouviez pas vraiment car IBM ressemblait à un groupe de drogués du travail. » Pourtant, le modèle a prospéré ailleurs.

 Du temps souple

Au Royaume-Uni, la « cool attitude » managériale a un nom : Richard Branson. Élu « patron de rêve » par un sondage du Cancer research UK en août 2009, le fondateur de l’empire Virgin conjugue sports extrêmes, apparitions au cinéma et causes humanitaires. Un an après avoir reçu le prix, le milliardaire trouve une nouvelle opportunité de soigner son image grâce à sa fille. Par e-mail, Holly Branson lui raconte avoir lu un article du Telegraph vantant le modèle de Netflix. « Papa », écrit-elle, « regarde, c’est quelque chose dont je parle depuis un moment et je pense que ne pas décider des vacances des gens serait quelque chose de très Virgin. »

Richard Branson en vacances
Crédits : Virgin

En avril 2014, l’économiste de Stanford John Pencavel publie une étude dans laquelle il apparaît que la réduction du volume de travail a un impact bénéfique sur la productivité. En tout cas, le fruit de l’activité des ouvriers produisant des munitions pendant la Première Guerre mondiale ne variait guère qu’ils soient occupés pendant 56 ou 70 heures par semaine. Car, au-delà de 50 heures, un salarié serait beaucoup moins efficace. Trois mois plus tard, un des hommes les plus riches au monde, le milliardaire mexicain Carlos Slim, évoque dans une interview au Financial Times, l’idée d’une semaine de trois jours de travail de 11 heures en contre-partie d’un allongement des carrières jusqu’à 70 ou 75 ans. L’idée fait son chemin dans la tête de Richard Branson qui, en septembre, encourage ses employés à choisir eux-mêmes leur rythme. « Prenez des vacances quand vous voulez. Prenez en autant que vous voulez, nous ne vérifierons pas comment vous le faites. » Par l’entremise de la multinationale, dont les bureaux se trouvent à New York, Londres, Genève ou encore Sydney, le concept américain de vacances illimitées prend donc une ampleur globale. Aux États-Unis, où aucune loi n’indique de seuil de jours de congés payés à accorder, les entreprises fixent un quota en fonction du droit local et de leur philosophie. S’il n’est pas épuisé, l’employé reçoit un surplus de salaire en compensation. Cela arrive plus fréquemment aujourd’hui qu’hier : le travailleur américain moyen prenait 21 jours de vacances en 2000 contre seulement 16 en 2013. Une étude publiée par Glassdoor en 2014 démontrait, elle, qu’il ne prenait que la moitié de ses congés. Par ailleurs, 61 % des personnes interrogées déclaraient travailler en vacances. Dans ce contexte, il n’est pas rare que les « vacances illimitées » permettent en fait à la direction de ne plus avoir à payer les jours de congés non utilisés.

En 2015, entre 1 et 2 % des sociétés américaines étaient adeptes de cette politique, dont le conglomérat General Electrics, le réseau social LinkedIn. À l’automne 2015, une autre entreprise qui l’avait mise en place a en revanche révisé ses règles en la matière. Le groupe de crowdfunding Kickstarter a fixé une limite de 25 jours de congés par an pour mettre fin aux questions sur « le temps approprié à prendre pour les activités personnelles créatives et familiales ». Chez le concepteur de paddles américain Tower, il existe aussi un plafond à ne pas dépasser, mais cela concerne le volume de travail. Son directeur, Stephan Aarstol a imposé une semaine de cinq fois cinq heures de travail à ses employés pour mettre fin au modèle de la journée de huit heures. « Être heureux rend plus productif », plaide-t-il simplement en ajoutant que la croissance de Tower était la plus forte de San Diego en 2015. La formule pourrait selon lui correspondre à « la majorité des métiers intellectuels ». Elle n’est pas sans évoquer la réduction du temps de travail dont les lois Aubry de 1998 et 2000 sont les dernières incarnations en France.

Reed Hastings
Crédits : re:publica

Lorsque François Raynaud de Fitte et Briac Lescure ont voulu importer le modèle Netflix dans l’Hexagone, ils ont d’abord pris conseil auprès du cabinet d’avocat Saul associés. Il leur fallait bien sûr respecter le minimum légal de cinq semaines de congés payés fixé par la loi depuis 1982 mais également s’assurer que rien ne s’oppose à ce que chacun décide de ses congés. Or, justement, « ce système pose un certain nombre de questions », reconnaît le cabinet. « L’entreprise prend un risque, notamment celui de la rupture d’égalité entre les salariés s’ils ne prennent pas le même nombre de jours de congés. » Pour Briac Lescure, la règle n’a pas lieu d’être. « Des gens ont besoin de prendre beaucoup de vacances, d’autres moins », croit-il savoir. C’est carrément tout « le code du travail » qui, poursuit-il, « n’est pas adapté au besoin des start-ups qui ont besoin d’agilité, de souplesse ». Mais alors, les « vacances illimitées », servent-elles plus dégager du temps libre ou à mettre le « besoin des start-ups » au centre de la vie de ses salariés ? Autant l’entrepreneur ne se considère pas « légitime » pour imposer des vacances a une période donnée, autant il sait qu’en recrutant « les bonnes personneselles seront capables de comprendre à quel moment partir ». On pourrait croire que la règle est implicite mais elle est fixée « au départ », c’est-à-dire dès l’embauche. « On est une start-up, on est hyper exigeants », précise Briac Lescure. Autrement dit, n’espérez pas compter vos heures. Les salariés, de toute manière, « sont surprotégés ». À Popchef, on leur fait donc confiance à condition qu’ils ne le soient pas.


Couverture : Ah, les vacances illimitées… (Ulyces.co)