En ce mercredi 10 avril 2019, l’attention médiatique du monde entier est braquée sur six conférences de presse, organisées en simultanée à travers le globe. Pour la toute première fois, l’humanité s’apprête à découvrir une véritable photographie d’un trou noir, certainement l’objet cosmique le plus mystérieux et inaccessible de l’univers. Dévoilée à 15 h 00 en France, l’image montre un anneau de feu qui auréole le trou noir de la galaxie Messier 87, située à quelque 55 millions d’années-lumière de la Terre. Une fiction faite réalité qui colle incroyablement aux simulations faites depuis des années.

Projet spectaculaire porté par une équipe internationale de 200 scientifiques, l’Event Horizon Telescope (l’EHT, soit « le Télescope de l’horizon des événements ») est une synergie de forces exceptionnelle dans l’histoire de l’astronomie. C’est en effet grâce à huit radiotélescopes répartis entre le Mexique, le Chili, les États-Unis et l’Espagne, que le Pr Dimitrios Psaltis, spécialiste de la relativité générale qui enseigne l’astrophysique à l’université d’Arizona, et scientifique en charge du projet Event Horizon Telescope, a pu vérifier la fameuse théorie d’Albert Einstein élaborée dès 1907.

Si denses qu’ils empêchent la matière et la lumière de s’échapper, les trous noirs sont impossibles à observer à l’œil nu. Mais l’EHT est parvenu à en immortaliser une silhouette, constituée du plasma bouillonnant qui tourbillonne autour de l’abîme. Dimitrios Psaltis qui, lors de notre conversation, compare avec humour cette prouesse scientifique et technologique avec le fait de réussir à « prendre en photo un donut placé à la surface de la Lune ».

Que nous apprend la première photographie d’un trou noir ?

Ce que nous voyons pour la toute première fois, c’est un trou noir compact et son plasma, situé au centre de la galaxie Messier 87. Nous apprenons d’abord que ces concentrations supermassives présentes au centre des galaxies, dont nous déduisions jusqu’ici l’existence, sont effectivement des trous noirs, comme Albert Einstein l’avait prédit grâce à sa théorie de la relativité. Nous voyons sur cette image les gaz brûlants qui forment ce plasma autour du trou noir, et qui possèdent une température extrêmement élevée estimée à plusieurs milliards de degrés, ainsi qu’un champ magnétique dans l’horizon proche du trou noir. Encore une fois, c’est ce qu’Albert Einstein prédisait.

Le trou noir est si dense qu’il ne permet pas à la lumière de s’échapper, et ce que nous observons est en fait sa silhouette, par contraste. Ce que nous avons découvert, c’est que beaucoup d’émissions lumineuses du subplasma, c’est-à-dire qui se trouvent sous la membrane plasmique, se dirigent vers le trou noir, et projettent au centre l’ombre que nous voyons sur l’image : un trou noir dont la masse est 6,5 milliards de fois supérieure à celle du Soleil.

Crédits : ESO

Nos calculs nous permettent également de déterminer la taille du trou noir, soit environ 20 milliards de kilomètres de large, ce qui représente deux fois notre Système solaire. Nous étions très heureux de voir que ce que nous avions imaginé correspondait parfaitement à la réalité de la beauté des tréfonds de l’univers… Mais en même temps, nous aurions adoré trouver des différences, car ce sont généralement elles qui conduisent aux révolutions de la science. Ce que nous pouvons dire aujourd’hui, c’est que les théories passées se vérifient : nous voyons une ombre ayant une masse et une taille qui correspondent à ce qu’Albert Einstein avait prédit.

Pourquoi était-il si important d’obtenir une représentation réelle de ce phénomène cosmique ?

Il y a beaucoup de raisons à l’enthousiasme suscité par cette découverte. La plus importante, selon moi, c’est qu’il s’agit d’un grand moment d’intelligence humaine, au cours duquel nous utilisons le monde, en nous basant sur ce que nous observons. La Lune tourne autour de la Terre, qui est elle-même en orbite autour du Soleil : nous nous appuyons sur ces constructions mathématiques, et sur des théories, pour les pousser à l’extrême et les vérifier. Vérifier la relativité générale d’Einstein, c’est pour moi un triomphe de l’intellect humain. En tentant de comprendre ce qu’il se passe autour de nous, nous pouvons expliquer et prévoir ce qui arrive dans les profondeurs de l’univers.

Cette photo constitue-t-elle la première preuve de l’existence des trous noirs supermassifs ?

C’est en tout cas la meilleure preuve que nous ayons, la plus forte jamais constituée, puisqu’il s’agit de la première image directe, réelle. L’EHT est un projet extrêmement ambitieux, nous sommes arrivés à un point où nous poussons extrêmement loin nos capacités d’observation, et cette photo nous conduit au niveau supérieur.

Il était pour nous symbolique de la publier maintenant, exactement 100 ans après l’expédition Eddington, qui a prouvé certaines prédictions de la théorie de la relativité. À la même époque, l’astronome américain Heber Doust Curtis a découvert la première preuve de l’existence des objets cosmiques appelés galaxies spirales, ce qui lui permettait d’affirmer que notre Voie Lactée n’était qu’une galaxie parmi de très nombreuses autres dans l’univers. Nous obtenons aujourd’hui cette photographie, mais ces recherches se poursuivent depuis plus d’un siècle.

Le réseau planétaire de radiotélescopes de l’EHT
Crédits : ESO

Pourquoi avez-vous choisi d’observer M87, qui n’est pas le trou noir le plus proche de la Voie lactée ?

Il se situe à 55 millions d’années-lumières de la Terre, mais il s’agit du deuxième plus gros trou noir dans le ciel. Nous voulions que notre cible possède une très grande ombre, assez large pour que nous puissions réaliser une observation la plus précise possible avec les télescopes. Il y a dix ans, nous avons analysé le trou noir pour obtenir sa masse et sa taille supposée, et nous avons déterminé qu’il était optimal pour ce projet. Nous avons également observé Sagittarius A*, le trou noir supermassif le plus proche de la Terre, situé au centre de la Voie lactée. M87* est certes 200 fois plus éloignée, mais il est surtout 200 fois plus grand. La résolution de l’image que nous avons obtenue grâce à l’EHT est équivalente au fait de lire un journal sur une terrasse parisienne, alors que vous vous trouvez sur un toit de New York.

Pour prendre en photo le trou noir de la galaxie M87, il nous fallait un télescope de la taille de la Terre, ce qui bien sûr n’existe pas. La première chose que nous avons faite a donc été de choisir six radiotélescopes autour du globe dotés d’horloges atomiques suffisamment précises pour enregistrer toutes les données aussi fidèlement que possible. Tous étaient braqués simultanément vers le centre de la galaxie, à un dix-millième de milliardième de seconde près, grâce à l’exactitude que permet leur horloge atomique. L’observation a finalement eu lieu du 5 au 14 avril 2017, et s’est appuyée sur une technique appelée interférométrie à très longue base (VLBI). Elle permet de synchroniser les télescopes du monde entier, en exploitant la rotation de la Terre.

Pendant plusieurs mois, nous avons collecté les données, dans le but de les combiner, comme si elles ne provenaient que d’un seul télescope. En tout, nous avons reçu cinq pétabits de données [l’équivalent de 5 000 ans de fichiers MP3]. Stockées sur des disques durs spécialisés, ces informations étaient si lourdes qu’elles ont été envoyées par FedEx plutôt que d’être transférées numériquement ! Il y a encore cinq ans, nous n’avions même pas le matériel nécessaire pour le stockage de telles données. Mais nous avions un appétit immense, et heureusement, la technologie a progressé aussi vite que lui.

Le Pr Dimitrios Psaltis
Crédits : University of Arizona

À l’été 2018, nous avons donc été enfin capables d’assembler toutes ces données pour arriver à une seule et même photo. Nous avons ensuite analysé l’image, mesuré la taille de l’ombre, la masse du trou noir, et tenté de comprendre les implications qu’elle avait vis-à-vis de la théorie de la relativité d’Einstein.

Les trous noirs ont-ils une influence sur notre galaxie ?

Ils sont si massifs qu’ils attirent énormément de matière présente dans leurs environs, mais ils sont trop loin de la Terre pour avoir un impact sur elle. Cependant, dans l’histoire de l’univers, d’une façon ou d’une autre, la manière dont les galaxies et les trous noirs ont été formés sont très liées. Je ne serais donc pas surpris que l’on découvre que la création de notre galaxie et de ses planètes soit corrélée à la présence de trous noirs supermassifs en son centre.

Nous devons désormais mener des recherches très précises, pour rentrer dans les détails et creuser très profondément dans les données que nous avons collectées, afin de comprendre mieux encore quels sont les effets des trous noirs sur la gravité et l’espace-temps de leur environnement. Nous souhaitons également effectuer toujours plus d’observations, avec plus de télescopes, pour obtenir des photos plus nettes et plus belles.

Sera-t-il un jour possible d’approcher un trou noir ?

Il y a cinq ans, je donnais une conférence avec mes élèves à Hawaï, pour présenter le projet EHT ainsi que nos prédictions. À la fin, un collègue et ami est venu me voir et m’a dit : « C’était une très belle conférence, mais ça ne marchera jamais ! » Les gens ne pensaient pas forcément que nous étions fous, mais que les technologies dont nous aurions besoin n’étaient pas près d’exister.

De la même manière, il y a 150 ans, les gens n’auraient jamais pensé que nous puissions un jour aller sur la Lune. Pour le moment, nous n’avons pas accès à la technologie qui nous permettra de nous approcher d’un trou noir, mais j’ai confiance. Vu la manière dont l’humanité évolue, nous pourrons certainement le faire un jour !

Crédits : ESO


Couverture : La première photographie d’un trou noir. (EHT/ESO)