Les deux Escobar

Un homme est à terre. Devant lui, le ballon échoue dans les filets du Rose Bowl Stadium de Pasadena, en Californie. En passant les mains dans sa nuque longue, Andrés Escobar décolle peu à peu le dos de la pelouse sur laquelle il vient de s’effondrer. Le nom et le numéro 2 du défenseur colombien apparaissent face caméra. Ils sont comme imprimés dans les mémoires de son pays. Voilà l’identité de celui qui a offert un match de Coupe du monde 1994 aux États-Unis en marquant contre son camp. À l’orée du mondial russe de 2018, 24 ans plus tard, la Fifa a publié une vidéo de cette terrible action devenue célèbre. Elle est titrée « La vie ne s’arrête pas là ». Car c’est précisément ce que pensait le joueur.

« La vie ne s’arrête pas là », écrit-il dans les colonnes du journal El Tiempo de Bogotá après l’élimination des Cafeteros. Sur les conseils de son ami César Mauricio Velásquez, le joueur combat son désarroi en prenant la plume. « Nous devons continuer. La vie ne peut pas s’arrêter là. Peu importe la difficulté, nous devons nous relever. Nous n’avons que deux options : ou nous laissons la colère nous paralyser et la violence se poursuivra, ou nous la surmontons et essayons d’aider les autres de notre mieux. C’est à nous de choisir. S’il vous plaît, restez respectueux. Je vous embrasse tous. Ça a été une opportunité et une expérience magnifique et rare que je n’avais jamais eu l’occasion de vivre. À très vite car la vie ne s’arrête pas là. »

Mais en Colombie, la violence obéit à ses propres règles. Dix jours après son terrible impair, vers 4 heures du matin, Andrés Escobar est tué de six balles sur le parking d’El Indio et d’El Salpicón, des bars de la banlieue de Medellín. « But ! » aurait hurlé le tireur à chaque impact. Dans sa fuite, une plaque d’immatriculation est relevée par deux témoins. Elle permet à la police de remonter jusqu’aux frères Pedro et Santiago Gallón, deux narcotrafiquants notoires qui ont rejoint le cartel de Los Pepes après avoir œuvré au sein de celui d’un autre Escobar, Pablo. Seulement leur garde du corps, Humberto Castro Muñoz, dit avoir appuyé sur la gâchette. À ce titre, c’est lui qui est condamné à 43 ans de prison – il sera libéré au bout de 11 – alors que ses employeurs restent libres.

L’affaire hante toujours la Colombie. Elle met à nu l’écheveau malsain qui lie le monde du sport avec ceux des affaires, de la politique et de la grande criminalité. D’un Escobar, l’autre : Pablo, le parrain des parrains, finançait les deux clubs de Medellín et recevait les membres de l’équipe nationale chez lui. Il a aussi été élu à la Chambre des représentants dès 1982. Andrés y était lié nolens volens. D’ailleurs, la mort du mafieux en 1993 a ouvert une période de chaos dont l’assassinat du défenseur est symptomatique. « L’ego des Gallón était si gonflé qu’ils ne pouvaient pas laisser quelqu’un leur répondre, pas même Andrés », juge Jhon Jairo Velásquez Vásquez, alias Popeye, l’ancien chef des assassins du cartel de Medellín.

Les deux Escobar

Alors que le drame est encore souvent expliqué par la colère de gros parieurs lésés par la défaite colombienne contre les États-Unis, il pourrait bien avoir plus à voir avec le sentiment de toute-puissance de la mafia. À en croire Jhon Jairo Velásquez Vásquez, les frères Gallón ont même sorti trois millions de dollars de leur poche pour orienter l’enquête du procureur vers leur garde du corps. Il n’ont quoi qu’il en soit guère été inquiétés jusqu’en 2010. Cette année-là, Santiago Gallón est condamné à trois ans de prison pour avoir aidé financièrement un groupe criminel dans la région d’Antioquia. Placé sur la « liste Clinton » des personnes liées au narcotrafic après sa sortie, il est de nouveau arrêté en janvier 2018, à la frontière avec le Venezuela. Cette fois, la justice le suspecte d’envoyer de la cocaïne vers les États-Unis. Mais au moment de son interpellation, c’est surtout son implication dans la mort d’Andrés Escobar qui fait les gros titres. Car personne n’a oublié.

Encombrant mécène

Andrés Escobar était « très discipliné ». Le compliment pourrait valoir pour le joueur, pilier d’une défense qui n’encaissa que deux buts en phases qualificatives de la Coupe du monde 1994. Mais elle se rapporte, dans la bouche de sa sœur, Maria Ester, à l’homme. Né le 13 mars 1967 dans une famille de la classe moyenne de Medellín, le jeune garçon est selon elle « éloigné des vices » par le sport. « Dès qu’il sortait de l’école, il allait jouer au foot dans toutes les rues du quartier. Il pouvait jouer quatre matchs par jour sans se fatiguer. Ses qualités ont été repérées quand il était très jeune. »

Quoique cette passion ternisse légèrement ses résultats scolaires, Andrés Escobar est déterminé à imiter son grand frère, Santiago, en passe de devenir footballeur professionnel. Comme lui, il finit donc par obtenir son bac à 18 ans, en 1985, au lycée Conrado Gonzalez de Medellín. Le jeune homme n’a guère le temps de le célébrer. Atteinte de longue date d’un cancer, sa mère meurt en novembre. Le monde s’effondre autour de lui. Il envisage de ne jamais revenir sur un terrain mais finit par surmonter sa peine. Formé comme Santiago à l’Atletico Nacional, Andrés est repéré un samedi de 1987 par l’entraîneur de l’équipe première Francisco Maturana.

Lui aussi issu des équipes de jeunes du club, Maturana a participé en tant que joueur à son premier titre depuis plus de 20 ans en 1973. Son ascension coïncide avec celle de Pablo Escobar. À la veille d’un nouveau sacre de l’équipe de Medellín, en 1976, El Patron est arrêté en possession de 18 kilos de white paste, un dérivé de la cocaïne. Après avoir tenté de corrompre les juges, il fait tuer les deux officiers de police responsables de son arrestation et s’en sort sans procès. Ainsi commence-t-il à se former à l’art de la négociation avec la justice et les responsables politiques. Et, pour devenir respectable, il trouve aussi un moyen de blanchir ses occultes bénéfices : l’Atletico Nacional.

« L’introduction de l’argent de la drogue dans le football nous a permis d’attirer de grands joueurs étrangers », reconnaît Maturana. « Ça nous a aussi permis de garder nos meilleurs éléments. Notre niveau de jeu a décollé. Voyant cela, les gens pointaient l’implication de Pablo Escobar mais ils ne pouvaient pas la prouver. » El Patron est généreux : il donne aussi au rival du Nacional, le Deportivo Independiente Medellín, alors que l’America de Cali reçoit les subsides du clan de la ville, dirigé par Miguel Rodriguez Orejuela.

Devancé de justesse par le Millonarios de Cali en 1988, l’Atletico Nacional se qualifie pour la plus prestigieuse compétition sud-américaine, la Copa Libertadores. L’année suivante, il en atteint la finale. En match aller-retour, les Colombiens se retrouvent à égalité avec l’Olimpia Assuncion. Le premier à prendre ses responsabilité pendant les séance de tir aux buts est un jeune international : Andrés Escobar. Son coéquipier Leonel Alvarez inscrit le dernier, délivrant toute une ville et notamment Don Pablo. « Il sautait et criait à chaque but, je ne l’ai jamais vu aussi euphorique », décrit Jhon Jairo Velásquez Vásquez. « D’habitude c’était un bloc de glace. »

Lorsqu’il organise des matchs chez lui, Pablo Escobar invite ces joueurs qui le font vibrer au stade. Un peu trop bavard au sujet des visites qu’il lui rend, le gardien Rene Higuita est placé en détention en 1993 et privé de Coupe du monde. Andrés Escobar, lui, se montre plus discret. « Maria, je ne veux pas y aller mais je n’ai pas le choix », confie-t-il à sa sœur. Le défenseur a surtout très envie de rallier les États-Unis. Placé dans le groupe A avec le pays hôte, les Cafeteros perdent leur premier match 3 à 1 contre la Roumanie. Mais pour Andrés, le cauchemar arrive lors de la seconde rencontre face à des Américains qu’ils étaient censés dominer.

Andrés Escobar, Numéro 2

La maison

« La vie ne s’arrête pas là. » Pour la radio nationale Caracol, la phrase d’Andrés Escobar est une chance. Plutôt que de se morfondre, peut-être acceptera-t-il de venir commenter le reste de la Coupe du monde américaine depuis l’International Broadcast Center de Dallas. Hélas, il préfère quitter les États-Unis afin de rentrer dans sa ville natale, Medellín, le 29 juin 1994. Il y retrouve sa petite amie, Pamela Cascardo et « oublie ses peurs », se souvient-elle. « Jeune et en vie », Andrés la laisse deux jours plus tard pour sortir avec un coéquipier, Juan Jairo Galeano. Également invité, son partenaire Luis Fernando Herrera lui suggère de rester à la maison. Le sélectionneur, Francisco Maturana, partage sa réticence et conseille à ses joueurs d’être vigilants. « Je leur ai dit que les rues étaient dangereuses et qu’ici les conflits ne se résolvent pas avec les poings », se souvient l’entraîneur. « Mais Andrés a répondu qu’il devait se montrer aux gens. »

Finalement, un autre ami, Eduardo Rojo Salazar, se joint au groupe avec sa femme devant le Niagara 5 Puertas. Ce bar du sud-est de la ville est décoré aux couleurs de l’équipe nationale et de l’Atletico Nacional, le club d’Escobar. Arrivé dans une Honda Civic gris foncé, le défenseur porte un jean bleu et une chemise rose au liseré blanc. Son poignet droit arbore un bracelet en argent et en quartz, comme pour faire équilibre à la montre qu’il garde au sommet de la main gauche. Escobar est clinquant et son étoile n’a guère pâli : tous les clients du bar qui croisent son regard le saluent et le félicitent. Peu avant 19 h, le groupe se rend dans un magasin d’alcool du quartier avant de revenir boire quelques verres devant le bar. Deux heures plus tard, il se sépare en promettant de se retrouver à la discothèque Padova, sur l’avenue Las Palmas qui file vers l’aéroport.

Après une visite à Pamela Cascardo, Escobar arrive seul à l’endroit prévu autour de 22 h 30. Quand il s’assoit au bar situé à droite de la piste de danse pour commander une bouteille d’aguardiente, une liqueur à l’anis colombienne, ses amis l’entourent, de même que quelques fans des Cafeteros. À 3 heures, il n’y a plus que les fans. 45 minutes plus tard, le joueur sort à son tour de la discothèque pour aller chercher sa voiture garée sur le parking faisant face à deux bars, El Salpicon et El Indio. Il est alors pris à partie par des hommes dans une Toyota de couleur sombre. D’après certains témoins, il est question du « but contre son camp ». Toujours est-il que six balles sont tirées dans sa direction. Andrés Escobar meurt à 27 ans.

Les joueurs lui rendent hommage

Placée dans un cercueil orné des couleurs de l’Atletico Nacional, la dépouille du joueur est honorée par quelque 100 000 personnes. Dans une arène de basket de Medellín, les imprécations du président César Gaviria contre la mafia et « la violence absurde » responsable de sa mort ne font pas barrage aux larmes de la foule. Surnommé le « Gentleman footballeur », Escobar « restera dans nos cœurs comme un héros d’intégrité moral et un Colombien exemplaire », ajoute le chef d’État. « La Colombie ne doit pas laisser ses meilleurs enfants être expulsés du terrain de la vie. » Pourtant, des joueurs aussi importants que Faustino Asprilla ou Carlos Valderrama refusent de revenir en sélection. Luis Fernando Herrera fait même une dépression.

Avant la compétition, ce dernier a dû gérer l’enlèvement de son fils. Et, après la défaite face à la Roumanie, il a appris la mort de son frère dans un accident de voiture. « Cette nuit, Andrés m’a tenu compagnie », se remémore-t-il. « Je voulais abandonner et rentrer mais il m’a dit que le pays comptait sur moi et que c’était notre seul chance à la Coupe du monde. » Finalement, Andrés est parti et les frères Gallón sont restés dans le paysage. Moins alimenté par l’argent de la drogue, le football colombien a perdu en attractivité. Mais la qualité est toujours là. En 2014, les Cafeteros avaient « le même état d’esprit qu’Andrés », jugeait sa sœur, Maria Ester. Ils se sont inclinés en quart de finale contre le Brésil. Cette année, « Andrés est avec les joueurs et le reste de l’équipe par l’esprit. »


Couverture : Andrés Escobar marque contre son camp.