Un Américain à Erbil

Les premières lueurs de l’aube filtrent à travers la tente. J’ouvre les yeux et aperçois un drapeau kurde qui flotte dans le vent. La température a brutalement chuté la nuit dernière, les hommes de garde ont revêtu des vestes chaudes. L’été long et sec est derrière nous. La routine matinale est la même chaque matin. Les combattants qui ne sont pas de service passent leur temps en se lavant, en préparant leur petit déjeuner et en faisant bouillir des casseroles de thé chai.

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Ryan O’Leary et un peshmerga
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Le vétéran de l’armée américaine Ryan O’Leary et son collègue Shaho – un Kurde iranien qui vit aujourd’hui au Danemark – se lèvent tard, car ils ont pris le dernier tour de garde de la nuit. Ils s’asseyent pour prendre un petit déjeuner fait de pain sec et de yaourt avec le reste de leur troupe. Shaho n’est pas ici par hasard : il entretient la flamme d’une tradition familiale. Son père, qui était peshmerga avant lui, se battait contre Téhéran avant d’être tué par des agents iraniens dans la capitale du Kurdistan irakien, Erbil. Ses assassins ont tiré 16 fois sur son père. « Au départ, je suis venu au Kurdistan pour aider les peshmergas à combattre l’État islamique », dit O’Leary.

Shaho, un Kurde iranien qui vit au Danemark
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Venu d’Iowa, O’Leary s’est battu sous la bannière américaine en Irak et en Afghanistan. Après avoir quitté l’armée, il s’est installé au Kurdistan irakien. Il me confie que son plan, à la base, était de mettre à profit ses compétences militaires pour enseigner des techniques de combat et de premiers secours aux peshmergas. Au lieu de quoi il a rencontré les peshmergas du KDP-I, auprès desquels il s’est convaincu que la menace la plus pressante venait d’Iran. « Après plusieurs rencontres, j’ai réalisé que Daech n’était pas voué à être un problème sur le long terme pour le peuple kurde », dit-il. « Ils vont être repoussés. » Jour après jour, O’Leary instruit les nouvelles recrues du groupe. Les Kurdes sont d’excellents combattants de montagne, mais beaucoup d’entre eux sont étrangers aux compétences militaires les plus basiques. « Ce qui manquait le plus aux jeunes, je dirais que c’est la discipline avec les armes : leur façon de les tenir et de les entretenir », explique-t-il.

Ryan O’Leary prend la pose
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Se joindre au groupe n’a pas été facile, mais il y a une explication à cela : O’Leary est le tout premier Occidental à rejoindre les rangs du KDP-I. Alors naturellement, certains des plus anciens soldats étaient sceptiques quant à ses intentions réelles. Il lui a fallu près de deux mois pour gagner leur confiance. « Ils n’avaient jamais rencontré d’Occidental venu leur dire : “Salut, je veux venir vous aider !” » dit-il. « Ils sont habitués à se démerder tout seuls. Comme le dit leur proverbe : “Pas d’amis sauf les montagnes”, même si ça change doucement. » Bien qu’il soit parvenu à nouer des liens avec les peshmergas, sa famille et le gouvernement américain ont fait part de leurs préoccupations. Le département d’État et le FBI l’ont tous deux contacté, raconte-t-il. « Ils me disent sans arrêt : “Tu vas te faire kidnapper” », dit-il avant de m’expliquer qu’il se sent plus en sécurité ici que dans d’autres zones de l’Irak. Il est aisé de comprendre leurs inquiétudes ; un citoyen américain à la frontière de l’Iran qui entraîne des combattants anti-Iraniens, c’est déjà un sujet sensible en temps normal. Mais nous sommes dans une période historique de négociations sur le nucléaire entre l’Iran et les États-Unis. Ryan raconte qu’après être rentré de sa dernière tournée en Afghanistan en 2011, il n’était pas sûr de savoir quoi faire de sa vie. Il a fini par faire un travail qui ne valait pas la peine à ses yeux. « Je dirais que j’étais perdu, comme c’est le cas de beaucoup de vétérans – pas seulement américains, britanniques ou autres c’est pareil. Quand on revient de la guerre, le changement est brutal et il est difficile de trouver à nouveau sa place dans la société », dit-il. « Beaucoup de gens n’ont pas conscience que le régime iranien commet des atrocités à l’encontre des minorités ethniques. Je crois qu’actuellement, certaines zones de l’est du Kurdistan sont en ébullition, entre de véritables émeutes et des soutiens moins affichés au régime de la part d’une partie des habitants. » À présent, qu’importe de quoi le futur sera fait, Ryan affirme qu’il est déterminé à rester pendant des années plutôt que des mois. « Je ne suis pas venu ici pour tuer des gens, je suis venu pour aider les Kurdes à faire la différence », conclut-il.

Un jeune peshmerga fait une pause
Crédits : Matt Cetti-Roberts

La piste des contrebandiers

Nous descendons péniblement jusqu’au bas de la colline poussiéreuse avec O’Leary et Shaho, pour aller à la rencontre du général Khalid et d’un groupe d’hommes qui s’apprêtent à rejoindre un avant-poste. Il est situé le long d’une route de contrebandiers qui serpente à travers les montagnes. Nous grimpons dans le même 4×4 qui nous a conduit ici, deux nuits plus tôt. Khalid parle alors que le 4×4 rebondit sur les routes goudronnées et les pistes ensablées. Dans deux mois, cela fera 36 ans qu’il a rejoint le KDP-I. « Je suis intimement convaincu que si vous vous ne battez pas pour votre vie, alors vous ne méritez pas de vivre », dit-il. « Il faut vous battre pour vos droits. »

Un contrebandier fait de grands signes aux peshmergas de notre véhicule.

Khalid explique que le processus de recrutement très minutieux du groupe – qui vise à écarter les agents iraniens – est justifié. Le KDP-I a mis la main sur de nombreux espions, qui comparaissent devant un tribunal et sont parfois exécutés, à l’en croire. Les peshmergas sont plus cléments vis-à-vis des soldats lambda de l’armée iranienne, dont bon nombre sont appelés à servir depuis des régions reculées de l’Iran. Il ajoute que ces soldats sont souvent persuadés qu’ils se battent pour reprendre Kerbala, une ville irakienne d’importance pour les musulmans chiites car elle est le berceau de l’imam Hussein, petit-fils du prophète Mahomet. Les hommes venus des zones reculées de l’Iran croient ce qu’on leur a dit et ne réalisent pas qu’ils devront se battre en réalité contre d’autres Iraniens à la frontière de l’Irak. Khalid donne l’exemple d’un soldat baloutche capturé par le KDP-I. Les Baloutches sont un peuple iranien vivant le long de la frontière entre l’Iran et le Pakistan. Beaucoup d’entre eux vivent aussi en Afghanistan. L’armée avait dit au soldat que les peshmergas le tueraient si jamais il avait le malheur de se rendre.

Le général Khalid
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Les peshmergas l’ont capturé en trois occasions. Au lieu de le tuer, les soldats kurdes l’ont relâché, aussi a-t-il plus tard encouragé d’autres conscrits à se rendre plutôt que de se battre, raconte Khalid. Khalid souligne qu’il n’en va pas de même avec l’élite du corps des Gardiens de la révolution islamique. Ses soldats préfèrent souvent se battre jusqu’à la mort plutôt que d’être capturés.

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La voiture accélère et file sur la piste qui nous mène au poste de contrôle, dépassant des champs de fermiers et des rangées de tournesols. De loin en loin, on aperçoit des tentes de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, qui n’abritent pas de réfugiés mais que les fermiers utilisent pour faire pousser leurs plantations durant les mois ardents de l’été.

Un badge représentant le grand Kurdistan sur une Kalachnikov
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Nous faisons halte à un avant-poste du KDP-I situé à une intersection poussiéreuse, pour nous reposer quelques heures. Les peshmergas abandonnent le véhicule pour saluer leurs amis. D’autres prennent le temps d’aller aux toilettes, qui se trouvent 20 mètres plus loin en bordure d’un champ de mines marqué d’un effrayant panneau triangulaire. De nouveau sur la route, le moteur peine à certains endroits et les pneus manquent de traction, obligeant le chauffeur à reculer pour retenter son coup. Alors que le véhicule gagne en vitesse, nous dépassons une position du PKK. Elle est bien établie, creusée à flanc de colline et elle comprend même un jardin soigneusement entretenu. La piste s’étire le long d’une vallée encerclée de hautes montagnes. La brise fraîche qui s’engouffre par les fenêtres ouvertes me fait lever les yeux vers le ciel, gris et encombré de nuages, comme nous n’en avions pas vu depuis des mois au Kurdistan irakien. La piste sur laquelle nous nous trouvons – une route de contrebande – mène jusqu’en Iran, et dans le lointain un haut sommet semble marquer la fin de la vallée et la frontière du pays.

Les chevaux des contrebandiers
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Des deux côtés de la route s’étendent à présent des parcelles cultivées. L’air est saturé de l’odeur du fumier de cheval. Un contrebandier fait de grands signes aux peshmergas de notre véhicule, qui ralentit. les chevaux des contrebandiers se nourrissent dans leurs musettes-mangeoires, ou s’apprêtent à recevoir des denrées à transporter sur leur dos. Nous nous arrêtons auprès d’un large groupe de contrebandiers qui s’affairent à préparer leurs marchandises, et Khalid s’adresse à l’un d’eux, juché sur son cheval. D’autres sont accroupis sur des rochers à boire le thé, ou assis dans des abris de fortune dont les murs sont faits de boîtes, au-dessus desquelles sont tendues des bâches de plastique en guise de toit. La frontière n’est qu’à 1,5 kilomètre d’ici, tout près. Quelques contrebandiers sellent leurs chevaux et placent leur marchandise dans des sacs en plastique robustes, prêts à repartir.

Un contrebandier kurde iranien
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Le retour

Les peshmergas disent qu’à cet endroit, il y a généralement plus de contrebandiers et de chevaux, mais les douaniers iraniens sont très actifs en ce moment. Il y a peu, un groupe de contrebandiers étaient à deux doigts de se faire attraper et de le payer de leur vie. Les gardes ont capturé et abattu 13 de leurs chevaux. Un bon cheval peut coûter aux alentours de 2 800 euros. Un contrebandier me tire par la manche et me conduit auprès de deux chevaux en train de manger dans leurs musettes-mangeoires. Il s’accroupit et désigne l’un d’eux du doigt. L’animal a une large blessure laissée par une balle, là où le poitrail rencontre un des bras. Partout, je vois des caisses qui portent des noms de marques bien connues. Du whisky, du vin, de la bière et de la vodka. La République islamique d’Iran interdit l’alcool, mais les Iraniens boivent malgré tout. Dans d’autres zones frontalières, les contrebandiers font passer des téléviseurs et des appareils ménagers, mais aujourd’hui ceux-là transportent des spiritueux.

Un contrebandier selle son cheval
Crédits : Matt Cetti-Roberts

« La marchandise va à Mahabad, Ispahan et Téhéran, où se trouvent les populations perses pour la plupart », m’explique l’un des contrebandiers. Si les gardes-frontières les attrapent – et ne les tuent pas –, les contrebandiers encourent jusqu’à 15 ans d’incarcération. Être contrebandier présente peu d’avantages. C’est le désespoir qui conduit la plupart d’entre eux à exercer ce métier. Le contrebandier me confie qu’il fait un maximum de cinq voyages par mois. L’argent qu’il se fait ne va pas que dans ses poches. Certains chevaux sont loués, ou achetés à crédit. Il doit payer pour la nourriture et l’eau, et il faut qu’il lui reste assez pour arroser ses contacts à l’intérieur du pays.

Des caisses de vodka, interdite en Iran
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Un autre contrebandier, accompagné d’un de ses fils, est dans la partie depuis une quinzaine d’années. Il dit qu’ils gagneront près de 350 000 tomans pour le voyage – soit environ 107 euros. « Nous pataugeons dans la merde et la crasse », dit-il. « Vous voyez bien qu’il est désolant que nous soyons contraints de faire ce genre de boulot. » Ici, si vous n’êtes pas fermier ou que vous ne possédez pas de commerce, il n’y a pas d’argent. D’après lui, ils sont environ 3 000 contrebandiers à opérer sur cette route. Un troisième homme raconte qu’il était étudiant avant ça, mais qu’il a commencé à travailler dans la contrebande car il n’avait plus les moyens de subvenir à ses besoins. Il y a peu d’argent à se faire, mais au Kurdistan iranien, où le rial est à un taux terriblement bas, une centaine d’euros représente beaucoup. Il ajoute que si le moment était opportun, il prendrait les armes contre le régime. « On doit être 95 % à avoir atteint le point de non-retour. »

Les contrebandiers préparent leurs marchandises
Crédits : Matt Cetti-Roberts

L’un des contrebandiers fait un commentaire alors que nous prenons congé d’eux. Il dit qu’il est le serviteur de Khalid. C’est un rappel du tribalisme qui met le général hors de lui. Khalid dit au contrebandier qu’il ne sera jamais son serviteur, ajoutant que lui, Khalid, pourrait tout aussi bien se trouver dans la même position. Un autre demande au général un conseil à propos d’une dette que quelqu’un lui doit. Le repas est servi dans un campement du KDP-I tout proche, situé au bord de la route des contrebandiers. Une haute pile de caisses laissées par les contrebandiers qui n’ont pas pu faire le voyage attend que les peshmergas les prennent en charge. Nous repartons dans le même  4×4 qui roule sur la piste sinueuse jusqu’à la ville la plus proche. Par bien des côtés, il me semble étrange que le KDP-I et d’autres groupes se battent avec tant d’ardeur contre le régime iranien quand, au même moment, l’État islamique menace toujours la région. Mais comme répond Khalid à un contrebandier qui reproche à son groupe d’avoir abandonné les montagnes : « Nous sommes de retour à présent. »

Khalid parle à un contrebandier
Crédits : Matt Cetti-Roberts


Traduit par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Smugglers Risk Death in the Shadow of Iran », paru dans War Is Boring. Couverture : Peshmergas et contrebandiers sous la tente, par Jawdat Ahmed Mohammed.


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