Entre les palmiers alignés sur le terre-plein du boulevard California, au nord-est de Culiacán, une demi-douzaine de voitures sont abandonnées en plein jour. Au pied d’une Totoya Corolla criblée de balles, le sang sèche sur le bitume. Ce samedi 20 juin 2020, des fractions rivales se sont affrontées sur une grande artère de la ville mexicaine. Ensemble, la garde nationale, l’armée et la police ont pu déterminer que deux personnes avaient été enlevées. Elles n’ont pour le moment guère plus d’éléments sur les responsables, mais leurs regards sont tournés vers les différents clans du tentaculaire cartel de Sinaloa.

Ces dernières semaines, des affrontements ont opposé les partisans d’Ismael « El Mayo » Zambada aux soutiens d’Ivan Archivaldo Guzmán Salazar et de ses frères, alias Los Chapitos, car ce sont les fils d’El Chapo. Ivan Archivaldo est secondé par Jesús Alfredo Guzmán Salazar, plus connu sous le nom d’Alfredillo, et Ovidio Guzmán López, surnommé El Ratón. Leurs antagonismes se sont exacerbés quand un homme de main d’El Chapito, baptisé El Nini, a revendiqué son hégémonie sur la région, sans égard pour El Mayo. Mais ces divisons sont plus profondes. Elles remontent à l’époque où le cartel de Sinaloa était mené d’une main de fer par El Chapo.

La vengeance

Une Toyota blanche se gare devant le bar Mentados Cantaros de Zapopan, dans l’État de Jalisco, à l’est de Guadalajara. Il fait nuit. Alors que la lumière des phares s’évanouit, le véhicule reste éclairé par la guirlande lumineuse nouée autour du porche. Ce 19 décembre 2017, peu avant 23 heures, l’établissement est prêt pour célébrer Noël et accueillir une petite célébrité. Au Mexique, Juan Luis Lagunas Rosales se fait appeler « le pirate de Culiacán », du nom de la ville de l’État de Sinaloa où il a commencé à partager des vidéos sur YouTube à 15 ans. Deux ans plus tard, ses toquades alcoolisées sont regardées par plusieurs millions de personnes sur les réseaux sociaux.

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Le youtubeur entre dans la cour au grillage noir du bar avec un groupe d’amis. Il n’y a pas grand monde ce soir-là. La bande s’installe sur l’un des canapés de jardin disposés à même le gazon tandis que lui prend la direction des toilettes, flanqué de trois personnes et du manager des lieux. Soudain, des coups de feu y retentissent. Les clients et le personnel se ruent alors à sa suite et découvrent, horrifiés, le corps inerte du jeune homme, criblé par au moins 15 balles. Ses assassins sont déjà en fuite.

Pour l’heure, la police peine à déterminer leur identité. Mais elle cherche assurément du côté du Cartel de Jalisco Nueva Generación (CJNG), dont le leader a été provoqué, un mois et demi plus tôt, par le pirate de Culiacan. Lors du tournage de sa vidéo, le 9 novembre 2017, l’adolescent était, comme souvent, particulièrement saoul. Torse bombé, il tempêtait sans retenue en secouant les bras face à la caméra : « El Mencho, a mi, me pela la verga ! » Dans son proverbial style énervé, le youtubeur se donnait en spectacle. Mais cette fois, il venait d’insulter l’un des criminels les plus dangereux du pays. Nemesio Oseguera Cervantes, alias El Mencho, est le patron du Cartel de Jalisco Nueva Generación. Et, en cette fin 2017, ses nerfs sont à vifs.

Au mois de novembre, pas moins de 1 218 homicides ont été commis dans l’État de Jalisco. Au Mexique, 30 000 personnes ont été tuées en 2017, soit 7 000 de plus que l’année précédente. Depuis que l’ancien président Felipe Calderón a lancé la guerre contre les cartels de drogue, en 2006, les meurtres sont de plus en plus nombreux. Alors que les autorités mexicaines espéraient réduire la violence en capturant le plus puissant mafieux du pays, Joaquín « El Chapo » Guzmán, le 8 janvier 2016, le contraire se produit. Surtout à Sinaloa, où règne « la terreur… la terreur généralisée », s’alarme Alejandro Sicairos, éditeur de la revue Espejo à Culiacán.

Culiacán de nuit
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Auteur d’un rapport sur les conflits armés dans le monde en 2017, le directeur de l’institut de recherche londonien ISS, John Chipman, explique que « la violence empire à mesure que des cartels de plus en plus fragmentés étendent leur emprise territoriale, cherchant à “nettoyer” le territoire tenu par leurs rivaux pour assurer leur monopole sur l’acheminement de la drogue et les autres activités criminelles ». À la chute d’El Chapo, ses anciens lieutenants se sont ainsi lancés dans une véritable guerre de succession. Jadis homme de main, El Mencho lutte dorénavant contre les fils du « dernier parrain », Jesús Alfredo et Iván Archivaldo Guzmán, lesquels sont alliés à Ismael « El Mayo » Zambada García. Les quatre hommes s’opposent par ailleurs à l’ex-bras droit Dámaso López Nuñez, alias El Licenciado, ainsi qu’aux frères Beltrán Leyva. Un beau casting.

Dans ce « monde souterrain éclaté comme jamais », d’après les mots d’Alejandro Hope, spécialiste de la sécurité qui a travaillé pour une agence de renseignement mexicaine, la moindre contrariété peut se finir en bain de sang. Même les événements festifs, comme le Nouvel An, sont devenus dangereux. Ce fut encore le cas le 1er janvier 2018, dans l’État de Culiacán, où les tirs en l’air, à minuit, ont blessé 47 personnes. Pire, en redistribuant les cartes, cette nouvelle bataille entre clans a étendu la violence. Elle a suivi le pirate de Culiacán jusque dans la banlieue de Guadalajara.

L’extradition aux États-Unis d’El Chapo, le 19 janvier 2017, n’y change rien. « La lutte interne au cartel de Sinaloa avait lieu bien avant sa capture », souligne le journaliste italien Leonardo Goi sur le site d’investigation spécialisé dans le crime organiséInsight Crime.

El Mayo et El Chapo

L’agriculteur

La pluie tombe en grosses gouttes sur la casquette d’El Chapo. Sale temps pour le natif de la municipalité rurale de Badiraguato, dans l’État de Sinaloa. Ce jeudi 10 juin 1993, Joaquín Archivaldo Guzmán Loera doit répondre aux questions des journalistes venus lui rendre visite derrière les murs à barbelés du « centre de réadaptation » d’Almoloya de Juárez, près de Mexico. Dans la cour de promenade, sur une estrade en bois, le petit homme brun secoue la tête. « Je suis agriculteur », plaide-t-il en gardant les poignets dans les mains, « je cultive du maïs et des haricots ». La veille, il a été capturé au Guatemala et extradé séance tenante vers son pays natal.

Considéré comme le trafiquant de drogue le plus riche du Mexique, El Chapo est alors condamné à 20 ans de réclusion et transféré dans une prison de l’État de Jalisco. Depuis Sinaloa, il a été initié à la vente de cannabis par un ami de son père, Pedro Aviles, avant de se convertir à la coca au moment du démantèlement du cartel de Guadalajara, à la fin des années 1980. C’est pour échapper à celui de Tijuana, avec lequel il était en guerre ouverte, que Guzmán s’est réfugié un temps au Guatemala où la police est venue le pêcher. Son arrestation ne freine pas alors les activités criminelles à Sinaloa.

Son frère, Arturo Guzmán Loera, prend la relève. Et puisque le trafic est dans la région une histoire de famille, il est appuyé par la fratrie Beltrán Leyva. Originaires, eux aussi, de la municipalité de Badiraguato, Hector Arturo et Alfredo Beltrán Leyva gèrent les affaires courantes. Le deuxième entretient une relation avec la cousine d’El Chapo, auquel il fait d’ailleurs livrer des mallettes de billets. Derrière les barreaux, le parrain reste parrain. Le cartel de Sinaloa est si puissant qu’il parvient sans mal à corrompre des employés de la prison.

Ismael « El Mayo » Zambada est un homme de l’ombre, numéro 2 du cartel de Sinaloa.

L’un d’eux va jouer un rôle déterminant. Né en 1966 dans la province de Sinaloa, Dámaso López Núñez a travaillé pour le procureur du coin avant de devenir, en 1999, un des principaux responsables du système pénitentiaire de haute sécurité du Mexique. La prison de Jalisco est notamment sous sa coupe. Le 19 janvier 2001, El Chapo s’en échappe avec son aide et celle des frères Beltrán Leyva. On raconte qu’il s’est caché dans un panier à linge grâce au réseau de gardes corrompus tissé par Dámaso López.

Un an plus tard, ce dernier est présent, lorsqu’El Chapo parvient à réunir 25 des plus grosses factions criminelles versées dans le trafic de drogues au sein d’une fédération. Son cursus universitaire lui vaut le surnom d’El Licenciado. Les frères Beltrán Leyva sont impliqués, de même qu’Ismael « El Mayo » Zambada. Connu de la justice américaine depuis 1978, ce dernier a travaillé pour le cartel de Juárez avant de devenir numéro 2 de la bande de Sinaloa. « C’est le patriarche », dit de lui Antonio Mazzitelli, le représentant des Nations Unies chargé des questions de drogues du crime au Mexique. Cet homme de l’ombre opère discrètement, mais c’est lui qui « faisait fonctionner les choses quand Guzmán [El Chapo] était en prison », écrivent les correspondants de Reuters au Mexique, Michael O’Boyle et Joanna Zuckerman Bernstein.

L’enlèvement

Les frères Beltrán Leyva sont bien moins pudiques. Arturo et Alfredo apparaissent régulièrement sur les photos de soirées, accompagnés d’actrices de séries ou de chanteuses. En soi, ces mondanités irritent sans doute leurs associés. Mais elles mettent surtout en danger le second, qui est toujours en couple avec la cousine d’El Chapo. Pour ne rien arranger, les trois hommes sont suspectés de frayer avec un autre groupe, les Zetas. Ces tensions larvées éclatent au grand jour le 21 janvier 2008, lorsque la police arrête Alfredo Beltrán Leyva et quelques-uns de ses hommes à Culiacán. El Chapo l’a-t-il lâché, voire pire, donné ? La libération de son fils, Iván Archivaldo, quelques temps plus tard, achève de convaincre les partisans des trois frères.

Iván Archivaldo Guzmán Salazar, un des fils d’El Chapo

Après avoir tenté d’assassiner le fils d’El Mayo, Vicente Zambada, les Beltrán Leyva donnent selon toute vraisemblance l’ordre de tuer celui d’El Chapo. Le 8 mai 2008, Édgar Guzmán López est abattu dans le centre commercial du centre de Culiacán alors qu’il avait 22 ans. Quelque 500 douilles d’AK-47 sont retrouvées près du corps. S’enclenche alors un cycle de violence implacable. Avant la fin du mois de mai, Culiacán compte 116 victimes dont 24 policiers. Dans tout le pays, 493 meurtres sont perpétrés par les gangs.

La fédération forgée par El Chapo craque de toutes parts. « Le cartel ne Sinaloa n’a pas de hiérarchie stricte et les alliances qui le composent sont par conséquent éphémères », observe Steven Dudley, co-directeur d’Insight Crimes. Dans l’État de Jalisco, l’oncle d’El Chapo est tué en octobre 2009. Ce co-fondateur du cartel de Sinaloa est remplacé par son garde du corps, Nemesio Oseguera Cervantes. Condamné à plusieurs reprises à San Francisco pour avoir vendu de la drogue, ce fils d’une famille de cinq enfants originaire de Mexico fait sécession. « El Mencho » donne ainsi naissance au Cartel de Jalisco Nueva Generación.

Allié aux Zetas, les Beltrán Leyva posent de sérieux problèmes au cartel de Sinaloa jusqu’à la mort d’Arturo, tué par les forces gouvernementales le 16 décembre 2009 dans les environs de Cuernavaca. La même année, le fils d’El Mayo, Vincente Zambada, est arrêté par les autorités mexicaines pour trafic de drogues. Extradé vers Chicago, il racontera plus tard le rôle joué par El Licenciado : « Dámaso López était responsable de la coordination avec les Colombiens pour organiser l’envoi par bateaux et sous-marins. » Grâce à son témoignage, le gouvernement américain désigne El Licenciado comme un « élément clé » du cartel de Sinaloa en 2013.

Un an plus tard, après la deuxième arrestation d’El Chapo, il prend les commandes. Le parrain préfère son profil, prudent, à ceux de ses fils qui ne cessent d’exhiber leur argent et leurs armes sur les réseaux sociaux. El Licenciado s’exécute sans créer de remous et El Chapo retrouve sa place, après s’être de nouveau évadé le 11 juillet 2015. Mais quand il se fait reprendre, le 8 janvier 2016, le pouvoir qu’il avait jusqu’alors réussi à conserver, même en prison, lui échappe. Cette fois, le parrain apparaît physiquement affaibli et impossible à libérer. Son transfert vers Ciudad Juárez, à la frontière du Texas, en mai, n’est qu’une étape avant l’extradition.

Inquiets de perdre tout pouvoir, les fils d’El Chapo, Jesús Alfredo et Iván Archivaldo, demandent à El Licenciado de partager l’entreprise familiale. Ce dernier se contente de les ignorer. Le 14 août 2016, les deux fils du parrain sont enlevés dans l’État de Jalisco. Libérés quatre jours plus tard grâce à l’intervention d’El Mayo, ils apprennent que l’opération a été organisée par CJNG. Du moins, c’est ce que les autorités locales prétendent. À en croire la journaliste d’investigation mexicaine Anabel Hernandez, un des hommes d’El Licenciado leur confie plus tard que celui-ci a tout organisé.

En décembre 2016, la police arrête Alfredo Beltrán Guzmán, le fils d’Alfredo Beltrán Leyva, connu pour être un des leaders du cartel familial. Il serait responsable d’un raid contre la maison de la mère d’El Chapo, six mois plus tôt. Une autre attaque est organisée le 4 février 2017, contre les fils d’El Chapo, accompagnés d’El Mayo, alors qu’ils se rendaient à un rendez-vous organisé par El Licenciado. Ce dernier doit finalement passer les menottes le 2 mai, dans la capitale. « Ça ne va qu’empirer les choses », prédit alors un journaliste local au Guardian. La guerre est maintenant livrée au sein de la faction d’El Licenciado. Or, « les luttes internes sont toujours plus violentes que celles livrées entre groupes rivaux ». Et, avec la montée en puissance d’El Mencho, le morcellement du cartel de Sinaloa paraît infini.


Couverture : Coucher de soleil sanglant sur Sinaloa. (Ulyces)