Sur les pas de Roosevelt

Au bout de ses ongles argentés, entre ses griffes interminables, Cardi B laisse la sauce barbecue maculer une côte de porc. « J’adore… », lance la rappeuse avec appétit, avant de suspendre le débit vorace dont elle a le secret. Sur la table, des choux de Bruxelles au bacon, du homard, des macaronis au fromage parsemés de truffe et un cocktail de crevettes attendent la fin la phrase. Va-t-elle faire l’éloge de ce restaurant situé à l’ouest d’Hollywood, féliciter un artiste ou parler de sa dernière manucure ? « … J’adore Franklin Delano Roosevelt », termine la jeune femme en débardeur oversized et sweat-shirt rose.

Avant ce dîner organisé au printemps 2018, Belcalis Almanzar avait quelques fois affiché son penchant Démocrate, sans laisser soupçonner un tel intérêt pour la politique. Le 32e président des États-Unis, en fonctions de 1933 à 1945, « nous a aidé à surmonter la Grande Dépression alors qu’il était en fauteuil roulant », poursuit-elle. « Cet homme souffrait de la polio à l’époque de sa présidence et pourtant tout ce qui lui importait était de rendre sa grandeur à l’Amérique. C’est le vrai “Make America Great Again” parce que sans lui, les retraités n’auraient même pas de sécurité sociale. »

Cette fois, la native du Bronx ne s’arrête plus. Elle évoque le New Deal, ce « système qui nous a sortis de la Grande Dépression » en pleine Seconde Guerre mondiale. Roosevelt l’a mis en place « tout en s’assurant que les États-Unis remportent la guerre », sans parler de sa femme, dont l’aura et l’investissement étaient comparables à ceux de Michelle Obama. « C’était une âme charitable et nous avons le même anniversaire, le 11 octobre. » Depuis l’entretien, Cardi B a eu le temps de le célébrer deux fois. Elle a donné naissance à une fille, s’est séparée d’Offset avant de se remettre avec lui, et elle est devenue la première femme a recevoir un Grammy pour le meilleur album rap de l’année. En d’autres termes, la New-Yorkaise a mûri.

Le 12 janvier 2020, sans prévenir, Cardi B a annoncé sa volonté de faire de la politique. « Je pense que je veux être politicienne », a-t-elle écrit sur Twitter. « J’aime vraiment la politique, même si je ne suis pas d’accord avec la politique actuelle. »

Après avoir regretté le manque de patriotisme de ses concitoyens, au regard des documentaires sur la guerre qu’elle a pu voir, la rappeuse a promis une vidéo afin d’expliquer ses projets. « J’en parlerai un autre jour », a-t-elle indiqué. « Si je retourne à l’école et me concentre, je pourrais être membre du Congrès », estime-t-elle. « J’ai tellement d’idées qui font sens. J’ai juste besoin de deux ans en classe pour pouvoir renverser la table. »

Deux jours plus tard, Bernie Sanders l’a encouragée à s’investir. « Cardi B est profondément préoccupée par ce qui se passe dans le pays. Elle sait ce que c’est que de vivre dans la pauvreté et les difficultés, et ce serait génial pour elle d’amener cette expérience à la politique », a déclaré le candidat à la primaire Démocrate au site TMZ. Le Sénateur du Vermont a pu constater, depuis 1991, combien les électeurs américains étaient mal représentés au Congrès : en 2017, 95 % d’entre eux avaient au minimum un baccalauréat, alors que c’était le cas de seulement 32 % des adultes de plus de 25 ans. Et il sait pouvoir compter sur une alliée fidèle avec Cardi.

Crédits : Gage Skidmore

Alors que le septuagénaire s’apprêtait à annoncer sa candidature à la Maison-Blanche, début 2019, Cardi B se prononçait contre le projet de mur à la frontière mexicaine élaboré par Donald Trump. Le Président « est en train de détruire le pays que vous dites tant aimer », répondait-elle le 20 février 2019 à l’éditorialiste conservatrice Tomi Lahren. À la même période, elle expliquait avoir refusé de chanter à la mi-temps du Super Bowl en solidarité avec l’ancien footballeur américain Colin Kaepernick, qui s’était agenouillé pendant l’hymne en 2016 pour alerter sur les bavures policières et les discriminations contre les Afro-Américains. Et mercredi 8 janvier 2020, après l’assassinat du général iranien Qasem Soleimani par le Pentagone, elle a publié une vidéo d’Iraniens en pleurs, accompagnée du commentaire : « Ce ne sont pas des terroristes, Trump si. »

De nombreux sympathisants Républicains ont critiqué ses prises de positions. Mais outre Bernie Sanders, quelqu’un d’important est venu la défendre : « Elle a probablement eu de meilleures notes que vous aux examens d’histoire et elle était dans ma classe de sciences politiques avancées », a réagi Joan Hill, qui était sa professeure au lycée Renaissance for Musical Theater and the Arts dans le Bronx, à New York. « Vous êtes loin d’être aussi occupé.e.s qu’elle, et qu’avez-vous fait pour la politique de ce pays ? Elle dispose d’une tribune nationale et s’en sert pour parler de choses importantes, n’est-ce pas respectable ? Asseyez-vous et fermez-là. »

Une strippeuse au Congrès

Sur la scène du lycée Renaissance for Musical Theater and the Arts, dans le Bronx, une brune en combinaison rouge fendue au niveau des jambes est agenouillée devant un micro. Sous les cris stridents de la foule, elle rampe quelques pas et miaule le refrain de « Bad Romance », de Lady Gaga, en se levant sur de longs talons. Elle a les cheveux ondulés, moins de seins qu’aujourd’hui, mais il s’agit bien de Cardi B. « Ten Years Challenge, j’étais encore au lycée », a écrit la rappeuse le 14 janvier 2019 en partageant la vidéo sur Instagram. Le mois précédent, elle était reçue avec les honneurs par l’établissement, suivie par encore un peu plus de cris stridents. C’était l’occasion de rendre hommage à son ancienne professeure, Joan Hill : « Je sais qu’elle est stricte mais jusqu’à aujourd’hui, je l’ai en tête chaque jour de ma vie. »

Belaclis Almanzar n’a pas toujours aimé l’autorité. Fille d’un Dominicain et d’une Trinidadienne, elle grandit entre le quartier de Highbridge, dans le sud du Bronx, et Washington Heights, où vit sa grand-mère. « Adolescente rebelle » de son propre aveu, elle fraye avec des Bloods (un célèbre gang fondé à Los Angeles) et est mise à la porte à 17 ans. La même sentence l’attend à l’Amish Market, d’où elle est renvoyée pour des retards chroniques, non sans recevoir le conseil d’aller travailler au strip club du coin. « J’y suis allée le lendemain et j’ai été embauchée », se souvient-elle. « En cinq heures, j’ai fait mon salaire voire un peu plus. »

L’argent devient alors une obsession. « C’était ma plus grande ambition car c’est ce que ces femmes m’ont appris : il n’y a rien de plus important que l’argent », retrace-t-elle, ravie de cette épiphanie. Devenue une femme plus puissante et plus sûre d’elle, Belaclis Almanzar investit alors quelque 200 000 dollars pour produire une mixtape, dont la popularité est bien aidée par son apparition dans l’émission de télé-réalité Love and Hip Hop. Sur les réseaux sociaux, son débit vorace et son caractère volubile font le reste.

Son tube « Bodak Yellow » n’a pas encore fait de Cardi B une star internationale qu’elle distille déjà des messages politiques. Dans un épisode de Love and Hip Hop, elle tourne un faux clip de campagne critiquant Donald Trump et encensant, déjà, Franklin Roosevelt. À ceux qui s’inquiètent d’une possible élection du milliardaire Républicain, elle recommande de voter pour « Daddy Bernie » en 2016. Avant le scrutin, en novembre de cette année-là, elle est invitée à donner son avis à la télévision par des journalistes du Bronx, Desus Nice et Kid Mero. « Trump me rend nerveux parce qu’il pourrait prendre mon argent », s’inquiète-t-elle. L’année suivante, elle prend la défense de Colin Kaepernick.

Après avoir redit son amour de Roosevelt, entre le homard et les crevettes, l’artiste explique avoir un atout rare en politique : « Les gens me voient comme quelqu’un de très accessible. Quand je parle, je fais beaucoup de fautes, je peux dire des mots qui ne sont même pas dans le dictionnaire ! Mais les gens aiment ça car ils peuvent voir que ça vient du cœur. » En septembre 2018, elle accorde son soutien à Cynthia Nixon, actrice de Sex and the City et candidate au poste de gouverneure de New York, alors que son rival chez les Démocrates, Andrew Cuomo, a les faveurs de Nicki Minaj.

Mais Cardi B est surtout derrière Bernie Sanders. Ayant eu vent de sa flamme pour Roosevelt, le sénateur du Vermont explique qu’elle « a raison. Si nous voulons redonner sa grandeur à l’Amérique, nous devons renforcer la sécurité sociale pour que les seniors puissent prendre leur retraite avec la dignité qu’ils méritent. » La rappeuse et le politicien finissent par échanger, devant caméras, en août 2019.

Dans un salon de manucure, face à une Cardi B dont les cheveux raides tombent sur une robe émeraude, Sanders appelle les jeunes à s’impliquer dans le processus politique : « Enregistrez-vous pour voter, Trump ne veut pas que les gens de couleur participent. » A-t-il aussi conseillé à son interlocutrice de s’engager, une fois les micros éteints ? L’histoire ne le dit pas, mais il lui a sans doute ouvert l’appétit.


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