L’argent en procès

Un billet vert circule de main en main, ce vendredi 12 janvier 2018, dans la salle d’audience du tribunal administratif de Pau (Pyrénées-Atlantique). Les juges inspectent avec circonspection cette coupure insolite, illustrée par un champ de vigne. Son montant figure en haut à droite, dans un petit rectangle orange : 5 eusko. Que vaut-elle vraiment ? Voilà la question à un milliard qui préoccupe la justice.

L’Eusko, la monnaie basque

Pour l’État, la monnaie locale lancée au Pays basque en 2003 n’a tout simplement pas de valeur. Du moins, elle ne saurait être acceptée par les pouvoirs publics. La sous-préfecture de Bayonne a ainsi demandé au maire de la ville de revenir sur sa décision d’enregistrer les paiements en eusko. Le 19 juillet 2017, Jean-René Etchegaray (UDI) a fait voter un texte prévoyant de s’en servir pour « le versement d’indemnités aux élus et de subventions aux associations ainsi que le règlement de factures ».

À la décision de l’État, il oppose la loi du 31 juillet 2014. Les monnaies locales y sont reconnues en tant que moyen de paiement, à condition d’être initiées par une structure certifiée « économie sociale et solidaire ». Autrement dit, elles doivent « être affectées à une cause, un objectif », éclaire Jean-François Faure, président de VeraCash, un système de paiement adossé aux métaux précieux. Parce qu’il ne peut être échangé qu’au Pays basque, l’eusko a par exemple vocation à dynamiser l’économie locale et favoriser le circuit court. Sera-t-il bientôt délivré par la Ville de Bayonne ? Ce 12 janvier 2018, le tribunal administratif se contente de rejeter la requête de la sous-préfecture, qui ne visait pas le bon texte. Mais, sur le fond, la question reste entière.

Ses fondateurs ont choisi de lui conférer une parité avec une devise reconnue dont la valeur est suffisamment stable. Quoi qu’il arrive, un eusko équivaut donc à un euro. Il s’agissait avant tout de donner confiance aux potentiels utilisateurs. Aujourd’hui, 3 000 particuliers et 700 professionnels ou associations s’en servent. « Les solutions passent par des monnaies différentes de l’euro car c’est une unité basée sur des générations de crédit », estime Jean-François Faure. « Elle exige que nous soyons en croissance infinie. Or, dans un monde fini, cela conduit à des impasses. »

L’entrepreneur a donc imaginé un système qui s’éloigne un peu plus de la devise mise en circulation par l’Union européenne en 2002. Il propose d’échanger ses euros contre autant de « veracash », après quoi le pécule ne sera plus indexé que sur un stock d’or, d’argent et de diamants. Dans une économie mondiale sujette à des crises à répétition, les métaux précieux constituent des valeurs refuges stables. Ils bénéficient à ce titre d’un regain de confiance. En 2017, la valeur de l’or s’est appréciée de 13 %, ce qui n’était pas arrivé depuis 2010. Le risque de la voir s’effondrer est quasi-nul.

« Environ 30 % des Français détiennent de l’or sous différentes formes », assure le créateur de VeraCash. D’après le sondage qu’il a réalisé, ils sont à peu près autant à considérer que le métal remplacerait efficacement les espèces reconnues. « Il ne sont que 3 % à favoriser le bitcoin », fait-il aussi valoir. Payer avec une VeraCarte est selon lui beaucoup moins énergivore qu’en croptymonnaie. Une fois la conversion réalisée, moyennant une commission de 3 %, les métaux précieux des uns et des autres peuvent circuler sans borne à condition bien sûr d’être acceptés.

Jean-François Faure ne doute pas que l’or va petit à petit retrouver la place centrale qu’il a longtemps eu.

Une VeraCarte ressemble à peu près à ça
Crédits : VeraCash

La crise

À l’automne 2008, les fondations de la finance tremblent. De grandes banques comme Lehman Brothers ou AmTrust s’effondrent une à une, victimes des subprimes. Ces créances obscures qu’ils détiennent dans leurs coffres ne pourront pas être recouvrées. Elles sont viciées et le système avec. Alors à la tête d’un réseau international de traducteurs, ABW Translations, Jean-François Faure s’inquiète vite de la chute des cours. Les malfaçons de l’édifice apparaissent clairement à ce Bordelais diplômé en architecture.

En période de crise, la stabilité fait office de refuge. « Je voulais convertir mon épargne en or mais c’était très compliqué de le faire en passant par une banque », raconte le chef d’entreprise. Comme lui, les observateurs des marchés constatent que l’écart qui se creuse régulièrement entre les valeurs boursières et leurs actifs afférents provoque des bulles. L’opacité des subprimes a ainsi facilité leur surévaluation. Il y a quelque chose de pourri dans l’économie mondiale.

« Nous devons repenser le système financier à la base, comme dans Bretton Woods », réagit Nicolas Sarkozy. Le président français de l’époque fait référence aux accords de juillet 1944. Ils ont imposé le dollar comme monnaie centrale des échanges internationaux, cependant qu’il était convertible en or. En 1971, ce fonctionnement a été abandonné. Pour ne pas avoir à trop subir le déficit commercial américain, le président Nixon a décidé de laisser librement fluctuer la valeur du dollar.

Une liasse de palmas

Dès lors, l’offre et la demande faisaient loi. Avec l’ouverture des économies, dans les années 1980, il est devenu de plus en plus difficile d’échapper à leurs caprices et aux ravages de la spéculation. À rebours de ce foisonnement du commerce à grande échelle, certains ont alors tenté de réorganiser les échanges de proximité. Les habitants de Palmeiras, un quartier populaire au sud de Fortaleza, dans le Nordeste brésilien, se sont rassemblés au sein de l’Asmoconp en 1981. Et, deux ans plus tard, le Canadien Michael Linton a imaginé des « systèmes d’échanges locaux » non pour remplacer le dollar canadien mais pour venir en complément.

À Palmeiras, malgré une meilleure entraide, l’économie locale demeurait atone. Alors, en 1997, l’Asmoconp a lancé une enquête. On découvrit que seules 20 % des familles faisaient leurs achats dans le quartier. Afin d’éviter la fuite de ses menus capitaux, le quartier a créé le « palmas », une monnaie locale adossée au réal, la devise brésilienne. En Argentine voisine, les mêmes causes entraînant les mêmes effets, plusieurs monnaies locales ont vu le jour au milieu des années 1990. On les a rassemblées sous le terme de « trueque », soit le troque.

En 2000, le pays a traversé une crise monétaire d’ampleur au cour de laquelle le peso argentin fluctuait tellement qu’il n’inspirait plus confiance à personne. Dans son livre, Monnaies locales et économie populaire en Argentine, l’économiste Hadrien Saiag note précisément que « le trueque a connu son heure de gloire au plus fort de la crise argentine, entre 2000 et 2002, avec plus de deux millions d’utilisateurs ». Plus récemment, au Venezuela, des habitants ont adopté le bitcoin en lieu et place du bolivar.

Tandis que produire un bitcoin dégage plusieurs tonnes de CO2, 90 % de l’or de VeraCash est recyclé.

« C’était la seule devise qu’ils pouvaient à peu près maîtriser », observe Jean-François Faure. Sauf que le bitcoin est susceptible, selon le responsable du marketing de VeraCash, Nicolas Faucon, de « perdre une grosse partie de sa valeur du jour au lendemain, contrairement à l’or ». D’où l’avantage des métaux précieux.

Le coffre

Après avoir remonté la filière de l’or, dont il découvre que les achats se font souvent en Belgique et en Suisse, Jean-François Faure lance une plate-forme pour en permettre les échanges et la conservation de manière sécurisée sur Internet, aucoffre.com. Devenu populaire notamment grâce aux conseils que donne habilement l’entrepreneur sur son blog, le site affiche quatre millions d’euros de chiffre d’affaires dès la première année. En 2011, il invente la Vera Valor, un jeton en or doté d’un QR code. Un an plus tard, la VeraCarte voit le jour, offrant la possibilité de revendre l’or n’importe quand.

« Nous, nous gardons en coffre, c’est notre métier », indique Jean-François Faure. « Nous savons négocier, stocker et rassurer les clients. » Du solide qu’il est possible de liquider vite, en achetant n’importe quel produit de consommation… du moins, si le vendeur l’accepte. Quoique le système reste méconnu, VeraCash revendique 10 000 utilisateurs en France et un million d’euros de transactions en 2016. Jean-François Faure sait qu’il a à mener un « travail qualitatif localement pour créer des endroits qui vont servir de bassin de développement autour desquels agréger la monnaie ». Et il ne manque pas d’arguments.

Crédits : VeraCash

Alors que le paiement par carte est systématiquement ponctionné, la VeraCarte n’entraîne pas de commissions. En additionnant les frais directs et indirects, l’entreprise a calculé que les services d’une banque coûtent quelque 100 euros par mois à ses clients. Par contraste, l’utilisation du système de Jean-François Faure n’a guère de coûts. Sur une somme sortie par virement bancaire, le groupe retient 1 %. Lorsque l’épargne reste inactive plus de six mois, elle s’oxyde à raison de 0,02 % par jour. « L’objectif est de favoriser la circulation de richesse », explique le PDG.

Pour l’heure, les utilisateurs sont surtout des personnes qui répugnent à mettre leur argent en banque. Il s’agit aussi d’un choix éthique, à en croire Jean-François Faure. Tandis que produire un bitcoin dégage plusieurs tonnes de CO2, 90 % de l’or de VeraCash est recyclé. Pour le reste, « nous travaillons avec des mines que j’ai visitées en Colombie », affiche-t-il. « Les gens sont respectés, il n’y a pas d’enfants, pas de mercure, pas de cyanure. »

En 2016, l’entreprise donne coup sur coup l’opportunité à ses clients d’envoyer des matières premières puis de le faire à travers une application mobile. Cela permet de rembourser une dette de n’importe quel montant ou de potentiellement payer à l’étranger sans être ponctionné. « Il faut bien sûr créer une communauté autour de soit, mais on peut vous aider à le faire », avance Jean-François Faure. Le fondateur de VeraCash tente surtout d’ancrer son système dans la région bordelaise, dont il est originaire, et de passer par des grosses entreprises qui ont beaucoup de flux vers l’étranger.

Contrôlé par les douanes, un commissaire au compte et un auditeur externe, VeraCash offre, grâce à l’or, quelques garanties à ceux qui craindraient un nouvelle crise. Mais son fondateur insiste sur la philosophie du groupe, sa volonté de « changer le système ». Le révolutionner ? « Le disrupter », répond Nicolas Faucon. Les deux hommes restent prudents. Tout ce qui brille n’est pas or.


Couverture : Combien de baguettes pour cet or ?