Au Venezuela, l’horloge de la révolution avance à son rythme. « Amis d’autres parties du monde, nous vous signalons qu’ici, une minute c’est comme un mois, et un jour comme une année dans d’autre pays », lance le présentateur de la chaîne publique Venezolana de Television (VTV) le 3 décembre 2017. Chaque instant de la lutte contre le capitalisme est capital. C’est dire si ce 98e épisode des Domingos con Maduro, la rituelle émission de monologue présidentiel, va être long. En temps étranger, près de cinq heures d’annonces entrecoupées par des concerts sont prévues. Nicolás Maduro prend donc ses aises. Assis sur l’estrade de la première fête internationale des sciences et des technologies, sous le dôme blanc du Poliedro de Caracas, il termine une tasse de café avant de s’adresser aux caméras et, à travers elles, « notamment à la jeunesse ». Le chef d’État a une déclaration à faire que les plus anciens ne vont peut-être pas comprendre. « Un sujet très important » doit être abordé à l’approche de la quatrième heure de retransmission.

Nicolás Maduro lors du Domingos Con Maduro‏ n°98
Crédits : Domingos Con Maduro/Twitter

Petro

« J’ai étudié à fond cette question », entame le successeur d’Hugo Chávez à la tête du pays. « Je veux annoncer que le Venezuela va mettre en place un nouveau système de cryptomonnaie à partir des réserves pétrolières. » Le Petro, c’est son nom, verra le jour afin d’accroître la souveraineté monétaire et de « vaincre le blocus financier » que subit le pays. Sa valeur sera indexée sur ses réserves d’or, de pétrole, de gaz et de diamant. « Cela va nous permettre d’accéder au financement international pour le développement économique et social du pays », poursuit-il. Soumise à différents taux de change, la monnaie nationale, le bolivar, a perdu 99 % de sa valeur depuis 2013. Mais si son cours n’était pas fixé par l’État, elle aurait dévissé bien davantage, emportée par le gonflement de la dette (estimée à environ 150 milliards de dollars) et la fonte des réserves de 70 % depuis 2009. « La différence entres le taux officiel et officieux se situe entre un à 6 000 et un à 7 000 », souligne Thomas Posado, docteur en sciences politiques à l’université Paris 8, spécialiste du Venezuela. Le produit intérieur brut a quant à lui reculé d’un tiers depuis 2014, alors qu’entre-temps, en décembre 2015, la banque centrale cessait brusquement de publier des données officielles sur l’inflation. Elle était toutefois estimée à 650 % l’an dernier.

Le bitcoin est populaire au Venezuela

Cette déréliction généralisée s’explique en grande partie par la chute des prix du pétrole, dont le pays serait le plus richement doté de la planète. Il fournit 95 % de ses revenus à l’exportation. Au printemps 2017, la crise sociale a débouché sur une série de grandes manifestations violemment réprimées par le pouvoir. 125 personnes y ont trouvé la mort. Pour ne rien arranger, les États-Unis ont pris des sanctions économiques contre la « dictature » vénézuélienne, laquelle parle de « blocus ». Caracas est de plus en plus isolé. Avec des ressources érodées, le pays d’Amérique du Sud peine à importer les produits alimentaires qu’il ne produit pas.

Les pénuries se succèdent. En plus de faire augmenter les prix, elles altèrent l’épargne. Résultat, il n’y a « plus aucune confiance dans la valeur réelle de l’économie », résume Thomas Posado. Alors qu’au marché noir, certains privilégient le dollar, d’autres ont adopté des cryptomonnaies comme le bitcoin ou l’ethereum. Ils ont davantage confiance en leur fonctionnement décentralisé et, surtout, sont attirés par l’appréciation de leur valeur. La tendance à la hausse des monnaies électroniques pousse quelques centaines d’internautes à spéculer ou à « miner » du bitcoin, c’est-à-dire à en créer à l’aide de processeurs. Grâce à l’électricité bon marché, une personne peut gagner près de 500 dollars par mois, alors que le salaire minimum tourne autour de 60 dollars, selon le taux de change officiel.

Peu de gens disposent néanmoins de la technologie nécessaire. « C’est la monnaie de ceux qui veulent quitter le navire en première classe », pointe Jean-François Faure, président de Veracash, un système de paiement adossé aux métaux précieux. « Étant donné que la valeur du bitcoin augmente, quelqu’un qui en crée a intérêt à le garder ou, tout au plus, à le dépenser à l’étranger. Cela n’a donc guère d’influence sur l’économie locale. »

Loin de voir ces activités parallèles d’un bon œil, la police a procédé à plusieurs arrestations, sans décourager les « mineurs ». Le petro est d’un tout autre ordre. Contrairement aux devises numériques en circulation, il sera indexé aux matières premières locales. Aussi n’échappera-t-il pas au contexte économique vénézuélien. « En principe », souligne Jean-François Faure, « une cryptomonnaie n’est adossée qu’à elle-même. Là, on parle plutôt de “tokénisation”. » Quoi qu’il en soit, un lien fort avec des stocks de matières premières unanimement reconnus, donnerait au petro la crédibilité qui fait défaut au bolivar. Pour Maduro, il constitue aussi un moyen de contourner les opérations d’étouffement organisées par les États-Unis. En août, le président américain, Donald Trump, a signé un décret interdisant l’achat d’obligations émises par le gouvernement vénézuélien ou la compagnie pétrolière nationale PDVSA. « Cela rend l’accès aux marchés internationaux très compliqué », explique Thomas Posado. Or, le pays a un besoin impérieux de liquidités. Sans apport, toutes ses réserves (9,7 milliards de dollars) passeraient dans le remboursement de la dette due d’ici 2018 (plus de 9,5 milliards). En novembre, l’agence de notation Standard & Poor’s a déclaré le pays en « défaut partiel ». Dans ce contexte, le Petro apparaît comme l’ultime parade à une crise que le fossé entre Caracas et Washington n’a fait qu’approfondir.

Assiégés

Sous le dôme blanc du Poliedro de Caracas, ce dimanche 3 décembre, les spectateurs les plus proches de la scène peuvent voir une petite cicatrice s’agiter sur la joue gauche de Nicolás Maduro, au rythme de son discours. Le président vénézuélien garde une trace des tours de motos qu’il faisait adolescent. Né dans une famille de la classe ouvrière de Caracas, en 1962, Nicolás Maduro Moros a pris la roue de son père, syndicaliste de gauche, à 12 ans, en rejoignant un syndicat d’étudiants.

Hugo Chávez et Nicolás Maduro conversent devant un tableau de Simón Bolívar
Crédits : Reuters

Passé par le Parti socialiste et les classes du communiste cubain Julio Antonio Mella, le jeune militant devient chauffeur de bus à son retour à Caracas. Ses collègues reconnaissent vite en lui un leader. Le sien s’appelle Hugo Chávez et il dirige le Parti socialiste avec la volonté d’être fidèle aux idéaux du « libérateur » du pays, Simón Bolívar. En février 1992, ce militaire marxiste force l’entrée du palais présidentiel de Miraflores pour y prendre le pouvoir. Mais son coup d’État reste à la porte. Lors d’une visite en prison, près de deux ans plus tard, Chávez passe la main à Maduro. À l’élection du premier, en 1998, Maduro devient ministre des Affaires étrangères puis vice-président. Si la révolution a fini par advenir par les urnes, la contre-révolution prend à son tour les armes.

En 2002, l’homme d’affaires Pedro Carmona fait irruption à Miraflores où il se proclame président. Il le reste trois jours, le temps pour Chávez de reprendre sa place. Le fauteuil vacille : Carmona et ses soutiens mènent une guérilla économique au pouvoir. « Le patronat appelle au “lock out” contre Hugo Chávez », détaille Thomas Posado. Ses grèves poussent El Comandante à mettre en place un contrôle des taux de change, c’est-à-dire à fixer la parité entre le bolivar et le dollar. Ainsi, ceux qui commercent avec l’étranger dépendent du pouvoir central, lequel leur facilite plus ou moins la tâche selon qu’ils importent des produits de première nécessité où non. « Chávez découvre qu’il dispose d’un pouvoir extraordinaire »,  commente l’ancien ministre des Industries de base et du secteur minier Victor Álvarez. « Non seulement la rente permet de satisfaire les besoins de la population, mais elle offre la possibilité de punir ceux qui avaient conspiré contre le pouvoir en leur refusant les devises. »

Protestations de millions de Vénézuéliens en mai 2017
Crédits : Voice of America

À la faveur de l’augmentation des cours du pétrole, la situation économique se redresse. Entre 2006 et 2007, la différence entre la valeur officielle du bolivar et sa valeur officieuse, telle qu’estimée en fonction de l’offre et de la demande, varie de un à deux, explique Thomas Posado. « C’est encore soutenable. » Mais lorsque cet écart se creuse, une brèche s’ouvre pour l’économie parallèle. « Des citoyens reviennent alors au pays pour échanger des dollars au marché noir, des entreprises contournent aussi la loi en ne comptabilisant pas leurs importations avec la complicité de hauts responsables. » Trop dépendante du prix de l’or noir, l’économie vénézuélienne rechute en 2008 lorsque les cours s’affaissent avec la crise financière.

La politique du « bolivar fort » lancé par Chávez n’enraye en rien la fuite des capitaux. Retirer quelques zéros sur les billets de banques ne suffit pas à restaurer la confiance. Cette réévaluation cosmétique ne résorbe pas non plus l’inflation. Pour répondre à l’urgence sociale, le gouvernement s’appuie sur la manne pétrolière au détriment des autres secteurs.

La corruption ronge le système. « En 2012, Chávez prend enfin conscience du problème économique, notamment celui lié au taux de change », raconte Temir Porras, ancien chef de cabinet de M. Maduro. « Nous avions réussi à le convaincre d’agir. Et… il est tombé malade. »

Pour quelques dollars de plus

Un mois après les funérailles d’El Comandante, au printemps 2013, son lieutenant, Nicolás Maduro, remporte de justesse l’élection présidentielle face à l’avocat de droite Henrique Capriles. Chávez le devançait lui de onze points. Mais les indicateurs les plus inquiétants sont ceux de l’économie. Tandis qu’elle s’élevait à 5,9 % en 2012, la croissance plafonne à 0,7 % au premier semestre 2013. En octobre, le gouvernement ne trouve rien de mieux que de créer un secrétariat d’État au bonheur pour coordonner les programmes sociaux. Dans le même temps, la Banque centrale alerte sur l’absence, dans plus de 70 % des points de vente, de nombreux produits de base, comme le papier toilette, l’huile et le lait. « Avec une inflation prévue à 45 % à la fin de l’année, les Vénézuéliens ont perdu toute confiance en leur monnaie et s’arrachent la devise américaine au marché noir », écrit le correspondant de Libération à Caracas, Simon Pellet-Recht. « Le dollar parallèle s’échange à plus de 40 bolivars, contre 10 il y a un an, ce qui contribue aussi à la spirale inflationniste. »

Le Venezuela conserve deux soutiens importants : la Russie et la Chine.

À compter de 2014, le pays plonge dans une sévère récession. Commencée par des rassemblements réclamant le départ de Maduro, une phase de grande contestation aboutit à la défaite des chavistes aux élections législatives de décembre 2015. Au même moment, le pouvoir vénézuélien perd un soutien de poids en la personne de la présidente argentine, Christina Kirschner, remplacée par l’ingénieur de droite Mauricio Macri. La droite prend aussi les manettes au Brésil en août 2016. Le Venezuela conserve toutefois deux soutiens importants : la Russie et la Chine. « Ils ont indiqué que la dette pourra être rééchelonnée, ce qui donne de l’oxygène au gouvernement, pendant que les États-Unis prennent des mesures de rétorsion », observe Thomas Posado. L’action de Washington entre, du point de vue de Maduro, dans une « guerre économique déclarée par les élites du pays et les Américains ». Sevré de dollars, Caracas peine à importer. Afin d’éviter que les produits de premières nécessité subventionnés ne soient revendus de l’autre côté de la frontière, le pouvoir a mis en place le Comité local d’approvisionnement et de production (Clap) un système de livraison de sacs de nourriture. Cela comporte un effet pervers : « Un aspect clientéliste s’invite », pointe Thomas Posado.

En septembre 2017, « pour se libérer du dollar » le Venezuela annonce l’instauration d’un système de paiement basé sur un panier de monnaies incluant l’euro, le yen, le yuan, la roupie indienne, et le rouble. « Les enchères en dollars, c’est fini », claironne le vice-président, Tareck El Aissami. Finalement, il opte pour un moyen moins corrélé aux marchés de devises, la cryptomonnaie. Sa crédibilité réclame « un audit attestant que les matières sur lesquelles elle est adossée sont bien là », estime Jean-François Faure. Le cas échéant, et à condition d’être distribué en quantité appropriée, le Petro limiterait l’inflation et attirerait éventuellement de nouveaux capitaux de l’étranger. « Stabiliser une monnaie rassure les créanciers », affirme Jean-François Faure.

Maduro a encore fort à faire pour convaincre
Crédits : Domingos Con Maduro/Twitter

Le Petro pourrait présenter un autre avantage : un État n’a aucune difficulté à observer les échanges numériques qu’il organise. « Sans doute est-ce un pari pour enrayer le marché noir, mais tant qu’il y a une pénurie, les gens chercheront des moyens de contournements », relativise Thomas Posado. Les problèmes de pénuries et de corruption ne se résorberont pas par la simple émission de la cryptomonnaie. Mais, accompagnée par d’autres réformes et habilement mise en service, elle a une chance de sauver le pays du dépôt de bilan.


Couverture : Les cryptomonnaies sauveront-elles le Venezuela ? (DR/Ulyces.co)