La couleur du succès

Assise devant une table en bois, au milieu du salon, Kylie Jenner pose un ongle couvert de vernis argenté sur son iPhone X. Des présentoirs défilent à l’écran jusqu’à ce qu’il s’immobilise sur un distributeur automatique. « Imaginez ça mais rempli de rouges à lèvres », suggère-t-elle à ses assistants réunis en cercle. « Toutes les couleurs doivent être visibles. » Chez la jeune femme, le noir domine, des cheveux aux Louboutin à semelles rouges en passant par son blazer. Pour habiller sa prochaine boutique éphémère avec des tons variés, elle agite de nouveau l’index, faisant défiler les installations comme sur une machine à sous. « Toutes les couleurs doivent être visibles », mais le fond est vert dollar.

D’après les chiffres publiés par le magazine Forbes mardi 5 mars 2019, son entreprise, Kylie Cosmetics, en vaut au moins 900 millions. Elle en est l’unique propriétaire. À 21 ans, la Californienne souvent moquée pour « être connue parce qu’elle est connue » est la plus jeune milliardaire de tous les temps. Le patron de Facebook, Mark Zuckerberg, avait deux ans de plus lorsqu’il a atteint ce statut. « Je ne m’attendais à rien, je n’avais pas fait de plan pour l’avenir », réagit-elle, « mais cette reconnaissance est très agréable, c’est un bel encouragement ». Pour la couronner, le média américain parle de « self-made billionnaire », autrement dit de milliardaire autodidacte. Un terme osé vu la richesse de sa famille, raillent certains.

Quand elle a de nouveaux projets, l’Américaine vient souvent remuer son portable chez sa mère, au-dessus de la table en bois du salon. Kris Jenner habite une villa de Calabasas, une commune privée de Californie, où vivent Drake et Kanye West. Situé à l’est de Los Angeles, ce ghetto pour riches de 648 résidences accueille aussi Jenni­­fer Lopez, Miley Cirus, Ange­­lina Jolie et Ozzy Osbourne. Derrière des sapins et un portail étroitement surveillé, la sexagénaire gère les affaires très lucratives de ses enfants en échange d’une commission de 10 %. En plus de Kim Kardashian, dont la fortune est estimée à 350 millions de dollars, elle veille à la réussite de Kourtney, Khloe et Rob, tous rendus célèbres par l’émission de télé-réalité Keeping Up with the Kardashians (2007). Sans oublier le mannequin Kendall Jenner, issue comme Kylie d’un deuxième mariage avec l’ancienne athlète Caitlyn Jenner.

Ce « truc d’autodidacte est vrai », se récrie pourtant Kylie. À l’âge de 15 ans, explique-t-elle, ses parents lui ont coupé les vivres et lui ont vivement conseillé de monter son affaire. « Ce que j’essaie de dire », ajoute-t-elle, « c’est que j’avais une bonne base mais aucun de ces dollars n’est hérité. » Sur les 2 153 milliardaires répertoriés dans le monde par Forbes, un tiers a reçu une fortune en legs. En Europe, cette part est même de 50 %. La plupart d’entre eux se trouve aux États-Unis (607), mais leur nombre grandit en Chine (324), pourvoyeuse de 29 des 259 nouveaux membres de ce groupe très exclusif (29 % viennent d’Asie). On y trouve une minorité de femmes (252), dont la plus à l’aise est la Chinoise Wu Yajun, avec 9,4 milliards de dollars en banque.

 

Si 140 milliardaires opèrent aujourd’hui dans la finance, et 143 entretiennent des liens avec des fonds d’investissement, beaucoup ont commencé dans l’industrie. Par ailleurs, parmi les dix personnes les plus fortunées du monde, quatre ont leur activité dans les nouvelles technologies. Avec sa société de cosmétiques, Kylie Jenner n’est pas tout à fait une exception puisque la famille Bettencourt, propriétaire de la marque française L’Oréal, figure aussi sur la liste. En revanche, « aucun autre influenceur n’a atteint ces hauteurs ni n’a eu des fans aussi dévoués que Kylie ces deux dernières années », observe Loren Padelford, manager de Shopify Plus, l’entreprise qui vend les produits de la jeune femme sur Internet, ainsi que ceux de Drake et Justin Bieber.

En échange, ce groupe canadien de commerce en ligne reçoit 480 000 dollars par an, auxquels s’ajoute 0,15 % du prix que la vente coûterait en boutique. La fabrication et l’emballage sont délégués à Seed Beauty et la communication est assurée par Kris Jenner. Ainsi, Kylie est à la tête d’un empire de près d’un milliard de dollars comptant seulement sept employés à temps complet et cinq à temps partiel. Cela lui a permis de dégager un maximum de profit en peu de temps. Et tout est parti des réseaux sociaux.

Scandale

Sous le regard bienveillant de Robin Antin, la Pussycat Doll qui vient de lui enseigner quelques mouvements, Kim Kardashian tourne maladroitement autour d’une barre de pole dance. En ce 14 octobre 2007, les États-Unis découvrent cette riche famille californienne dans le premier épisode de la première série d’une émission de télé-réalité à son nom, sur la chaîne E! L’aînée de la fratrie met un genoux à terre. « Oh mon Dieu, j’ai déchiré la robe », s’exclame-t-elle en tentant de dégager le talon de Louboutin noir à semelle rouge du tissu. « Khloe va me tuer. » Mais voilà Kylie qui débarque : « Salut, regardez ce que je sais faire ! » fanfaronne la benjamine. Devant la bouche béante de sa sœur, la fille se hisse en haut de la barre avec dextérité avant de doucement retomber.

Crédits : E! Entertainment

À 10 ans, elle joue déjà avec joie devant les caméras. Mais à quoi cela va-t-il bien pouvoir lui servir plus tard ? Alors que sa mère a des projets pour chacun de ses enfants – Kim devant s’enrichir grâce aux jeux sur mobile, Kendall en défilant sur les podiums et Rob en vendant des chaussettes –, Kylie a le sentiment d’être désœuvrée. « Pendant quelques temps j’ai eu du mal à trouver ce que je pouvais faire », raconte-t-elle. Son goût pour les produits de beauté ne tarde pas à se révéler : « Dès la sixième, je portais du fard à paupière violet, je mettais du maquillage pour me sentir plus en confiance », dit-elle. Pour la télévision, elle passe des heures à regarder des tutos de maquillage sur YouTube. Ses lèvres lui paraissant trop fines, elle applique du liner sur les contours. Voilà une piste : pourquoi ne pas commercialiser cette technique sous le nom de « Kylie Lip Kits » ?

Comme Kim, connue au départ pour la fuite d’une sextape, Kylie devient populaire à la faveur d’un scandale. En 2014, dans les magazines people qui suivent les protagonistes de Keeping Up with the Kardashians, on s’étonne de la taille de ses lèvres, gonflées comme jamais. Le liner ne peut être le seul responsable. Sur les réseaux sociaux, les ados aspirent l’air d’un verre à shot pour donner du volume à leur bouche et moquer la starlette. Le « Kylie Jenner Lip Challenge » devient viral. Il est temps de rentabiliser cette attention, fût-elle pleine de sarcasmes. « Je me suis dit que j’étais prête à investir mon propre argent sans personne d’autre », se souvient-elle. Avec les 250 000 dollars gagnés grâce à des prestations de mannequin, elle engage une entreprise pour produire 15 000 kits de rouges à lèvre.

En attendant leur sortie, la jeune femme ne cesse d’en faire la promotion sur Instagram, si bien qu’ils se vendent en une minute, le 30 novembre 2015. « Le temps que je rafraîchisse la page, tout était parti », sourit-elle. Sur eBay, des revendeurs en profitent pour faire grimper les prix de 29 à 1 000 dollars. Flairant la bonne affaire, Kris Jenner prend alors contact au mois de décembre avec Shopify, qui gère déjà les ventes de Kim Kardashian. Sous la marque Kylie Cosmetics, 500 000 kits comprenant chacun six couleurs sont proposés par la société canadienne. « Vous pouviez sentir la tension grimper à l’approche du lancement », glisse Loren Padelfrod. « Il y avait une attente de fou sur Internet. »

Crédits : Shopify

Un an plus tard, une nouvelle collection rapporte 19 millions de dollars en 24 heures. Avant d’avoir atteint son premier anniversaire, la société récolte 307 millions de dollars. La cinquantaine de produits qu’elle commercialise s’écoulent au départ dans des boutiques Topshop de New York, Los Angeles et San Francisco mais, bientôt, la plateforme de Shopify suffit. Les rouges à lèvres, poudres et autres gloss sont conçus dans une usine basée à Nanjin, en Chine, par le groupe Spatz Laboratories, dont les héritiers John et Laura Nelson sont des parents de la famille Jenner-Kardashian. Kylie se repose sur leur expertise plutôt que de tout faire elle-même, ce qui lui permet d’offrir de nouveaux produits rapidement.

Avec la filiale Seed Beauty, la marque fait travailler plus de 500 personnes. La part des bénéfices réservée à Kylie reste un mystère, mais les marges des cosmétiques sont réputées pour être assez confortables. D’après Forbes, Spatz Laboratories a perçu 180 millions de dollars en 2017, soit environ 55 % du montant des ventes. La fille Jenner, quant à elle, est devenue milliardaire sans bouger, en postant des photos assise chez elle ou chez sa mère, à Calabasas.

Futur

Sur les hauteurs de Calabasas, Kylie Jenner termine un thé glacé au bord de la piscine de sa mère. Puis elle se fond dans une Bentley Bentayga noire pour aller chercher sa fille d’un an. Après des mois à cacher sa grossesse, la femme d’affaires a fini par annoncer la naissance de Stormi. « Désolée de vous avoir laissé dans le flou, je sais que vous êtes habitués à ce que je vous embarque avec moi », a-t-elle écrit sur Instagram le 4 février 2018. « Ma grossesse est quelque chose que j’ai choisi de ne pas vivre devant le monde entier. » Pour célébrer son premier anniversaire, elle a en revanche publié une foule de photos de l’immense décor d’Astroworld, garni de structures gonflables, manèges et autres piscines à boules, construit pour l’occasion.

Instagram ne fonctionne pas seulement pour les nouvelles générations

D’ordinaire pressée sur Instagram, Kylie Jenner a attendu avant d’afficher Stormi. Il lui a aussi fallu un peu de temps pour reconnaître que la chirurgie esthétique n’était pas étrangère au volume de ses lèvres – à l’été 2018, elle affirmait ne plus les retoucher. Désormais, elle parle sans gêne d’un sujet comme de l’autre. « Les gens pensent que je suis passée sous le scalpel pour refaire tout mon visage, ce qui est complètement faux », défend-elle. « C’est affreux, je ne ferais jamais ça. Ils ne savent pas ce qu’une bonne coiffure, un bon maquillage et quelques injections peuvent faire. » Un bon angle et quelques filtres aident aussi. « Les réseaux sociaux sont formidables, j’ai un accès très facile à mes fans et mes consommateurs », vante-t-elle. Près de 130 millions de personnes la suivent sur Instagram et près de 20 millions sont abonnés à la page de son entreprise.

Entre deux photos d’elle, un pot de poudre à la main, ils peuvent voir Stormi dans les bras de son père, le rappeur Travis Scott. « Peut-être qu’un jour je lui transmettrai l’entreprise si elle aime ça », confie la jeune femme, persuadée que les affaires marcheront « toujours ». Si les carrières sont souvent courtes dans le milieu de la mode, les empires cosmétiques comme celui de L’Oréal peuvent se transmettre de génération en génération. Pour en poser les bases très rapidement comme Kylie Jenner, rien ne vaut les réseaux sociaux.

« Peut-être que traditionnellement, les consommatrices utilisaient les mêmes produits que leur mère, ou se rendaient en boutique, mais maintenant leurs choix se font sur les réseaux sociaux », constate Stephanie Saltzman, journaliste au magazine Fashionista. « Cela paraît plus authentique quand ça vient d’une personne comme Kylie Jenner que d’une entreprise sans visage. » Charlotte Libby, qui étudie le marché des cosmétiques pour Mintel, abonde : « Le succès des influenceurs sur les réseaux sociaux a prouvé que la personnalité est vendeuse et que les partenariats avec des gens, plutôt qu’avec des médias, permettent à une marque d’avoir du caractère. »

Et Instagram ne fonctionne pas seulement pour les nouvelles générations. Quand Anastasia Soare, ancienne esthéticienne de Cindy Crawford et Naomi Campbell, a rejoint la plateforme en 2013, les ventes de ses crayons à sourcils ont explosé. À 60 ans, elle est maintenant suivie par 17 millions de personnes et ses produits se vendent dans quelque 3 000 boutiques. C’est ainsi que son nom figure sur la liste des milliardaires dressée par Forbes.

L’évolution de Kylie Jenner

On y trouve aussi la maquilleuse de 34 ans Huda Kattan, devenue influenceuse après avoir tenu un blog sur les cosmétiques. Sur Instagram, 26 millions d’internautes s’intéressent aux produits qu’elle vend, ce qui lui a permis de vendre des parts de Huda Beauty à une entreprise de capital-investissement, TSG Consumer Partners. Le groupe est maintenant valorisé à un milliard de dollars. Pour parvenir à ces hauteurs, conseille l’investisseur Rob Berger, éditeur à Forbes, il faut prendre le temps de réfléchir à ses placements et ne pas être frileux. « Les investissements considérés comme les plus sûrs peuvent s’avérer risqués », pointe-t-il. « Cela ne veut pas dire que les obligations n’ont pas leur place dans un portefeuille, mais des actions sont nécessaires à une réussite sur le long terme. »

Pour durer, Kylie Jenner devrait être amenée à diversifier ses activités, à en croire Sarah Jindel, analyste du secteur de la beauté à l’agence Mintel. Les sociétés comme Kylie Cosmetics « ne cherchent pas à être durables », juge-t-elle. « Dans quelques années, ça ne m’étonnerait pas qu’elle passe à autre chose. Quand vous exploitez votre nom, vous pouvez facilement en faire autre chose de vendable. » Surtout quand vous avez des fans fidèles derrières vous, et une famille célèbre.

Ses proches « ont été son plus gros coup de pouce marketing », analyse Mariam Mohamed, responsable marques à Americana Group, une des plus grosses entreprises agroalimentaires du Moyen-Orient. En faisant scandale, elle a su attirer la lumière à elle pour ensuite convertir son audience en monnaie sonnante et trébuchante. « D’autres peuvent s’inspirer de son utilisation des réseaux sociaux même si les circonstances de sa célébrité l’ont bien sûr aidée », complète Mariam Mohamed.

Avec une insouciance non feinte, mâtinée d’ambition, Kylie Jenner répète que les chiffres ne l’intéressent guère. « Je ne me définis pas en fonction de ce que j’ai, je ne me réveille pas en pensant à ça », indique-t-elle. Sa mère est là pour ça.


Couverture : Kylie Jenner/Instagram.