Au XIXe siècle, la cocaïne représentait le plus grand succès pharmaceutique depuis des décennies. En quelques années à peine, elle passa du statut de produit mineur vendu sur catalogue spécialisé à celui de best-seller intégré à une énorme quantité de préparations vendues en pharmacie, dans les épiceries et dans les supérettes. Elle était acclamée comme un miracle de la science médicale moderne, une panacée contre une armée de petits maux – mais aussi, de plus en plus, comme une nouveauté dangereuse et addictive, une menace sociale et même un nouveau « fléau de l’humanité ». Pendant ce boom de la cocaïne – rétrospectivement comparable à la décharge d’adrénaline qui précède le crash –, son impact sur la conscience du public fut vivement illuminé par un personnage légendaire de la littérature qui émergea durant cet âge d’or : Sherlock Holmes.

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De la cocaïne pour soigner le mal de dents
Carton publicitaire de 1885
Lloyd Manufacturing Company

« Watson ! L’aiguille »

De 1885 jusqu’à l’aube du XXe siècle, la cocaïne était à la fois un produit inoffensif et une drogue dure : les mélanges légèrement tonifiants côtoyaient de puissantes préparations pharmaceutiques. Le plus célèbre et profitable de ces tonifiants était la gamme créée par l’entrepreneur corse Angelo Mariani, qui commença dès les années 1860 à produire un vin stimulant à destination du marché français. La recette consistait à laisser infuser des feuilles de coca dans du vin de Bourgogne doux. Vin Mariani devint la première marque à pénétrer les marchés européen et américain et fut rapidement suivie d’un vaste éventail de produits dérivés thérapeutiques. Vers la fin des années 1880, ces produits comprenaient la Pâte Mariani (des pastilles de cocaïne pour traiter les catarrhes), le Thé Mariani (un concentré de thé de coca recommandé pour les longues marches), et les Pastilles Mariani (contre la toux).

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L’ancêtre du Coca-Cola
La boisson du chimiste français Angelo Mariani
Lithographie de Jules Cheret, 1894

C’est pourtant l’un des concurrents les moins connus de Mariani qui allait éclipser sa gloire sur le long terme. Au milieu des années 1880, John Pemberton, un petit droguiste d’Atlanta, commença à vendre un « Vin de coca péruvienne ». Lorsque la ville d’Atlanta interdit l’alcool en 1886, il remplaça le vin par un sirop visqueux destiné à masquer le goût amer des ingrédients actifs d’extraits de feuilles de coca, de cocaïne et de noix de cola. En 1891, il fut racheté par un marchand du nom d’Asa Chandler, qui établit la Coca-Cola Company, promouvant l’efficacité du « tonifiant nerveux » contre « les maux de tête, l’hystérie et la mélancolie » grâce à des slogans tels que « la boisson intellectuelle » et « la boisson de la tempérance » (ce qu’elle est restée d’une certaine manière – l’alternative à l’alcool dans les bars). Chandler fit grimper les ventes de Coca-Cola de plus d’un million de dollars par an à la fin du siècle, et provoqua l’apparition d’une nuée d’imitations portant des noms comme Koca Nola, Celery Cola, Rocco Cola, Wiseola et même Dope Cola. On aurait pu s’attendre à ce que les fournisseurs pharmaceutiques « éthiques » proposent une alternative plus sobre à ce genre de vente agressive, mais la promotion de la cocaïne par les grands groupes pharmaceutiques en vogue à l’époque – en particulier la multinationale de Parke-Davis –, rendait leurs tentatives presque prudes en comparaison. Le catalogue Parke-Davis de 1885 proposait la cocaïne sous forme de poudre, de solutions, de comprimés, de pastilles et même de cigares, toutes accompagnées d’une notice présentant la drogue comme « la découverte thérapeutique la plus importante de l’époque, aux bénéfices tout simplement incommensurables pour l’humanité ». Leur gamme contenait même des gouttes pour le mal de dents, des pansements imprégnés de cocaïne, des remèdes aux hémorroïdes et, dès les années 1890, des inhalateurs contre l’asthme et le catarrhe qui utilisaient les propriétés vasoconstrictrices de la drogue pour assécher les voix nasales en pulvérisant de la cocaïne plus ou moins pure directement dans le nez. Des déclarations affirmant que la cocaïne « pouvait remplacer la nourriture, rendre les lâches courageux et les muets éloquents » se succédaient en même temps que des publicités pour des kits d’injection hypodermique – de pratiques petites boîtes de métal qui ressemblaient à de gros briquets Zippo et rentraient dans une poche, contenant de la cocaïne, de la morphine et des aiguilles miniatures. Ce que les pharmaciens et les vendeurs avaient bien compris, c’est qu’on pouvait vendre de la cocaïne pour traiter n’importe quoi et que le client se sentirait à coup sûr bien mieux après l’avoir consommée. C’est dans ce contexte d’engouement médical et de choc de la nouveauté que Sherlock Holmes et son goût caractéristique pour la cocaïne ont tout d’abord été présentés au public – par un médecin du nom d’Arthur Conan Doyle, qui s’était régulièrement frotté à cette drogue au cours de sa carrière médicale. Même si le détective de Conan Doyle continuerait de plaire pendant des générations, le frisson avant-gardiste ressenti pour la cocaïne allait bientôt prendre un tournant plus sombre, et la révision tardive par l’auteur du rôle de la poudre blanche dans le mode de vie de Sherlock Holmes est un bon baromètre de la façon dont l’opinion publique s’est retournée contre le « vice de la cocaïne » à partir des années 1890.

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Nécessaire à cocaïne
Parke-Davis & Co., Londres
Depuis 1875

Dans sa conception originale par Conan Doyle, la plus grande motivation du plus célèbre détective fictif au monde était bel et bien la cocaïne. « Mon esprit », nous dit-il dans le fameux passage qui ouvre Le Signe des quatre, « se rebelle lorsqu’il stagne. Donnez-moi des problèmes, donnez-moi du travail, donnez-moi les cryptogrammes les plus abscons… et je pourrai alors me passer de stimulants artificiels. » Une partie de ce qui nous attire tant chez Holmes tient au fait qu’il se voue à sa profession non pour faire le bien mais pour échapper à l’ennui. Ses rares – et surtout tardives – déclarations sentencieuses au sujet du service public et du bien commun sont grandement contrebalancées par sa froideur, sa misanthropie et son questionnement rhétorique récurrent : « A-t-on déjà vu un monde si ennuyeux, lugubre, inutile ? » Ce qui le distingue de la grande majorité des personnages de détectives fictifs qui suivront, c’est que son intérêt premier consiste à se satisfaire lui-même, et que la principale raison pour laquelle il s’attelle à résoudre des crimes est de garder son esprit suffisamment occupé pour se passer de sa « solution à 7 % ».

Le bohémien

Le Signe des quatre paraît en 1889, et c’est pendant cette première période des aventures de Sherlock Holmes que les histoires sont le plus parsemées de références à la drogue. Dans la première nouvelle publiée, « Un scandale en Bohême », on apprend qu’Holmes « avait émergé de ses rêves provoqués par la drogue et était prêt à résoudre des problèmes » ; dans « Les cinq pépins d’orange », le docteur Watson décrit son ami comme « intoxiqué à la cocaïne et au tabac ». Mais c’est l’échange entre Holmes et Watson dans l’ouverture du Signe des quatre qui ancre pour de bon la nature de la dépendance du détective, et l’attitude de Watson face à elle. L’histoire débute dans le bureau de Sherlock Holmes, lorsque le détective sort une seringue d’un « étui en maroquin soigné » et se fait une injection dans un bras « marqué d’innombrables traces de piqûres ». Watson nous apprend que cette opération a lieu « trois fois par jour depuis des mois », et s’en prend à Holmes et à son addiction. Les propos de Watson à l’encontre des vices médicamenteux de son ami s’apparentent aujourd’hui à un malin pastiche du jargon médical victorien, mais on les retrouve plus ou moins mot pour mot dans beaucoup de livres de l’époque.

L’intention de Conan Doyle était de créer un personnage bohémien au goût exquis, acquis avec le temps.

« C’est un processus pathologique et morbide, insiste le docteur, qui implique une augmentation de la mutation des tissus et pourrait à terme créer une faiblesse permanente. » Ce diagnostic effrayant mais nébuleux est probablement assez proche de l’opinion personnelle de Conan Doyle (et aurait pu s’appliquer avec la même conviction à la masturbation, par exemple). Sherlock Holmes, cependant, l’invalide joyeusement et en vient à sa célèbre justification et motivation de carrière : « J’abhorre la routine insipide de l’existence. J’ai un immense besoin d’exaltation mentale. C’est pourquoi j’ai choisi cette profession en particulier, ou plutôt que je l’ai créée, car je suis le seul au monde à la pratiquer. » Pourquoi, en 1888, Conan Doyle a-t-il choisi la dépendance à la cocaïne comme élément central de la personnalité de son détective fictif ? À l’époque, les critiques littéraires ont pris cela pour « une touche curieuse », mais elle a immédiatement trouvé un écho auprès du public et Doyle a continué à développer ce thème dans ses histoires à mesure que leur succès grandissait. Il fut aussi imité par d’autres écrivains : le détective exotique de M.P. Shield, le Prince Zaleski, créé en 1895, s’assoit dans une pièce pleine d’antiquités orientales où l’air est lourd de « fumée de cannabis – l’élément de base du breuvage des mahométans – que je savais être la solution de mon ami pour soulager ses maux ». L’intention de Conan Doyle était de créer un personnage bohémien au goût exquis, acquis avec le temps – un personnage bien différent de l’auteur lui-même qui, en tant que médecin généraliste dans la ville provinciale de Southsea, était bien plus proche du docteur Watson. Mais Doyle s’était plongé dans le sensationnalisme des écrits décadents de Bloomsbury et avait rencontré Oscar Wilde lors du fameux dîner de l’hôtel Langham en 1890, pendant lequel on lui commanda Le Portrait de Dorian Gray : vraisemblablement, il avait entre autres Wilde à l’esprit lorsqu’il conçut son détective « blême » et « indolent ». Les accessoires distinctifs de Sherlock Holmes – le violon, la pipe en écume, l’appartement d’étudiant dans la grande ville et la dépendance à la cocaïne – ont tous pour objectif de faire de lui l’un des nouveaux bohémiens : excentrique, sophistiqué et excessivement hermétique à l’opinion publique. Contrairement au goût des masses pour les tonifiants à la coca de base, Sherlock Holmes prenait la peine de trouver le stimulant de la plus fine qualité : on imagine que sa cocaïne était commandée chez Merck et livrée depuis Darmstadt et que son kit hypodermique n’était pas le kit standard de Parke Davis mais la création sur-mesure d’un pharmacien de Piccadilly ou Mayfair.

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Échapper à l’ennui
Sherlock Holmes et le docteur Watson
Sidney Paget, XIXe siècle

L’apparence et la personnalité de Sherlock Holmes correspondent fidèlement au stéréotype du bohémien. Il est solitaire et hanté par un existentialisme sombre : les « humeurs noires » qui le saisissent, ses sursauts bipolaires d’insomnie ou de concentration, son travail compulsif nuit et jour alterné avec des semaines entières de « vague à l’âme » au long desquelles il « n’ouvre pas la bouche pendant d’interminables journées ». Pour un docteur de la fin de l’ère victorienne comme Conan Doyle, c’était un syndrome médical familier associé aux intellectuels fébriles, à la sensibilité à fleur de peau, un « genre neurasthénique » de plus en plus identifié dans la littérature comme une population risquant de succomber aux abus de drogues. Dans Le Signe des quatre, Doyle explique ces changements d’humeurs en attribuant à Sherlock Holmes une double dépendance à la morphine et à la cocaïne, mais la morphine n’est jamais mentionnée en tant que tel : peut-être a-t-il estimé que cela lui aurait conféré une trop forte image de drogué, alors que la cocaïne était tout au plus un « vice », une faiblesse du personnage.

Le sevrage

Bien que dans son autobiographie tardive, Conan Doyle souligne avec insistance : « Je ne m’intéressais pas particulièrement aux développements récents de ma propre profession », il a très certainement fait face à la cocaïne pendant sa carrière médicale. Il a étudié la médecine à l’université d’Édimbourg en 1876, l’année même où le professeur de médecine de cette université, Robert Christison, publia dans le Lancet un premier pamphlet contre la feuille de coca. Christison sélectionna plusieurs étudiants pour mâcher les feuilles et, même si Doyle n’en faisait pas partie, il fut probablement au courant de l’expérience.

La passion de Conan Doyle pour la toxicologie transparaît souvent dans ses fictions.

En 1885, la conférence annuelle de l’Association des Dentistes anglais s’est tenue dans la ville natale de Conan Doyle, Southsea, et l’anesthésie à la cocaïne y fut la découverte la plus discutée. Une des preuves les plus concluantes est que Doyle, dans une tentative avortée de devenir ophtalmologiste, s’était rendu à Vienne en 1890 pour étudier cette discipline. C’est là-bas que l’utilisation de cocaïne dans l’anesthésie pour les interventions chirurgicales sur l’œil venait d’être tentée, à l’Hôpital Général de Vienne, par l’associé de Freud, Carl Koller. C’était la plus grande innovation en chirurgie dans l’histoire de l’ophtalmologie, ainsi qu’un sujet d’étude majeur : Doyle pourrait très bien s’en être administré lui-même pendant sa formation. Sa profession de foi d’ignorance semble d’ailleurs particulièrement malhonnête sur ce point, étant donné que ses premiers centres d’intérêts professionnels concernaient la drogue et la toxicologie. Il a réussi l’exploit – aussi remarquable à l’époque que de nos jours – de publier son premier article dans le British Medical Journal alors qu’il n’était qu’en troisième année à Édimbourg. Il y évoquait l’action d’un poison nommé Gelsemium, un extrait de racine de jasmin utilisé dans la mixture de Gower contre la névralgie. L’expérience de Doyle comprenait son auto-empoisonnement avec une dose conséquente de 200 tubes. Sa passion pour la toxicologie transparaît souvent dans ses fictions : plusieurs poisons exotiques apparaissent dans les aventures de Sherlock Holmes, tous décrits avec un goût prononcé pour le détail scientifique. L’un deux, le poison hallucinogène « racine de pied-du-diable », qui apparaît dans la nouvelle « L’aventure du pied du diable », a même fait son chemin jusque dans certains ouvrages de médecine et d’ethnobotanique, introduit là de manière espiègle par un admirateur de Sherlock Holmes, et par conséquent considéré comme réel. Tout ceci laisse penser que Doyle était tout à fait au courant de l’existence et des propriétés de la cocaïne, et qu’il utilisait ses connaissances professionnelles pour souligner la personnalité de son mystérieux détective.

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L’effondrement était prévisible, comme à chaque fois avec la cocaïne. Sa survente euphorique par des sociétés pharmaceutiques comme Parke Davis fut inévitablement suivie d’un retour de bâton quasi immédiat : dès 1887, le British Medical Journal observait qu’une « indéniable réaction contre les prétentions extravagantes avancées au sujet de cette drogue était déjà en place ». Depuis, il a été reconnu que la caractéristique de l’abus de cocaïne n’est pas, comme pour les opiacés, une dépendance à vie, mais une utilisation grandissante et excessive pendant trois à cinq ans suivie de l’un de ces trois scénarios : l’abstinence, une dépendance de substitution à des opiacés ou des sédatifs, ou une baisse de l’utilisation jusqu’à la prise d’une dose plus tolérable.

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D’autres expériences chimiques
Dans sa maison du 221B Baker Street, à Londres
Sidney Paget, XIXe siècle

L’Europe et l’Amérique du XIXe siècle se précipitèrent dans la crise en quelques années seulement et, horrifiées par leur propre image, se ruèrent vers l’abstinence en paniquant. La carrière de Sherlock Holmes, qui dura jusque dans les années 1920, est un témoin éloquent de l’effondrement de l’image qu’avait la cocaïne : celle d’une drogue miraculeuse. Les préoccupations quant à ses liens avec la délinquance et l’addiction se sont accrues dans les années 1890, et dès 1900, on a vu se développer un lobbying sévère pour la contrôler et l’interdire. Ce fut principalement le cas aux États-Unis, où les aventures de Sherlock Holmes étaient publiées à cette époque en feuilletons pour un public américain conquis dans le Collier’s Weekly, un magazine qui était aussi en première ligne de la campagne contre « la menace de la cocaïne ». Doyle avait progressivement diminué les références à l’addiction de Sherlock Holmes au cours des années 1890, les limitant à d’occasionnelles et sombres références à la « faiblesse » du héros. En 1904, cependant, dans « Le Trois-quarts manquant », il clôt ce chapitre douteux en écrivant qu’Holmes a été « sevré »  par le docteur Watson de sa « manie des drogues », qui « menaçait sa carrière remarquable ». Ce tournant narratif détruit la logique fondamentale de l’univers de Doyle en imposant à son héros d’oublier la raison même pour laquelle il est devenu détective. Mais cela reflète précisément le changement d’époque : la cocaïne, qui à la base avait fait grimper la côte de popularité de Sherlock Holmes, était devenue un fléau qui aurait pu le détruire. À partir de là, Holmes allait commencer à décrire sa mission en des termes moraux plus conventionnels et renierait la seringue comme « un instrument du diable ». Le magazine Collier’s fut satisfait, et Doyle également. Il conquit le marché américain du magazine comme il l’avait fait en Angleterre, mais le scénario original ne tomba jamais dans l’oubli. La cocaïne fut interdite partout dans le monde bien avant la dernière aventure de Sherlock Holmes, en 1927, mais sa dépendance à cette drogue demeure intacte dans ses premières aventures, prête à être appréciée et réexaminée par les générations successives.


Traduit de l’anglais par Caroline Bourgeret d’après l’article « Watson! The Needle ». Couverture : La boîte à cocaïne de Sherlock Holmes, au musée du 221B, Baker Street, à Londres, par José María Mateos. Création graphique par Ulyces.