Une pluie de confettis orange et bleu tombe devant des sièges vides. Au coup de sifflet final de cette avant-dernière journée du championnat de Turquie, les projecteurs du stade Fatih Terim se sont éteints, laissant les joueurs de l’Istanbul Başakşehir célébrer leur sacre dans une pénombre qui évoquait plus la fermeture d’une boutique qu’une fête. Ce dimanche 19 juillet 2020 de pandémie était pourtant historique. Pour la première fois, le club de la capitale a remporté la Süper Lig, coiffant au passage les trois plus gros clubs du pays : Fenerbahçe, Besiktas et Galatasaray ont gagné 54 titres depuis la création du championnat en 1959 et n’ont été épisodiquement détrônés que par Trabzonspor et Bursaspor.

Encore en lice en Europa League, dont il doit disputer un 8e de finale retour le 5 août face à Copenhague, l’Istanbul Başakşehir s’ouvre cette fois la porte de la Ligue des champions, où il espère se présenter constellé de stars. Après avoir attiré des internationaux comme Gaël Clichy, Demba Ba, Robinho ou Martin Škrtel dans ses rets, la formation stambouliote ambitionne de ramener au pays la star allemande d’origine turque Mesut Özil. Il en a les moyens : le tout-puissant président le soutient. « Je suis fier de Başakşehir car c’est moi qui ai fondé le club quand j’étais maire d’Istanbul », a même affirmé Recep Tayyip Erdoğan en 2019.

Si son rôle a sans doute été moins important qu’il ne veut le laisser croire, le chef d’État compte bien profiter de l’ascension d’une équipe créée de toute pièce pour conforter le pouvoir. En renforçant son hégémonie, Erdoğan n’a pas oublié le football.

Coup de griffe

Depuis les tribunes neuves du stade de Diyarbakır, à l’est de la Turquie, les joueurs alignés sur la pelouse semblent échapper à la colère qui se déchaîne autour d’eux. Ils restent impassibles sous les sifflets du public contre l’hymne turc. En ce samedi 3 mars 2019, dans cette région à majorité kurde, l’Amed SK accueille Sakaryaspor, le club d’une ville traditionnellement favorable au président Recep Tayyip Erdoğan, Adapazari. Des tensions sont à prévoir mais, en apparence, les deux équipes gardent leur calme. Il faut se trouver au bord du terrain pour repérer un léger mouvement : l’avant-centre des visiteurs, Dilaver Güçlü, replie quatre doigts de manière à former le signe de ralliement du parti nationaliste MHP, dont les membres se font appeler les Loups gris. Dans l’autre camp, Mansur Çalar prépare un jeu de main plus dangereux encore : il cache un objet tranchant dans sa paume.

L’effectif de l’Amed SK

Après avoir salué ses adversaires, le milieu défensif passe le bras dans le dos du capitaine de Sakaryaspor, Ferhat Yazgan. Puis, prétendant vouloir le calmer, il lui saisit la gorge et le griffe. Dans le désordre qui s’ensuit, d’autres joueurs sont blessés. Après la rencontre (1-1), « ils ont été conduits à l’hôpital et il a été prouvé que ces coupures étaient le résultat d’un assaut avec un objet pointu », souligne Sakaryaspor dans un communiqué publié le lendemain. Cette déclaration « ne reflète pas la réalité, elle a pour objectif de cibler notre club », répond Amed SK, dénonçant une « campagne de diffamation ».

L’hostilité entre les deux équipes s’est déjà exprimée lors du match aller, le 13 octobre, à Adapazari. Avant le coup d’envoi, des images d’une opération conduite par l’armée turque contre les milices kurdes dans le nord de la Syrie ont été diffusées sur fond de chants patriotiques. Il y a deux ans, les militaires étaient entrés à Diyarbakır pour arrêter des membres du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et imposer un couvre-feu. Dans la foulée de cette première joute (2-0), des échauffourées ont éclaté dans les couloirs conduisant aux vestiaires. Une semaine plus tard, Erdoğan était à Diyarbakır pour inaugurer le stade où devait se disputer la revanche.

En lever de rideau d’un match inaugural entre d’anciennes légendes du football turc, le chef d’État a prêché pour l’unité de la nation turque. « Quiconque discrimine en fonction d’une ethnie dans notre pays devra d’abord nous faire face », a-t-il déclaré, sans oublier de condamner pèle-mêle l’État islamique, le PKK et le mouvement de l’imam Fethullah Gülen, exilé aux États-Unis. « Nous ne voulons pas exploiter Diyarbakır mais construire, développer et favoriser la paix et le bien-être. » Il a ensuite posé avec un maillot de l’équipe nationale turque à son nom avant d’assister aux débats en souriant. Le président aime sincèrement le sport, mais il s’en sert comme d’une arme politique.

En janvier 2019, la procureure en chef d’Istanbul a réclamé aux États-Unis l’extradition du joueur de basket Enes Kanter, membre des Portland Trail Blazers. Son pays l’accuse d’appartenir à une organisation classée terroriste, le mouvement de Fethullah Gülen. Cet athlète, qui considère Erdoğan comme le « Hitler de notre siècle », a refusé de se rendre à Londres à la même période, de crainte d’être assassiné. « À cause d’un homme lunatique, un fanatique, un dictateur, je ne peux pas quitter le pays et faire mon travail, c’est triste », s’est-il lamenté. Après la tentative de putsch manquée par certains éléments de l’armée en juillet 2016, son père a perdu son travail de professeur d’université et a été poursuivi pour « appartenance à un groupe terroriste ». Le pouvoir estime que c’est l’imam Gülen qui a tenté de le renverser.

Hakan Şükür

L’ancienne légende du football turc, Hakan Şükür, est dans une situation identique. Devenu député dans les rangs de l’AKP, le parti d’Erdoğan, après avoir raccroché les crampons, le demi-finaliste de la Coupe du monde est parti aux États-Unis en 2015, où il a rejoint son mentor, Fethullah Gülen. Ancien pivot de la formation politique, le dignitaire religieux y réside depuis 1999. Les biens ainsi que les comptes bancaires de Şükür ont été saisis et son père a passé un an en prison. « C’est mon pays, j’aime mon peuple même si son opinion à mon sujet est déformée par des médias stipendiés », souffle l’ex-avant-centre de l’Inter Milan. Quelques jours après sa première prise de parole, en mai 2018, Erdoğan était photographié à Londres avec deux internationaux allemands issus de la diaspora turque, Mesut Özil et Ilkay Gündoğan.

La foi

Ce 28 janvier 2016, les joueurs de l’Amed SK évoluent devant d’autres tribunes neuves, celles du stade Fatih Terim d’Istanbul. Lors de son inauguration, en 2014, un terrain de taille réduite a été dessiné sur la pelouse pour permettre à Erdoğan d’y marquer trois buts, avec l’aide d’officiels de la fédération. L’élection présidentielle approchait. En ce début d’année ensoleillé, déjà qualifié pour le prochain tour de la coupe de Turquie, le club de Diyarbakır mène 2-1 face à l’Istanbul Başakşehir. À la 94e minute, l’arbitre siffle un coup franc discutable en faveur de la formation de la capitale, à l’entrée de la surface de réparation. Repoussé par le gardien, le ballon tombe sur le pied de Semih Şentürk, qui en profite pour égaliser. L’ancien international se précipite vers le point de corner pour célébrer le but par un salut militaire, en hommage à l’armée qui vient de détruire une partie de Diyarbakır, faisant plusieurs morts civiles.

Durant la rencontre, les supporters de l’Amed SK soutenaient les leurs en chantant « nous gagnerons comme nous avons résisté » et « les enfants ne doivent pas mourir, ils doivent aussi voir les matchs ». La police en a brutalement arrêté 29. Au tour suivant, après la victoire inespérée de leur équipe contre Bursaspor, d’autres sont mis en détention. Pour la demi-finale contre le grand Fenerbahçe, la fédération leur interdit l’accès au stade, fermant les guichets, et inflige 12 matchs de suspension à l’une des pièces maîtresses de l’Amed SK. Deniz Naki est sanctionné pour avoir déclaré que « les enfants n’auraient pas dû mourir ». La vedette de l’équipe nationale, Emre Belözoglu, tout juste passé de Fenerbahçe à Başakşehir, n’avait été exclu qu’un match lorsqu’il avait menacé un adversaire de l’égorger.

« Fenerbahçe a amené le changement, il est maintenant temps que la Turquie suive »

L’épopée de l’Amed SK s’arrête là, au moment où celle de Başakşehir démarre. Relégué en deuxième division en 2013, ce club a changé de dimension l’année suivante en devenant la propriété du ministère de la Jeunesse et des sports. À la faveur de cette reprise en main, il a reçu d’immenses investissements en provenance de huit grandes entreprises proches du pouvoir. Achetant des joueurs renommés, la formation dirigée par Abdullah Avcı s’est hissée à hauteur des cadors Fenerbahçe, Galatasaray ou Besiktas. Quatrième en 2016 puis tour à tour deuxième et troisième, elle est actuellement en tête du championnat. « Je suis fier de Başakşehir car c’est moi qui ai fondé le club quand j’étais maire d’Istanbul », a affirmé le 4 février 2019 Erdoğan au cours d’un entretien télévisé.

En réalité, l’idée est venue de l’ancien édile Nurettin Sozen, en 1990. L’actuel chef d’État s’est contenté d’en changer le nom avant d’œuvrer à sa réussite à partir de 2014 : cette année-là, la municipalité de la capitale l’a cédé au ministère de la Jeunesse et des sports. Lequel s’est montré assez convaincant pour attirer d’impressionnantes mannes d’argent. Et les victoires se sont enchaînées. « Pour la première fois, avec Başakşehir, le gouvernement est parvenu à créer un succès footballistique », constate l’éditorialiste Bağış Erten. Jusqu’ici, Erdoğan était pourtant connu comme un fan de Fenerbahçe.

Né en 1954 à Kasımpaşa, un quartier ouvrier d’Istanbul situé sur les rives du détroit du Bosphore, Recep Tayyip Erdoğan grandit dans une famille pauvre dont le père, Ahmet, travaille sur les ferries. Le « capitaine », comme il est surnommé, n’apprécie guère que son fils joue au ballon, quand il peut utiliser son temps libre pour vendre du simit, ce pain rond très populaire en Turquie. « J’adorais le foot, c’était une telle passion que j’en rêvais la nuit, mais mon père ne m’autorisait jamais à jouer », raconte Erdoğan. Pour éviter son courroux, il devait donc cacher ses baskets dans la réserve de charbon. Entré au lycée Imam Hatip à 11 ans, une école formant les imams, le jeune homme est particulièrement doué en études religieuses et en sport. Il marque quelques buts chez les amateurs de Camialtıspor puis signe dans l’équipe de l’agence de transport d’Istanbul, IETT, un an après avoir obtenu son diplôme.

Screenshot Google Images

« Nous avons gagné tous nos matchs à domicile », se souvenait Erdoğan en 1994 pour le quotidien Milliyet, alors qu’il allait être élu maire d’Istanbul. « La foi compte pour une moitié du succès. » Surnommé « hoca », autrement dit le professeur de religion, le joueur étalait son tapis de prière dans le vestiaire avant les matchs. Dans le même entretien, les lecteurs turcs ont appris qu’il était sur la liste des joueurs convoités par Fenerbahçe en 1977. Sans le départ de l’entraîneur serbe Tomislav Kaloperović, il y aurait probablement été transféré. Certains pensent que cette histoire est réécrite à son avantage. Toujours est-il que la légende persiste.

À 27 ans, âge auquel Hakan Şükür empilera les buts pour l’équipe nationale, Erdoğan quitte l’IETT. Il continue de jouer à Erokspor mais se concentre désormais sur la politique. Responsable de la branche locale du parti conservateur Millî Selâmet Partisi, il prend la tête de la section stambouliote de son successeur, le Refah Partisi, en 1985. Séduisant les masses croyantes sous sa bannière, il est élu maire d’Istanbul en 1994. Le poste lui échappe quatre ans plus tard, quand la justice l’envoie en prison quelques mois pour avoir récité un poème faisant la promotion de l’islam politique. À sa sortie, il fonde un nouveau mouvement, l’Adalet ve Kalkınma Partisi (AKP). Dans son combat contre les laïcs, héritiers de Mustafa Kemal Atatürk, ce Parti de la justice et du développement s’allie les disciples de Fethullah Gulen. Ensemble, les deux courants placent Erdoğan au poste de Premier ministre en mars 2003. Un schisme se produit une dizaine d’année plus tard, lorsque les gulenistes réclament la tête de plusieurs membres de l’AKP, dont le responsable des services de renseignement Hakan Fidan.

Un espoir

Depuis les États-Unis, l’imam Fethullah Gulen apporte son soutien aux enquêtes lancées par la justice. Erdoğan juge qu’il s’agit là d’une « sale opération ». Parmi les proches d’Erdoğan ciblés se trouve le président de Fenerbahçe, en poste depuis 1998, Aziz Yildirim. Au nom de la loi contre la violence et le désordre dans le sport, adoptée en avril 2011, ce magnat du bâtiment et de la défense est condamné en juillet 2012 à six ans et trois mois de prison pour une affaire de match truqué. L’année suivante, après des manifestations de masses dans et autour du parc Gezi, la police arrête le fils du Premier ministre et trois membres de cabinets ministériels. Menacé, Erdoğan se livre alors à une monumentale purge du système judiciaire qui, dit-il début 2014, « ne devrait pas dépasser sa mission et son mandat. Nous y veillons. Tout le reste est de la désinformation. »

Le président du Besiktas ne tarit pas d’éloge à l’égard d’Erdoğan.

Pour Yildirim, le coupable est le même que pour le chef d’État : Fethullah Gulen. « Comme je le répète depuis le début, ce procès pour match truqué est un procès politique, et le jugement a été rendu en fonction de considérations politique », se récrie le président du club. « Je ne reconnais ni ne respecte ce tribunal. » Après avoir fait voter un projet de loi visant à limiter les peines concernant les matchs arrangés, le Premier ministre obtient que la fédération de football retire sa plainte contre Yildirim. Dans le même temps, il modifie la constitution afin d’octroyer les pleins pouvoirs au président qu’il s’apprête à devenir en 2014. Dans ce régime, plus vertical, un système de tickets électroniques baptisé Passolig est mis en place afin de suivre l’activité des fans de football. Un an plus tard, Yildirim et six autres suspects sont finalement acquittés. Libres, ils voient apparaître un nouveau concurrent pour les places européennes : l’Istanbul Başakşehir.

Alors que les dirigeants de cette équipe au maillot orange recrutent sans compter, le groupe de supporters 1453 Basaksehirliler tente pour sa part de séduire les habitants de la capitale. Avec des affluences culminant à 5 000 personnes, là où Galatasaray peut en rassembler 50 000, le stade qui vient d’être inauguré sonne creux. Pour le remplir, certains font du porte à porte, d’autres donnent des conférences dans les écoles et d’autres offrent des billets à prix réduit. Même si « 1453 » renvoie à l’année de la conquête de Constantinople par les Ottomans, une référence de l’AKP, le porte-parole du groupe, Burak Bilgili, préfère que la politique reste en dehors du stade. « Mais nous n’acceptons par les personnes qui ne respectent pas certaines valeurs comme le patriotisme, le respect et de la nation et du drapeau », précise-t-il.

Erdoğan est quant à lui accepté partout. Le président du Besiktas, Fikret Orman, ne tarit pas d’éloge à son égard lors de l’inauguration de la nouvelle Vodafone Arena le 10 avril 2016. À partir du coup d’État manqué de l’été 2016, le « vénérable » chef d’État, comme il est qualifié obséquieusement, demande aux sportifs de choisir leur camp. Aussi, le président de la fédération de football lui apporte-t-il publiquement son soutien à l’occasion d’un référendum en 2017. Le nouveau joueur vedette de la sélection, Ardan Turan, participe à une campagne publique en son honneur. La même année, Istanbul Başakşehir peine à vendre les 15 000 tickets qui lui sont attribués pour la finale de la coupe de Turquie. Le club est battu aux tirs aux buts.

Ali Koç à la présidence de Fenerbahçe
Crédits : Ahval/Twitter

Pour Erdoğan, le football est un « jeu qui donne de l’espoir », déclare-t-il en 2017. « Des déserts de l’Afrique aux bidonvilles du Brésil, partout dans le monde il donne de l’espoir à des enfants que la vie à laissé sur le bas-côté. » En juin 2018, à l’aube d’un nouveau scrutin présidentiel, c’est Aziz Yildirim qui est lâché en rase campagne : le fils d’une des familles les plus riches du pays – par ailleurs proche des milieux kémalistes –, Ali Koç, est largement élu à la présidence de Fenerbahçe. « Le club a amené le changement, il est maintenant temps que la Turquie suive », déclare à cette occasion l’opposant Muharrem Ince. Quelques jours plus tard, ce kémaliste est battu par l’inoxydable Erdoğan.

Même si Ali Koç est pressenti pour diriger l’opposition, l’ancien joueur de Camialtıspor dirige toujours le pays et son football d’une main de fer. Dans la presse sportive du 6 février 2019, on apprend même qu’un « club du président », le Cumhurbaskanligi Spor, a été créé. Reconnu par la fédération nationale, dont le dirigeant a démissionné fin février pour se consacrer à ses affaires, l’équipe jouera son premier match à la mi-mars.


Couverture :