Le coffre-fort

Sur les bords de la rivière des Perles, les tours clinquantes des casinos qui font la richesse de Hong Kong couvrent de bien troubles jeux. En trois mois, la police a arrêté 4 283 personnes et saisi près de 40 millions de dollars sur l’île chinoise. La somme a été amassée grâce aux paris illégaux, à la vente de drogue et à la prostitution. Conclue mercredi 15 août 2018 par des perquisitions dans le quartier de North Point, cette 18e opération « coup de tonnerre » montre la vitalité des Triades, ces mafias chinoises antédiluviennes. Mais autant faire le ménage dans une machine à laver, Hong Kong tenant aussi lieu de grande blanchisserie à argent sale.

Les nuits de Hong Kong
Crédits : Dan Gold

Si le nombre d’interpellations est en hausse de 18,3 % par rapport à l’année précédente, « cela ne veut pas dire que la criminalité empire », nuance Man Tat-shing, le responsable de la pègre et du crime organisé de la police locale. « Hong Kong a enregistré son plus faible taux de crimes en 2017. Les crimes liés aux Triades représentent toujours 3 % du total chaque année. » Depuis le début des opérations « coup de tonnerre », en 2000, leur emprise sur la société a en apparence décliné. Mais c’est que, comme l’explique Alexandre Cerda, auteur d’une thèse sur le sujet, « les Triades se sont adaptées aux changements économiques et sociaux après 2000 et ont par conséquent modifié la nature de leurs activités. Elles tendent à délaisser la rue pour investir dans des entreprises. »

Un homme symbolise cette transition. Fils du fondateur d’une des triades les plus connues, la Sun Yee On, Charles Heung n’a jamais été inquiété bien que Washington et Ottawa le considèrent, de conserve, comme un membre à part entière de l’organisation. Il ne peut plus mettre un pied en Amérique du Nord depuis qu’un rapport du Sénat américain de 1992 le relie à « une grande variété d’activités criminelles, dont le trafic d’héroïne et le contrôle de l’industrie du divertissement à Hong Kong ». Devenu célèbre en tant que réalisateur de cinéma, le sexagénaire est aujourd’hui propriétaire d’une société financière qui opère dans les casinos, Dore Entertainment Co Ltd.

Charles Heung

Alors qu’il a délaissé la lumière des projecteurs pour se réfugier à l’ombre des salles de jeux, son nom est réapparu dans la presse en décembre 2017. D’après le magazine de l’île Next, Charles Heung n’est pas étranger au scandale qui a secoué son entreprise fin 2015. En septembre de cette année-là, une employée a pioché 76 millions d’euros dans les caisses de Dore, au sein du casino Wynn Macau. Chao Ioc Mei est ainsi partie avec l’argent qu’elle était censée garder pour le compte de joueurs VIP. Il n’est cependant pas rare que ce coffre-fort moins en vue que ceux des banques serve à dissimuler de l’argent sale. L’année suivante, elle a été condamnée à rembourser la somme avec intérêts.

Alors que Charles Heung a annoncé qu’il allait porter plainte contre Next, Dore a été condamné à rembourser 660 000 euros à un client en avril 2018. Trois autres recours ont été écartés faute de preuves. Cela ne risque guère d’entamer la fortune du milliardaire. En 2013, il a acheté le diamant le plus cher du monde à sa femme, Tiffany Chen, une pierre de 75 carats à 8 millions d’euros. Les deux époux étaient alors toujours actifs dans le milieu du cinéma à travers leur société de production China Star Entertainment. Cette année-là, le monde découvrit d’ailleurs que le cinéma hong-kongais était loin d’être débarrassé de l’emprise des triades.

Toile noire

Michael Bay a le droit à un comité d’accueil musclé ce jour d’octobre 2013. Alors qu’il commence à peine à tourner une scène de Transformers 4 à Hong Kong, le réalisateur américain est dérangé par deux commerçants. Ayant dû laisser les lieux aux caméras, les deux frères marchands réclament rien de moins que 8 800 euros en compensation. « Chacun a été payé pour le dérangement, mais il voulait quatre fois le montant donné. Je lui ai personnellement répondu qu’il pouvait oublier et que nous n’allions pas nous laisser extorquer », raconte Bay. Une heure plus tard, le plus âgé revient et blesse le réalisateur au visage en le frappant avec un climatiseur, avant d’être maîtrisé par la sécurité.

Quelques jours plus tard, quatre hommes fondent sur un membre de l’équipe du tournage à To Kwa Wan, dans le centre du territoire, pour exiger de l’argent. L’arrestation de l’un d’eux permet de déterminer qu’ils appartiennent à la triade fondée par le père de Charles Heung, la Sun Yee On. « Ces deux incidents sur le tournage de Transformers représentent des tentatives de faible envergure d’extorquer de l’argent à des membres de grosses sociétés de production de la part de personnes qui pourraient bien faire partie de triades », explique Steve Vickers, ancien responsable des crimes à la Royal Hong Kong Police. « Mais l’autre aspect mis en lumière par cette affaire, plus grave, est le contrôle de l’industrie du cinéma par les triades. Elles pompent l’oxygène de la scène locale, contrôlent les films, les stars et la distribution. »

En d’autres termes, Michael Bay a eu plus de chances que bien des acteurs ou réalisateurs hong-kongais. « Après ça, nous avons passé une bonne journée de tournage », reconnaît-il. « L’endroit était parfait. » Comme il était parfait pour que s’y épanouissent les organisations mafieuses il y a un siècle et demi. À l’époque, ce ne sont pas les Américains mais les Britanniques qui débarquent à Hong Kong. Conquise par Sa Majesté en 1842, l’île représente alors « un foyer de la pensée révolutionnaire chinoise et un havre pour les Triades, pour lesquelles la Chine était devenue trop dangereuse », raconte Martin Booth, auteur de The Dragon Syndicates: The Global Phenomenon of the Triads. D’ailleurs, le terme « Triades » n’est ni cantonais, ni mandarin. Il s’agit d’une expression anglaise employée pour qualifiée les sociétés secrètes, qui désigne par métonymie la mafia chinoise.

La mafia chinoise, quant à elle, n’a évidemment pas d’âge. « Les Triades appartiennent une tradition de groupes et de sociétés secrètes qui assuraient leur pérennité grâce à l’unité et au patriotisme dès la dynastie autoritaire de Zhou (1027-221 avant Jésus-Christ) », retrace Martin Booth. L’Empire du milieu étant pourvu d’un territoire immense, ces groupements pallient aux déficiences du pouvoir central. Ils prirent même une dimension politique au XVIIe siècle, en essayant vainement de renverser la dynastie Qing au profit des Ming, déchus en 1644. C’est précisément cet engagement qui les fit passer dans la clandestinité et migrer à Hong Kong.

« Dans la colonie, elles prospéraient en contrôlant ou ayant des billes dans chaque aspect de la vie chinoise », détaille Martin Booth. « Les dockers, les conducteurs de pousse-pousse, les porteurs, les livreurs, les vendeurs d’opium, les patrons de bordels, les commerçants, les barbiers itinérants et même les amuseurs publics étaient tous membres des triades ou protégés par elles. Les temples étaient gérés par les Triades et elles organisaient des festivals. » La proclamation de la République de Chine en 1911 ne change pas le statut de Hong Kong ni ne dissout les sociétés secrètes. Huit ans plus tard, un homme originaire de la ville chinoise de Chaozhou y fonde la Sun Yee On. Heung Chin aura 13 enfants, dont Charles Heung.

Non-fiction

Si la Royal Hong Kong Police renvoie certains membres de la Sun Yee On vers Chaozhou en 1953, l’organisation parvient à se maintenir sur l’île. Il faut dire que le nouveau pouvoir communiste en place à Pékin supporte aussi mal les dissidents que feu l’empereur. Et puisque les triades investissent à peu près toutes les activités sulfureuses possibles, elles font leur entrée dans le cinéma par le porno après la Seconde Guerre mondiale. « Au départ », indique Martin Booth, « les films mettaient en scène des prostituées des Triades, mais ils se sont aussi mis à employer des voyageurs en manque d’argent ou des étrangers voulant faire carrière dans le domaine. » Elles gagnent aussi de l’argent en assurant la protection de personnes ou en gérant des réseaux de paris.

Les Triades vues par Johnnie To dans Drug War

À la faveur de la corruption des policiers hong-kongais, les triades connaissent un « âge d’or » dans les années 1960 et 1970. La création d’une commission indépendante contre la corruption en 1974 liquide cette période faste et pousse les sociétés criminelles à diversifier leurs activités, au moment même où le cinéma hong-kongais prend son envol, à la manière des colombes dans les films de John Woo. Jackie Chan et ses scènes de kung-fu font le tour du monde. Alors, non contentes de toucher de l’argent pour la protection de célébrités, les triades cherchent à être impliquées dans la production et la distribution.

Aperçu dans quelques films d’arts martiaux, Charles Heung entre pleinement dans le monde du cinéma en 1976 lorsqu’il épouse Betty Ting, une actrice taïwanaise célèbre depuis la mort de Bruce Lee à son domicile trois ans plus tôt. Il s’en sépare en 1978 pour convoler avec Tiffany Chen, une autre Taïwanaise qu’il embarque avec lui dans ses projets de films. Mais c’est avec son frère, Jimmy Heung, qu’il fonde la société de production Win en 1984. Deux de leur frères, Chin-Sing et Wah-Yim, sont arrêtés en 1987 et emprisonnés pour leurs implications dans la Sun Yee On.

Au tournant de la décennie, le cinéma hong-kongais est le troisième plus puissant au monde après ceux d’Hollywood et de Bombay. « C’est à ce moment-là que les Triades ont voulu s’introduire dans le business », remarque Martin Booth, « en s’alliant des stars comme Anita Mui, Jackie Chan, Leslie Cheung et Chow Yun-Fat, ou même Amy Yip. » Refusant de jouer dénudée dans un film, cette dernière doit recourir à une protection policière. Une actrice ayant repoussé les avances d’un mafieux voit sa paie de 150 000 dollars hong-kongais brûler sous ses yeux. Pire, une autre subit un viol collectif, faute d’accepter de signer un contrat.

Crédits : Dan Gold

Les histoires sordides sont légions. Un acteur récalcitrant est emmené dans une maison isolée du nord de la péninsule, et forcé à manger ses défections sous la menace d’un revolver. Revolver aussi pointé sur la tempe du manager de la star Andy Lau, quand son bureau est mis à sac. « Je peux très bien me battre à l’écran mais, en dehors, on peut me tabasser à mort », déclare alors celui-ci. Tous comptes faits, Jackie Chan est la seule célébrité à toujours recaler les triades, non sans désagrément. Le bureau de la Golden Harvest qu’il avait préférée à la société mafieuse Wah Ching ont été criblés de balles…

Souvent, les membres de la pègre qui s’intéressent au cinéma sont heureux d’apporter leur contribution à des films qui les mettent en lumière comme To Be Number One (1991) et The Prince of Temple Street (1992). L’un récolte 38,7 millions de dollars hong-kongais en s’inspirant de la vie du baron de la drogue Ng Sik-ho et l’autre 21,6 grâce à l’histoire du leader du gang de Kowloon. Quant à Charles et Jimmy Heung, ils ouvrent un studio de quelque 18 500 mètres carré à Shenzhen, la zone économique spéciale chinoise collée à Hong Kong, où ils produisent douze films de qualité par an. Peu importe que Charles soit dans le viseur des Américains.

Dans une interview au magazine New Republic publiée en 1997, l’année de la rétrocession de Hong Kong à la Chine, il reconnaît que sa famille a un passé mafieux mais nie perpétuer la tradition. Sceptique, le journaliste venu à sa rencontre en parle à un policier spécialisé dans le crime organisé. L’officier se raidit, a l’air embarrassé, et une fois le carnet du reporter refermé explique que parler des Heung n’est pas sans risque. En le faisant, « je commettrais un suicide », confie-t-il. « Je ne veux pas dire que les Heung me tueraient mais ma carrière serait terminée. »


Couverture : Election, de Johnnie To.