La ville figée

À Wuhan, dans le centre de la Chine, le mot est sur toutes les lèvres. Derrière les masques d’hygiène porté par les 11 millions d’habitants, il tord les bouches, glace le sang et se répand de loin en loin, sans égard pour les barrière levées au milieu des rues. « Coronavirus », souffle-t-on autour du marché de fruits de mer dont les rideaux de fer sont baissés depuis le 1er janvier. « Coronavirus 2019-nCoV », répètent les mieux informés dans les couloirs bondés de l’hôpital, alors que des pelleteuses retournent la terre, en lisière d’une ville figée, pour en faire sortir un autre établissement de santé aussi vite que possible. La situation est « grave », a reconnu le président Xi Jinping samedi 25 janvier.

Depuis la détection du premier cas, le 8 décembre 2019, 2 700 individus ont officiellement été contaminés et 80 ont péri, des chiffres largement sous-estimés. D’après un rapport préliminaire publié par une équipe de chercheurs britanniques et américains le 24 janvier, cela ne représente qu’environ 5 % des infections. Malgré la quarantaine imposée à 40 millions de personnes dans la région, leur étude prévoit une explosion de l’épidémie, qui devrait hisser le nombre de malades au-dessus des 190 000, à la faveur des déplacements engendrés par le Nouvel An lunaire.

Crédits : Sistema 12

Pendant que la France prenait en charge trois patients, les autorités chinoises ont annoncé l’interdiction du commerce d’animaux sauvages dans tout le pays dimanche 26 janvier. Le lendemain, elles constataient que 33 des 585 échantillons prélevés sur le marché de fruits de mer de Huanan contenaient l’acide nucléique du 2019-nCoV. À deux exceptions près, ils proviennent tous de l’ouest du site, où n’étaient pas vendus des animaux marins mais des espèces terrestres sauvages. Jamais un coronavirus n’a été observé en milieu aquatique.

Cette famille de virus, qui doit son nom à sa forme en couronne, regroupe des infections nouvelles, apparues au terme d’une mutation. Elles peut provoquer des rhumes bénins ou, comme dans le cas du 2019-nCoV, des pneumonies assez graves pour entraîner la mort. D’après une étude publiée par des chercheurs de virologie de l’Institut de Wuhan, le 23 janvier 2020, dans la revue BioRxiv, le génome du 2019-nCoV possède 79,5 % de points communs avec le SARS-CoV, une pandémie similaire qui a tué 774 personnes entre novembre 2002 et juillet 2003. Son ADN présente 96 % de traits identiques à un coronavirus de chauve-souris, ce qui n’est pas étonnant puisque c’est l’animal qui aurait porté le SARS-CoV, avant qu’il se transmette à l’être humain par le biais des chameaux et des civettes palmistes à masque.

Cette fois, une autre bête aurait servi de véhicule au virus. Dans un article publié le 22 janvier par le Journal of Medical Virology, cinq chercheurs chinois passent en revue les suspects. Après avoir listé les animaux qu’on trouve sur le marché de Wuhan, ils comparent leur ADN avec les portions du génome choisis par le 2019-nCoV pour s’adapter à son hôte. Résultat, le coronavirus privilégie une séquence utilisée par deux serpents, le bongare rayé (Bungarus multicinctus) et le cobra chinois (Naja atra), des espèces venimeuses vendues sur le fameux marché. « À tout prendre, les serpents pourraient être les animaux sources les plus probables pour le 2019-nCoV », peut-on lire.

Crédits : Thomas Brown

Un jour plus tard, des chercheurs interrogés par la revue Nature réfutent cette hypothèse. D’après le virologue brésilien Paulo Eduardo Brandão, un tel virus peut seulement infecter des oiseaux ou des mammifères. Il n’aurait qui plus est pas eu un temps suffisant pour altérer le génome d’un animal de manière à ce qu’une analyse ADN s’avère concluante. Les cinq chercheurs chinois « n’ont aucune preuve que les serpents peuvent être infectés par ce nouveau coronavirus et en être l’hôte », pointe-t-il. À la différence des chauve-souris, des chameaux et des civettes palmistes à masque, les reptiles ne sont pas des mammifères.

Si le suspect – cet animal par lequel le virus a atteint l’humain – reste inconnu, on connaît désormais l’origine du mal. À en croire le directeur du département de santé globale à l’Institut Pasteur, Arnaud Fontanet, le 2019-nCoV comme le SARS-CoV dérivent du HKU9-1, un coronavirus identifié chez les chauves-souris roussettes. C’est aussi le résultat obtenu par des chercheurs de l’Institut Pasteur de Shanghai, de l’Académie des sciences chinoise et du ministère de l’Éducation. Reste à savoir comment il s’y développe.

La grotte aux virus

Sous l’enseigne bleue du marché de Wuhan, une rangée de policiers en masques monte la garde devant les rideaux de fer baissés et les étalages vides. Il n’y a pas si longtemps, toutes sortes de bêtes étaient conservées là, en cages ou en morceaux. « Pour des raisons culturelles, les habitants de la région veulent voir les animaux qu’ils achètent être abattus devant eux, de manière à savoir qu’ils obtiennent ce pour quoi ils ont payé », rapporte Emily Langdon, spécialiste des maladies infectieuses à l’université médicale de Chicago. « Cela veut dire qu’il y a beaucoup d’animaux morts éviscérés devant les acheteurs et, par conséquent, une dispersion de toutes sortes de choses. »

Le 2019-nCoV peut non seulement être transmis dans l’air, mais aussi passer d’un animal à l’humain, et d’un humain à l’autre. C’est loin d’être le cas de tous les virus. Lorsqu’ils entrent dans un nouvel organisme, les agents infectieux sont bien souvent impuissants face aux différences qu’ils rencontrent. Ils ne peuvent passer cette « barrière des espèces » qu’à condition de muter pour s’adapter aux cellules où ils viennent se loger. Différentes hypothèses tentent sans succès véritable d’expliquer leur apparition sur la surface de la Terre. Ils pourraient provenir de la « soupe primordiale », cette matière première physico-chimique à l’origine de la vie, dériver de morceaux d’acides nucléiques ou résulter de la simplification d’une cellule.

Crédits : Taylor, Stoffberg, Monadjem, Schoeman, Bayliss et Cotterill

Toujours est-il que certains entraînent des pathologies, d’autres non. Or, d’après une étude publiée dans la revue Nature en 2017, les chauves-souris sont les mammifères à receler le plus de virus transmissibles à l’être humain. Elles ont non seulement tendance à se regrouper pour dormir, facilitant ainsi la propagation d’agents infectieux, mais se déplacent aussi sur de longues distances. Surtout, leurs virus « n’ont pas circulé chez les humains avant, qui sont donc dépourvus de défenses immunitaires contre eux », indique Bart Haagmans, virologue au Centre médical Erasmus de Rotterdam, aux Pays-Bas.

À l’inverse, les chauves-souris ont développé un dispositif de défense immunitaire puissant qui les empêche de succomber aux virus. Pour battre leurs ailes, elles utilisent une énergie folle, propre à endommager leur ADN ; mais ces dégradations seraient évitées grâce à un mécanisme qui les protège aussi contre les maladies. Les chercheurs chinois qui l’ont mis en évidence en février 2018 lui ont donné le nom de « STING-interferon pathway ». Grâce à lui, elles résistent à des virus qui affectent les espèces voisines. Ces 45 dernières années, les chiroptères (le nom scientifique de la chauve-souris) ont été tenus responsables d’au moins quatre pandémies : Ebola (13 500 victimes), le virus Nipah (dont le taux de létalité est de 78 %) ainsi que le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS-Cov) et le syndrome respiratoire aigu sévère (SARS-CoV).

Ce dernier s’est déclaré dans la province du Guangdong en 2002. Après avoir identifié sa souche chez des civettes palmistes à masque vendues au marché, des chercheurs de l’Institut de virologie de Wuhan en ont repéré des versions similaires chez des chauves-souris. Ils ont ensuite passé cinq ans à étudier une grotte du Yunnan où les volatils portaient un coronavirus très proche de celui développé par les êtres humains. Cela leur a permis de séquencer les génomes de 15 traits génétiques qui, mis bout à bout, pouvaient former le virus tel qu’il existait dans le corps humain. Ce résultat n’expliquait toutefois pas comment il aurait pu parcourir les 1 000 km séparant la grotte du Yunnan du Guangdong.

À la fin de leur étude, parue en 2017, les scientifiques avertissent contre le risque d’une autre pandémie, notant qu’ « une nouvelle émergence similaire au SARS est possible ». Ils estiment même que « nous ne devrions pas perturber les habitats des animaux sauvages et ne jamais les mettre sur les marchés ». Le conseil n’a malheureusement pas été écouté à Wuhan, où le SARS-CoV est probablement devenu 2019-nCoV. Apparemment moins létal, ce nouveau coronavirus serait en revanche plus contagieux, ce qui pourrait en faire un adversaire plus difficile à combattre globalement. En dehors de l’Asie, il a déjà été détecté sur tous les autres continents.


Couverture : CDC