Dans un halo de lumière éblouissant, deux pupilles noires brillent derrière une paire de lunettes rectangulaires. Juchées sur une estrade marron, au fond de la grande salle d’un espace de coworking situé dans le IIe arrondissement de Paris, elles font face à une forêt de journalistes. Ce jeudi 20 février 2020, à quatre jour du procès en extradition de Julian Assange, les caméras et les micros sont braqués vers le juge espagnol Baltasar Garzón, qui coordonne sa défense depuis juillet 2012. Sur des chaises disposées à ses côtés, on trouve les avocats Eric Dupond-Moretti, Antoine Vey, Jen Robinson, Christophe Marchand et Annemie Schaus.

Pour cette conférence de presse, le secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF) Christophe Deloire a aussi invité le père du fondateur de Wikileaks. Ce dernier a permis des « révélations absolument majeures, donc à ce titre il doit être défendu », indique le maître de cérémonie. Tous veulent donc éviter son extradition. Enfermé à la prison Belmarsh de Londres, l’Australien est réclamé par les États-Unis, où une enquête est ouverte contre lui pour « conspiration en vue d’une intrusion informatique » et violation de la loi sur l’espionnage. Il risque jusqu’à 175 ans de prison.

Mais pour Baltasar Garzón, la violation est dans l’autre camp. « Julian Assange a fait l’objet d’espionnage à l’intérieur de l’ambassade qui devait soit disant le protéger car il avait reçu l’asile de ce pays », affirme le juge espagnol en référence à l’ambassade d’Équateur à Londres, où le quadragénaire a reçu l’asile jusqu’en avril 2019. « La société de protection ne l’a pas protégé mais tout au contraire, a collaboré avec les États-Unis pour leur donner des informations sensibles sur Julian Assange et les personnes qui lui rendaient visite. Ses droits n’ont pas été respectés et ça a rendu impossible sa défense. » À Madrid, un tribunal devra déterminer si l’entreprise Undercover Global Ltd a renseigné Washington sur l’homme qu’elle devait protéger.

Aux États-Unis, ajoute Garzon, « Chelsea Manning fait toujours l’objet de poursuites afin qu’il révèle celui ou ceux qui ont fourni des informations qui se sont retrouvées sur Wikileaks. » Un chantage est donc exercé contre les deux hommes. « Je n’ai jamais vu de toute ma vie une telle violation des droits de la défense », ajoute le juge espagnol, alors que tout le monde s’accorde à dire, en principe, que les lanceurs d’alerte méritent une protection spécifique. Il y a donc beaucoup à faire en la matière.

Virage à droite

Un homme aux cheveux blancs pénètre dans la cellule 36 de la prison de haute sécurité de Belmarsh, à l’est de Londres. Il s’empare de deux tasses posées sur une table minuscule puis tourne les talons. La pièce fait 5 mètres carrés. Entre le lit et le lavabo, Julian Assange glisse sans mal son corps frêle, où un pull bleu pend comme étendu sur un cintre. Le maigre Australien fait la vaisselle. Ces images tournées par un codétenu sont les dernières du fondateur de Wikileaks. Elles ont été rendues publiques par Ruptly en juin 2019, soit deux mois après son arrestation.

Quelques jours plus tôt, le 31 mai 2019, le Rapporteur spécial sur la torture des Nations unies appelait à mettre fin à la « persécution collective » dont le détenu fait l’objet. « Depuis que Wikileaks a commencé à publier des preuves de crimes de guerre et de torture commis par les forces américaines, en 2010, nous avons observé un effort concerté et soutenu de plusieurs États pour extrader M. Assange vers les États-Unis afin d’engager des poursuites », note Nils Melzer, avertissant contre un risque de « criminalisation du journalisme d’enquête, en violation de la constitution américaine et du droit humanitaire international. »

Dès 2012, l’informaticien s’est réfugié dans l’ambassade d’Équateur à Londres alors que la justice suédoise avait lancé un mandat d’arrêt contre lui pour agressions sexuelles. Le pays d’Amérique latine était alors présidé par un économiste de gauche, Rafael Correa. C’était aussi le cas du Brésil, de l’Argentine, du Chili, de la Bolivie et du Venezuela, sans compter Cuba. « Un bloc s’était construit qui permettait d’avoir du courage contre la pression américaine », résume Juan Branco, conseiller juridique de Wikileaks et d’Assange en France. Mais le continent a pris un brusque virage à droite, et Correa a été remplacé. Après avoir quitté l’Alliance bolivarienne en août 2018, son successeur, Lenín Moreno, a lâché le fondateur de Wikileaks.

En avril 2019, ce dernier a donc été arrêté pour violation de sa libération conditionnelle. Aussitôt, la justice américaine a ouvert des poursuites pour « conspiration en vue d’une intrusion informatique », puis violation de la loi sur l’espionnage. Dans son texte du 31 mai 2019, le Rapporteur spécial sur la torture des Nations unies indique que « la santé de M. Assange a été sérieusement affectée par l’environnement hostile et arbitraire auquel il a été exposé pendant de nombreuses années. Surtout, en plus de maux physiques, M. Assange a montré tous les symptômes typiques d’une exposition prolongée à la torture psychologique, notamment un stress extrême, de l’anxiété chronique et un traumatisme psychologique intense. »

Julian Assange dans la prison de Belmarsh
Crédits : Ruptly

Cette dégradation est apparue lors de l’audience qui s’est tenue le 21 octobre à l’abri des caméras. « J’ai été choqué par le poids qu’il a perdu, la rapidité de la chute de ses cheveux et l’apparition d’un vieillissement prématuré et accéléré », a indiqué l’ex-diplomate britannique Craig Murray, présent au tribunal de Westminster. « Il a un boitement prononcé que je n’avais jamais vu. Depuis son arrestation, il a perdu plus de 15 kg. » Quand on lui a demandé de décliner son nom et sa date de naissance, « il a mis plusieurs secondes à s’en souvenir ». Dans un communiqué paru le vendredi 1er novembre, le Rapporteur spécial sur la torture des Nations unies estime même que « sa vie est en jeu ».

Depuis 2010, « Wikileaks a publié des millions de documents, pas un seul n’est faux », souligne Juan Branco. Son fondateur n’a obtenu aucun délai avant son procès pour extradition prévu le 25 février 2020. Pour lui, cette procédure « politique » est le fruit d’une « guerre aux lanceurs d’alerte ». Aux États-Unis, la lanceuse d’alerte Chelsea Manning a d’ailleurs été condamnée à 18 mois de prison en mai 2019 pour avoir refusé de témoigner contre lui. Auteur des Football Leaks, le Portugais Rui Pinto est lui aussi en prison. Alors que ses révélations ont déclenché des enquêtes, et ont permis au fisc espagnol de récupérer des millions d’euros, il est aujourd’hui accusé de 147 délits.

Nous avons beau « vivre dans un monde meilleur, plus libre et plus sûr grâce aux révélations sur la surveillance de masse », d’après Edward Snowden, ceux qui en sont à l’origine ont trop souvent affaire à la justice, quand ils ne sont pas en danger de mort. À peine l’ancien employé de la CIA avait-il publié ses mémoires, en septembre 2019, pour raconter comment il avait décidé de rendre publics les programmes liberticides de la NSA, qu’elles étaient attaquées en justice par les deux agences.

Secret d’État

Devant une salle noire de monde, toutes lumières éteintes, James Ball entre sur la scène de l’Altice Arena. « Edward Snowden, m’entendez-vous ? » demande le journaliste britannique en Converse et t-shirt rouge. Sur l’écran géant situé derrière lui, le visage du lanceur d’alerte le plus connu au monde apparaît alors que les projecteurs rayonnent à nouveau. Ce 4 novembre 2019, depuis son refuge russe, Edward Snowden donne une visioconférence à l’occasion du Web Summit de Lisbonne. Invité à expliquer ce qui l’a motivé à faire la lumière sur les pratiques des agences de renseignement américaine, l’homme d’aujourd’hui 36 ans explique qu’il était « quelqu’un de droit » à son entrée à la CIA.

Petit fils d’un agent du FBI et fils d’officier, il se souvient avoir juré de respecter la constitution lors de son intronisation, un engagement auquel s’est ajoutée la promesse de ne rien dévoiler au public. Mais lorsqu’il s’aperçoit que son travail viole la loi fondamentale, ces deux obligations deviennent contradictoires. Pour les dénouer, Snowden choisit donc de parler. Après avoir démissionné, il s’envole pour Hong Kong le 20 mai 2013. Les documents classifiés qu’il transmet aux journalistes Glenn Greenwald, Laura Poitras et Ewen MacAskill ont tôt fait de se retrouver partout dans la presse. Un mois plus tard, la justice américaine le poursuit pour espionnage et vol au gouvernement.

Aux États-Unis, les lanceurs d’alerte sont censés être protégés par le Whistleblower Protection Act, une loi fédérale de 1989 amendée en 2007 puis en 2012. Ils ne peuvent prétendre à cette dénomination en cas de vols de documents classifiés. À en croire une décision de la justice américaine rendue en mai 2015, la démarche de Snowden est néanmoins légitime puisque la NSA a violé les termes du Patriot Act en collectant des métadonnées sur les téléphones des citoyens américains. Elle a désormais expressément interdiction de le faire.

Crédits : Web Summit

En Europe, le sujet est mis sur la table par deux plateformes exploitant des fuites : tandis que Rui Pinto lance les Football Leaks en septembre 2015, la Commission européenne s’empare des informations partagées par la plateforme LuxLeaks pour épingler l’évasion fiscale de Fiat Finance and Trade et de Starbucks. « Le lanceur d’alerte a joué un rôle important ici », admet la commissaire à la concurrence Margrethe Vestager en octobre 2015. Dans la foulée des Swiss Leaks et des Panama Papers, la France crée un régime pour les lanceurs d’alerte dans la loi Sapin 2 du 9 décembre 2016.

« Un lanceur d’alerte », énonce le texte, « est une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit, une violation grave et manifeste d’un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, de la loi ou du règlement, ou une menace ou un préjudice graves pour l’intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance. » Là encore, les informations couvertes par le secret de la défense nationale sont exclues – de même que celles protégées par le secret médical et de l’avocat.

Hackers vertueux

En vertu de cette protection des informations classifiées, Bradley Manning (qui deviendrait Chelsea) a été condamné à 35 ans de prison en 2013 pour avoir partagé 750 000 documents militaires et diplomatiques qui pointent notamment des bavures de l’armée américaine en Irak. Selon le colonel Daniel Choike, il a le droit à « une heure de soleil par jour », une durée réduite à 20 minutes pendant cinq mois. En plein changement de sexe, Manning se plaint de devoir se dénuder le soir et de ne pouvoir faire de l’exercice. Lors de son isolement au Koweït, il n’avait ni le droit de s’allonger ni de dormir. « J’étais comme morte », dit-elle dans le documentaire XY Chelsea, sorti en mai 2019.

« Chelsea Manning a déjà eu une peine de prison difficile », déclare Obama en janvier 2017. Lors de sa dernière conférence de presse à la Maison-Blanche, le Président réduit sa peine à sept ans. L’année suivante, la source des LuxLeaks, Antoine Deltour est acquitté. Même si la justice luxembourgeoise l’estime coupable d’avoir illégalement accédé à un système informatique, elle reconnaît qu’il peut être considéré comme un lanceur d’alerte au sens de la Cour européenne des droits de l’homme. Issu de la jurisprudence, ce statut est clarifié par une directive adoptée par les ministres de l’Union européenne lundi 7 octobre 2019.

Chelsea Manning (à gauche) Crédits : Fredrik Lundhag

« Les lanceurs d’alerte », peut-on y lire, « sont des personnes qui dénoncent des actes répréhensibles qu’elles ont constatés dans le cadre de leur travail et qui sont susceptibles de porter atteinte à l’intérêt public, par exemple en causant des dommages à l’environnement, à la santé publique et à la sécurité des consommateurs ainsi qu’aux finances publiques. » Le texte, qui doit être transposé dans le droit des pays membres au cours des deux prochaines années, vise aussi à leur garantir « un niveau élevé de protection », sachant que « seuls 10 pays de l’UE disposent d’une législation complète » en la matière.

Dans une tribune publiée par Mediapart en mai, un collectif de responsables politiques et de journalistes européens salue « un pas dans la bonne direction pour protéger toutes les personnes qui fournissent des renseignements clés d’intérêt public – les lanceurs d’alerte. Le jeune Portugais Rui Pinto en fait partie. » Le Portugais est suspecté d’avoir hacké pour récupérer des données et d’avoir tenté de soudoyer entre 500 000 et un million d’euros à la société Doyen Sports contre leur destruction. « Être poursuivi pour hacking peut être un obstacle au fait d’être considéré comme un lanceur d’alerte », observe son avocat, William Bourdon.

Ce n’est pas le seul. Le cas de Julian Assange montre qu’il suffit de dévoiler des informations relevant du secret d’État, fussent-elles d’intérêt public, pour être exclu du statut de lanceur d’alerte. « Cette procédure ne devrait même pas exister », défend Juan Branco. « Ses raisons sont politiques. Or le traité d’extradition signé entre les États-Unis et le Royaume Uni interdit l’extradition pour des raisons politiques. » Une chape de plomb est ainsi imposée sur les documents les plus décisifs, comme ceux qui démontrent la surveillance de masse de la NSA.


Couverture : Victoria Jones