Le lapsus

Dans l’espace qui sépare Muriel Pénicaud et Edouard Philippe, par la fenêtre de l’hôtel de Matignon, les jardins révèlent leur vert le plus intense sous le soleil de juin. L’été 2019 approche. Derrière deux pupitres, la ministre du Travail et le Premier ministre sont venus ouvrir le « troisième volet de transformation du marché du travail », indique la première, dans un tailleur beige assorti aux murs. Après avoir retouché le droit du travail par ordonnances il y a deux ans, et réformé l’apprentissage et la formation l’année dernière, le gouvernement engage une modification des règles de l’assurance-chômage.

Il entend économiser 3,4 milliards d’euros d’ici 2021 et, en même temps, réduire le nombre de demandeurs d’emplois. « Notre objectif c’est de mettre fin à une sécurité illusoire qui prend au piège d’une vraie précarité », résume Edouard Philippe. Après 40 minutes de conférence, Muriel Pénicaud fait aussi œuvre de synthèse : « C’est une réforme résolument tournée vers le travail, vers l’emploi, contre le chômage et pour la précarité », lâche-t-elle. « Et contre la précarité pardon », corrige-t-elle en roulant des yeux.

La ministre du Travail Muriel Pénicaud Crédits : Jacques Paquier

Pour Laurent Berger, ce lapsus est révélateur. Passé l’été, le secrétaire général de la CFDT parle du projet comme d’ « une tuerie, tout simplement parce que la seule logique est une logique budgétaire sur le dos des chômeurs ». Sur les 2,6 millions d’allocataires qui auraient dû être indemnisés si rien n’avait changé d’avril 2020 à mars 2021, « 9 % n’ouvriront pas de droit », selon l’Unédic, et 41 % toucheront une somme réduite. « On va passer d’un système d’indemnisation chômage à un système d’accroissement de la pauvreté », déplore Berger.

« Oui, c’est un peu plus dur, mais je trouve aussi logique que quand il y a de l’emploi, il soit pris, et que l’assurance-chômage serve de filet de sécurité entre deux emplois », reconnaît Muriel Penicaud sur France Inter le 22 octobre. Une partie de la mécanique est enclenchée le 1er novembre 2019, en attendant l’entrée en vigueur complète de la réforme au 1er avril 2020. À moins de 53 ans, il faut ainsi avoir travaillé six mois les deux dernières années au lieu de quatre sur les 28 mois précédents pour recevoir des virements de Pôle emploi. Quant à ceux qui sont déjà inscrits, ils doivent désormais avoir œuvré six mois pour allonger d’autant leur période d’indemnisation, contre un mois auparavant.

Au lendemain du 1er novembre, Muriel Pénicaud se félicitait sur Twitter que « le chômage baisse. Après trente ans de chômage de masse, nos réformes montrent qu’il n’y a pas de fatalité : loi travail, apprentissage, formation, assurance chômage, soutien aux plus fragiles, un seul but : que chacun puisse vivre de son travail. » Les chiffres présentés par Pôle emploi le 25 octobre montrent en effet une chute de 0,4 % du nombre d’inscrits sur un trimestre et de 1,9 % sur un an. Malgré un contexte international dégradé par la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis, le taux de chômage est passé de 8,5 % au printemps à 8,3 %.

Au cours de sa campagne, Emmanuel Macron se targuait de pouvoir faire passer le chômage sous la barre des 7 % d’ici 2022. Jeudi 25 avril 2019, il a promis « le plein-emploi en 2025 ». Il y aurait alors, à en croire la définition de l’Organisation internationale du travail, « du travail pour toutes les personnes disponibles et en quête de travail. » Ce scénario n’exclut par l’existence d’un chômage résiduel, dû aux ajustement entre l’offre et la demande, autrement dit entre employeurs et employés. En France, un chômage de 7 % suffirait à parler de plein emploi selon l’OCDE. « Quand il s’agit de rebâtir une cathédrale, on sait se fixe un objectif », compare Macron. « Je pense qu’il faut le faire pour tout. »

Ce chantier comporte toutefois un écueil : « 87 % des embauches se font sur des contrats très courts », observe Muriel Pénicaud le 2 novembre sur Twitter. « 70 % des CDD durent un mois ou moins, 30 % un jour ou moins. Ce n’est pas acceptable. La précarité des travailleurs les empêche de se loger, de faire des projets de vie. La réforme #AssuranceChomage responsabilise les employeurs. » La ministre du Travail fait référence à un système de bonus-malus mis en place dans le cadre de la réforme pour les employeurs de plus de 11 salariés dans certains secteurs : ils devront s’acquitter de cotisations patronales plus élevées si ceux qui les quittent viennent garnir les rangs des demandeurs d’emploi en nombre.

Sauf que ce dispositif voué à lutter contre les contrats courts s’accompagne d’une baisse d’indemnités pour 1,3 millions de personnes. Autant dire que le gouvernement a une chance d’agir plus « pour la précarité » qu’à son encontre, comme le dit Muriel Penicaud elle-même avant de se reprendre. « On a fait le choix de taper sur les demandeurs d’emploi avant de regarder ce qui structurellement est empêchant pour la reprise d’emploi », critique Laurent Berger. « Malheureusement, on va avoir des gens qui vont sombrer dans la pauvreté parce qu’on aura baissé leur indemnisation. » Mais pour le Président, Emmanuel Macron, les économies à faire sont à ce prix.

La fin d’un modèle

À deux jours du second tour de l’élection présidentielle, la cause est entendue. Emmanuel Macron va « battre Le Pen et ensuite ? » demande l’émission de Mediapart qui l’invite ce 5 mai 2017. Alors que la nuit enveloppe la rédaction du 8 passage Brulon, dans le XIXe arrondissement de Paris, un thème grave est mis sur la table. Que va devenir l’assurance chômage ? Avec force mouvements de bras, le candidat explique vouloir « sortir d’un modèle assurantiel ». Fondé en 1958, ce système prélève des cotisations aux employés pour financer leurs indemnités en cas de perte d’emploi. Leur niveau et les règles d’indemnisation sont fixés par les représentants des salariés et des employeurs.

À la faveur de l’essor économique des Trente glorieuses, le taux de chômage reste à des niveaux très faibles jusqu’au début des années 1970, d’autant que « les chômeurs négligent de s’inscrire dans une période où il est facile de trouver un emploi », constatait l’économiste Pierre Villa. L’Hexagone est en situation de plein emploi. Dans la foulée du premier choc pétrolier, en 1973, son taux de chômage passe de 2 à 5 % en moins de deux ans. Il enfle encore après le deuxième, en 1979, pour dépasser 7 % en 1973. Jamais il n’est repassé sous cette limite depuis.

En revanche, l’assurance chômage a « accumulé plus de 30 milliards de déficit courant, donc la réalité n’est plus assurantielle, c’est le contribuable qui paye », avance Macron. La dette est estimée à 35 milliards d’euros. Aussi, compte-t-il déposséder les syndicats de leur rôle décisionnaire en la matière. Une fois élu, l’ancien ministre de l’Économie charge Muriel Pénicaud de superviser leurs pourparlers.

Le 22 février 2018, ils trouvent un accord prévoyant une « allocation d’aide au retour à l’emploi projet », c’est-à-dire une indemnisation pour les employés qui mettent en route un projet professionnel après avoir démissionné. Les employeurs sont aussi invités à limiter le recours aux contrats courts, faute de quoi un « bonus-malus » sera imposé par le gouvernement. Lequel gouvernement souhaite aussi instituer un « droit de 800 euros par mois pendant six mois » pour « les indépendants qui sont en liquidation judiciaire et qui avaient un bénéfice annuel autour de 10 000 euros ». À quoi il faut encore ajouter un triplement des effectifs de contrôle de Pôle emploi en 2018.

Mais cela ne suffit pas. En septembre 2018, Edouard Philippe rassemble de nouveau les partenaires sociaux afin de leur suggérer des pistes pour lutter contre le chômage et la précarité, avec pour objectif, aussi et surtout, de réaliser 3,4 milliards d’euros d’économie à l’horizon 2021. Quatre mois de débats plus tard, ces négociations achoppent et le gouvernement reprend la main.

Par un décret publié le 30 décembre 2018, l’exécutif a commencé par durcir le contrôle des chômeurs. En cas d’absence à un rendez-vous avec un conseiller, ils sont désormais sanctionné d’un mois de radiation dans l’absence d’un motif légitime. Et leur allocation est carrément supprimée après deux refus « d’offres raisonnables d’emploi ». Jusqu’ici, les bénéficiaires de Pôle emploi pouvaient écarter un salaire trop inférieur à celui qu’ils touchaient pendant un an. Ce n’est plus le cas. Ainsi, le taux de chômage est-il réduit non par des retours à l’emploi mais par des radiations.

Reprenant des éléments de l’accord de février 2018, Muriel Pénicaud présente finalement la réforme le 18 juin 2019. Avant de commettre son lapsus à Matignon, elle annonce que « tous les salariés ayant au moins 5 ans d’ancienneté dans leur entreprise auront droit à l’assurance chômage quand ils démissionnent pour réaliser un projet professionnel. » Une indemnisation forfaitaire de 800 euros par mois pendant six mois sera aussi accordée aux travailleurs indépendants, dont l’entreprise est en liquidation judiciaire, quel qu’ait été son chiffre d’affaire. Ces mesures s’appliquent à compter du 1er novembre, tout comme la réduction progressive des indemnités accordées aux salariés dont les revenus excédaient 4 500 euros bruts par mois.

Une telle progressivité est-elle à craindre, à terme, pour les moins bien lotis ? La réforme actuelle a déjà de quoi les inquiéter : en réclamant six mois de travail sur les deux dernières années à ceux qui voudraient s’inscrire à Pôle emploi, et en leur demandant d’avoir œuvré six mois pour allonger d’autant leur période d’indemnisation, elle risque de dégrader la situation d’1,3 million de personnes.

Dans les bureaux de Mediapart qui accueillaient Emmanuel Macron en mai 2017, on a ainsi calculé qu’ « une salariée ayant travaillé un mois sur deux pendant deux ans, pour 1 425 euros net par mois » va percevoir 705 euros sur 12 mois au lieu de 1 425 pendant 24 mois. Pire, une personne qui a enchaîné 2 mois de labeur, 18 mois de chômage et 4 mois d’emploi aura droit à 282 euros deux ans durant plutôt que 636 euros sur six mois.

Sans compter qu’à partir du 1er avril 2020, date d’entrée en vigueur de la deuxième phase de la réforme, les indemnités chômage seront calculées non plus sur les seuls jours travaillés, mais sur le revenu mensuel du travail. Résultat, le cumul de missions temporaires et d’allocations sera plus complexe. Un bénéficiaire touchant 500 euros par mois de Pôle emploi qui signerait un contrat à temps partiel payé 400 euros n’aura par exemple le droit à aucun complément de revenu. Pour éviter cette « catastrophe sociale », dixit Laurent Berger, la CGT, FO, la CFE-CGC et Solidaires ont déposé un recours devant le Conseil d’État le 1er octobre dernier.

De son côté, le gouvernement fait valoir que les personnes alternant emploi et chômage peuvent désormais bénéficier d’un accompagnement dédié. Cela pourrait leur permettre de trouver un emploi plus stable, si les employeurs sont effectivement incités à éviter les contrats courts par le système de bonus-malus ; et si la conjoncture économique est favorable. Selon les prévisions de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), dévoilées le 16 octobre 2019, il y a néanmoins de nombreuses incertitudes,« que ce soit la croissance et son contenu en emplois, l’effet des politiques de l’emploi (formations, garantie jeunes, contrats aidés du secteur non marchand) ou l’évolution de la population active»

Le pari est donc « atteignable » mais n’a guère de chance d’être gagné selon l’OFCE : « Les perspectives de croissance pour les années à venir étant moins favorables, et les effets sur l’emploi attendus des politiques d’enrichissement de la croissance moindres, il nous semble peu probable que ce rythme soit maintenu et donc que l’objectif soit atteint. »

Le nombre de demandeurs d’emploi a certes une chance de baisser mécaniquement à mesure que les conditions pour prétendre au chômage se durcisseront. Mais dans ce cas, un taux de 7 % serait loin de signifier qu’il existe « du travail pour toutes les personnes disponibles et en quête de travail. »


Couverture : Alain Alele