La rentrée sous les bombes

À la lisière du désert syrien, dans la région d’Idlib, une grande route sans marquage serpente entre les poteaux électriques tordus et quelques restes d’immeubles. De part et d’autre du terre-plein, des pyramides de sacs se croisent lentement sur le toit des camions, comme les cartables surchargés d’écoliers. Les essieux travaillent. Parfois, deux ou trois petites têtes dépassent de la remorque. En ce mois de septembre 2019, elles ne prennent pas le chemin de l’école. Dans une région qui compte près de 3 millions de personnes, la moitié des enfants va rater la rentrée selon l’association Save the Children.

Depuis fin avril, cet ultime fief rebelle subit les bombardements de l’armée. Après avoir repris Homs, Alep et Deraa, le régime veut capturer la dernière grande ville qui lui échappe, pour ensuite fondre sur les régions contrôlées par les Kurdes. Il espère ainsi remporter une guerre que sa répression des manifestations de 2011 avait enclenchée.

Jusqu’au mois d’août, les positions n’ont guère bougé. Puis l’aviation russe s’est massivement engagée auprès du régime de Bachar el-Assad, lui permettant de réoccuper près de 15 % de la région d’Idlib. Ses obus tombent sur les hôpitaux, les champs et les écoles. « L’objectif est de démobiliser la population », observe Arthur Quesnay, doctorant en sciences politiques et auteur du livre Syrie, anatomie d’une guerre civile. Résultat, 140 enfants ont été tués, 87 écoles détruites et 353 abandonnées.

En quatre mois, 1 031 victimes civiles ont été documentées dans les provinces d’Idlib et de Hama par les Nations unies, a annoncé mercredi 4 septembre sa commissaire aux droits de l’Homme, Michelle Bachelet. « Idlib est en train d’être lentement annihilée », s’inquiétait le lendemain Recep Tayyip Erdoğan. En septembre 2018, à Sotchi, le président turc s’était entendu avec son homologue russe, Vladimir Poutine, pour créer une zone démilitarisée de 15 à 20 kilomètres de large entre les forces loyalistes et les rebelles. Pour Ankara, l’objectif était avant tout d’éviter un afflux massif de réfugiés sur son territoire, qui en accueille déjà plus de 3,5 millions.

Un militaire russe en Syrie
Crédits : armée russe

Mais comme beaucoup d’accords en Syrie, celui-ci a fait long feu. « Voyant que la Turquie n’a pas réussi à déconflictualiser la zone, les Russes mettent le paquet », résume Arthur Quesnay. Qui les arrêtera ? Fin août, les États-Unis se sont joints au pilonnage en frappant un responsable d’Al-Qaïda à Idlib, coupable d’avoir « conduit des attaques menaçant des citoyens américains et des civils innocents ». D’après la BBC, 40 membres d’un camp d’entraînement djihadiste ont été tués par un missile. Ce ne sont pas les derniers : en 2018, le mouvement Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), classé organisation terroriste, a écrasé les groupes modérés pour prendre le contrôle de la ville.

« Les Américains sont assez absents du dossier à Idlib », indique Arthur Quesnay. « Et cela a poussé les Russes à s’engager massivement en faveur du régime. » Après avoir annoncé son retrait de Syrie en décembre 2018, Washington a finalement décidé d’y maintenir « un petit groupe de maintien de la paix d’environ 200 soldats pour un certain temps », dixit Sarah Sanders, porte-parole de l’exécutif américain. Pour Donald Trump, c’est un pis-aller. Jugeant que l’État islamique a été vaincu, le président pense que son pays n’a plus rien à faire en Syrie.

Dans l’optique de neutraliser l’hydre islamiste, il avait choisi d’armer les Kurdes. Cela leur a permis de prendre le contrôle de vastes pans du nord et du nord-est du territoire. Mais sans les Américains, ils se retrouveraient isolés face au régime, aux Russes et à la Turquie. Autant dire que Damas serait en bonne position pour remettre la main sur les 40 % de son territoire qui lui échappent. Mais cela passe d’abord par la reconquête du dernier fief rebelle, Idlib.

À contre-courant

Derrière les massifs calcaires des alentours d’Idlib, des champs de blé, de coton et de pommes de terre s’alignent dans une des vallées les plus fertiles du pays. Certains ont été brûlés par les bombes russes. D’autres sont encore arrosés grâce aux eaux de l’Oronte, un fleuve dont le nom arabe, Al-Aasi, signifie « le rebelle ». Car en Syrie, c’est le seul à s’écouler vers le nord pour se jeter dans la Méditerranée près d’Antakya, en Turquie.

La société d’Idlib a toujours navigué un peu à contre-courant. L’islam sunnite conservateur de cette zone rurale s’accommode mal de la doctrine laïcisante du parti Baas, arrivé au pouvoir dans les années 1960. Ses habitants se sentent à l’écart. Quand Damas se penche sur eux, c’est pour envoyer l’armée et mater les rebellions islamistes, comme Hafez el-Assad le fait au début des années 1980. Après l’arrivée au pouvoir de son fils, Bachar, en 2000, la libéralisation de l’économie profite à quelques habitants d’Idlib. Mais ils pâtissent souvent de leur manque de réseaux et de contacts dans les grandes familles alaouites.

Une manifestation contre le régime à Idlib
Crédits : Freedom House

Au début de la révolution, en 2011, le régime forme des « comités populaires », avec des soutiens locaux d’El-Assad, pour éviter d’avoir à envoyer la troupe. Il doit s’y résoudre un an plus tard, ne trouvant pas d’autre moyen d’enrayer l’insurrection. Pendant un temps, le calme règne dans les environs. Mais à mesure que les foyers de révolte se multiplient, les militaires qui ne font pas défection sont envoyés ailleurs. Alors, de nouveau mise de côté, Idlib s’organise. Avec une aide étrangère venant de la frontière turque, l’alliance Jaish al-Fatah donne l’assaut en mars 2015.

Sitôt au pouvoir, ce groupe met en place des tribunaux islamiques qui jugent les affidés de Bachar et les condamnent souvent à la peine capitale. Certains tentent de s’enfuir en portant le niqab. D’autres sont exécutés par des membres de leur propre famille, pressés de laver leur honneur. Au gré des luttes entre factions, le Jaish al-Fatah est remplacé par Ahrar al-Sham, dont les principaux leaders sont finalement intégrés à Hayat Tahrir al-Cham.

Naguère baptisé Front Al-Nosra, cette branche d’Al-Qaïda en Syrie est parvenue à s’imposer à Idbil en janvier 2019, alors que les Turcs avaient assurés aux Russes, lors des accords de Sotchi, qu’ils marginaliseraient les groupes extrémistes. Il faut dire qu’Ankara était plus occupé à combattre les Kurdes. Lors d’une conférence de presse organisée le 14 janvier, le ministre des Affaires étrangères turc a rétorqué que « si Idlib est un nid de terroristes, ce n’est pas la faute de la Turquie mais celle du régime syrien ». Mevlut Cavusoglu est de toute façon persuadé que « le but du régime et des pays qui le soutiennent est d’attaquer Idlib ».

Un tapis de bombes

L’armée est revenue. Ce mardi 30 avril, les forces du régime se déploient dans les provinces de Hama et d’Idlib, tapissées de bombes les semaines précédentes. En mars, « un hôpital, une banque de sang et des installations médicales, ainsi qu’une boulangerie et une école » ont été frappés à Saraqeb, Cheikh Idriss, Talmans et Khan Cheikhoun d’après Amnesty International. Début mai, 12 hôpitaux et neuf écoles sont touchés par des tirs en l’espace de dix jours, selon des chiffres des Nations unies. Mais au sol, la IVe division blindée et les forces du Tigre sont repoussée par le HTC.

Aujourd’hui dotée de plus de 12 000 combattants, cette coalition djihadiste proche d’Al-Qaïda maintient Idlib sous sa coupe sans parvenir à y instaurer une véritable gouvernance. « Elle a essayé de taxer la population et de mettre en place la conscription mais ça a été un échec », constate Arthur Quesnay. « Ses ressources sont faibles et sa dépendance à des réseaux d’alliances forte. » Là où les Kurdes disposent de 150 000 fonctionnaires au Rojava et ont mis en place de véritables institutions, le HTC compte à peine 850 fonctionnaires et 3500 policiers. Cela dit, l’un comme l’autre sont vulnérables : sans les Américains, les Kurdes n’ont guère de levier pour négocier leur autonomie.

Le 1er août 2019, les Nations unies finissent par lancer une enquête à propos d’attaques perpétrées contre des centres médicaux et des écoles. Sous la pression, Damas annonce une trêve. Elle vole en éclat au bout de quelques jours et les Forces armées syriennes n’hésitent pas à frapper un convoi turc pour reprendre Khan Sheikhoun le 18 août. Près de 100 000 personnes vivaient là. « Beaucoup de ces personnes ont été déplacées jusqu’à cinq fois », déplore David Swanson, porte-parole régional des Nations unies pour la crise syrienne. « Les affrontements, les bombardements et les frappes syriennes en cours, y compris l’emploi de bombes-barils, se poursuivent sans relâche », au mépris des bâtiments publics et des vies.

Les ruines de Khan Cheikhoun
Crédits : Anas Aldyab

Pour se dédouaner, le régime ouvre un corridor humanitaire donnant l’opportunité aux civils de fuir la zone. Ses bus verts ne sont toutefois « absolument pas empruntés », se lamente Arthur Quesnay. « Jusqu’ici, le régime n’a respecté aucun de ses accords donc la population sait à quoi s’en tenir. » Lors de la reprise de Deraa, en juillet dernier, il a procédé à des centaines d’arrestations et à des conscriptions forcées d’après les ONG présentes sur place. Une nouvelle trêve intervient le 31 août à l’initiative de la Russie. Las, le jour même, « un civil [est] tué par des tirs de missiles du régime syrien sur la ville de Kafranbel », indique le directeur de l’Observatoire syrien des droits de l’Homme, Abdel Rahmane.

Au nord de la province d’Idlib, plusieurs centaines de personnes se rassemblent vendredi 6 septembre afin de dénoncer l’offensive du régime et de demander à Ankara d’ouvrir ses frontières. Au contaire, des soldats turcs entrent en Syrie deux jours plus tard pour mettre en place une « zone de sécurité » à la frontière, en lien avec les États-Unis, de manière à juguler le flot de réfugiés. Pendant ce temps, le régime poursuit son objectif de « libérer chaque centimètre du territoire syrien », comme l’avoue la conseillère de Bachar el-Assad, Bouthaina Shaaban, à la télévision libanaise Al-Mayadeen.

Avec l’aide russe, « c‘est à sa portée », évalue Arthur Quesnay. « Mais je doute qu’il puisse réellement contrôler le territoire. » À Idlib, les comités populaires qui l’aidaient à maintenir l’ordre n’existent plus, le parti Baas non plus, les systèmes judiciaires et administratifs sont en lambeaux, et la haine à l’égard de Bachar ne risque pas de décroître.

Autrement dit, les reprises sanglantes d’Idlib voire du Rojava permettraient peut-être à Damas de s’annoncer vainqueur, mais sûrement pas de mettre fin à la guerre.


Couverture : Kremlin