Thomas Reardon aime s’entourer de toutes sortes d’appareils. Installé au centre de Manhattan, dans un de ces immeubles en briques rouges typiques de New York, ce neuroscientifique américain ne parcourt pas un mètre dans les locaux de sa start-up, CTRL-Labs, sans croiser un câble ou un ordinateur. La technologie lui colle littéralement au corps : en plus de ses habituelles chemises à cols longs comme des pelles à tarte, il porte parfois une paire de brassards sertis de puces et d’électrodes. Pour présenter son entreprise, le grand brun en tape le nom sur un clavier de PC. Le moteur de recherche se met en branle. Puis, il l’écarte et pianote dans le vide, au-dessus de la table. À l’écran, les mots continuent miraculeusement d’apparaître. Thomas Reardon aime s’entourer de toutes sortes d’appareils, mais il peut se passer de clavier.

En fait, il serait capable d’aller sur n’importe quel site sans même bouger les doigts. Ce ne sont pas eux qui écrivent mais les signaux envoyés par son cerveau. Ces signaux sont captés par les brassards et interprétés avant d’être transmis à l’ordinateur. La division des technologies expérimentales de Facebook, Building 8, mise sur une autre technologie, les « systèmes optiques d’imagerie cérébrale » d’après sa responsable, Regina Dugan. L’ « imagerie par résonance magnétique (IRM) » a les faveurs de la fondatrice d’Openwater, Mary Lou Jepsen. Dans tous les cas, l’objectif est de déchiffrer le langage de l’esprit à l’aide de ce qu’on appelle une interface cerveau-machine. La télépathie n’est plus une vue de l’esprit.

 L’alphabet des neurones

Une des sources du procédé aujourd’hui employé par CTRL-Labs se trouve à quelques kilomètres au nord de ses bureaux, en amont de l’Hudson River. À Troy, petite commune de l’État de New York située au bord du fleuve, l’institut polytechnique Rennselaer se présente comme la plus vieille université dédiée aux technologies. C’est là que le neuroscientifique américain Eberhard Fetz a commencé ses études à la fin des années 1950 avant de les terminer au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Ses recherches sur le contrôle neuronal du mouvement chez les primates l’élevèrent au rang de précurseur en 1969. Fetz fut le premier à montrer que l’activité du cerveau pouvait être interprétée par un appareil externe. Du moins, le cortex moteur responsable de nos mouvements envoie-t-il des signaux relativement faciles à détecter.

Puisqu’ils présentent une intensité électrique, ces « produits dérivés de l’activité cérébrale », selon l’expression de Nicolas Roussel, directeur de recherche à l’Institut national de recherche en informatique et en numérique, peuvent être captés par un ensemble d’électrodes. Isolé d’activités mentales parasites, le désir de tendre le bras est en somme identifié. Par conséquent, la communication est possible sans muscle. Après le lancement de nombreuses recherches dans le domaine médical, preuve est apportée qu’une personne paralysée a les moyens d’activer un bras robotique par la pensée. En témoigne une vidéo publiée par l’entreprise Cybernetiks en 2012.

Crédits : Nicolelis Lab

Concepteur de l’exosquelette qui a permis à un Brésilien paraplégique de donner le coup d’envoi fictif de la Coupe du monde de football en 2014, le neuroscientifique de la Duke University, Miguel Nicolelis a aussi rendu à des singes une sensation de « toucher virtuel ». Plus impressionnant encore, une expérience de télépathie a été menée dans son laboratoire. D’après l’étude qu’il a publiée en 2012 avec d’autres chercheurs, deux rats ont réussi à communiquer par la pensée à plusieurs milliers de kilomètres de distance.

Seul dans une cage, chaque animal devait choisir entre deux leviers pour obtenir une récompense. Une indication lumineuse renseignait le premier. Sans autre information que les stimulations envoyées par celui-ci via des micro-électrodes, le second a opté pour la bonne solution dans 70 % des cas. Les rongeurs s’étaient aidés sans se voir. De la même manière ou presque, un homme de Thiruvananthapuram, au sud de l’Inde, a été mis en relation avec une personne à Strasbourg en 2014. À travers des casques d’électrodes et Internet, des impulsions lumineuses ont parcouru les océans. Apprises puis associées avec des mouvements, ces impulsions ont permis de faire parvenir un message comme « bouger les jambes » ou « bouger les pieds ».

En affinant le code, des mots ont même été envoyés avec une marge d’erreur inférieure à 10 %. « Nous démontrons la transmission consciente d’information entre des cerveaux humains sans intervention de systèmes sensoriels moteur ou périphérique », écrivent les chercheurs américains, français et espagnols. Sera-t-on bientôt capable de partager des réflexions plus complexes ? « Nous ne savons pas où est la limite, jusqu’où nous pouvons aller au-delà de la simple transmission de sensation », relativise un physicien impliqué dans l’expérimentation, Giulio Ruffini. La méthode présente l’intérêt d’être non-invasive, c’est-à-dire de ne pas nécessiter l’installation d’électrodes sous la peau. Mais de gros casques sont tout de même employés. CTRL-Labs, de son côté, s’appuie sur une « véritable interface cerveau-machine qui ne deviendra pas un autre appareil non utilisé », affirme le directeur des recettes de CTRL-Labs, Josh Dyan, pour se démarquer de concurrents. Les brassards que porte Thomas Reardon doivent être transformés en bracelets de la taille de celui d’une montre d’ici un an afin d’être utilisables par le grand public.

Génie multicartes

Si les ordinateurs parviennent aujourd’hui à lire ce qu’il y a dans la tête de Thomas Reardon, c’est-peut-être parce qu’il les côtoie depuis longtemps. Dès 11 ans, ce fils d’une famille ouvrière du New Hampshire de 18 enfants né en 1969 apprend le code dans un centre financé par le géant américain des technologies Digital Equipment Corporation. Le jeune homme est brillant. Après avoir pris quelques cours au Massachusetts Institute of Technology (MIT), il entre à l’université du New Hampshire à 15 ans. C’est déjà trop tard pour lui : « J’allais sur mes 16 ans et j’avais besoin d’un travail », raconte-t-il.

Thomas Reardon

De la fac où il se sentait mal à l’aise vient finalement l’argent qui lui faisait défaut. Thomas Reardon gagne sa vie en assurant le bon fonctionnement du système informatique de l’université de Duke, en Caroline du Nord. En gérant les réseaux, il se crée les siens. Suffisamment en tout cas pour lancer sa propre entreprise. Devenu fournisseur de matériel de l’éditeur de logiciel Novell, il rencontre l’investisseuse spécialisée dans les nouvelles technologies Ann Winblad au moment de revendre son affaire. Elle l’introduit alors dans l’une des entreprises qu’elle conseille, Microsoft.

Vu son expérience, Reardon est l’homme idoine pour aider la multinationale à intégrer un logiciel de Novell dans Windows. Mais son intégration à lui est plus compliquée. On ne s’improvise pas responsable d’équipe avant d’avoir atteint l’âge adulte. Certains moquent ce décalage en le comparant au jeune surdoué de la série américaine Docteur Doogie. C’est aussi une façon de reconnaître ses qualités intellectuelles. « Vous rencontrez beaucoup de gens intelligents à Microsoft, mais Reardon était vraiment impressionnant », se rappelle l’ancien patron de Microsoft Brad Silversber.

Avec le recul, il aurait de toute façon été difficile de soutenir le contraire. En 1993, l’ancien enfant prodige participe à la création d’Internet Explorer alors que ses deux futures concurrentes travaillent dans la recherche scientifique. Regina Dugan intègre l’Institute for Defense Analyses après avoir obtenu son mémoire d’ingénieure à la California Institute of Technology, et Mary Lou Jepsen étudie les systèmes vidéos holographiques au Media Lab du MIT.

Alors qu’elles demeurent inconnues du grand public, Reardon commence à être exposé à Microsoft. Le succès de la firme est tel que le gouvernement américain lance une procédure anti-monopole en 2001. Appelé à la barre pour témoigner, l’informaticien se lasse et finit par quitter le groupe. Contrairement à Internet Explorer qui vieillit mal, Reardon rajeunit. À 30 ans, il s’engage dans des études de philosophie sur les conseils du physicien Freeman Dyson.

Dugan est alors sur le point de devenir la première femme à diriger la DARPA, l’agence américaine responsable des projets de défense qui a joué un rôle décisif dans la naissance d’internet. Jepsen va rejoindre Intel puis Google et Facebook. Lorsqu’elle quittera la firme de Mark Zuckerberg pour fonder Openwater, en 2016, Dugan y sera nommée à la tête de la division des technologies expérimentales.

Crédits : South China Morning Post

Un an plus tôt, après avoir obtenu son diplôme en y ajoutant des cours de neuroscience, Reardon a fondé Cognescent avec deux collègues rencontrés sur le campus de Columbia, à New York, Patrick Kaifosh et Tim Machado. L’entreprise sera plus tard renommé CTRL-Labs. Intéressé par les interface cerveau-machine, le trio préfère les technologies non intrusives. « Je n’ai jamais pensé que les gens seraient prêts à se mettre des électrodes sous la peau pour envoyer des textos », indique Machado qui a depuis quitté l’aventure.

La couleur des mots

Sur le smartphone du cofondateur de CTRL-Labs, Patrick Kaifosh, un petit vaisseau spatial triangulaire envoie des missiles par salves dès qu’un objet apparaît. Cette guerre des étoiles virtuelle, qui se livrait en cognant les gros boutons de bornes d’arcade au début des années 1980, lui sert aujourd’hui à tuer le temps entre deux réunions. À peine a-t-il besoin de faire un effort pour jouer à la version revisitée d’Asteroids, ce jeu vidéo mythique lancé par Atari fin 1979. Un mouvement presque imperceptible du doigt suffit pour tirer. Enfiler les brassards qu’il porte ne suffirait néanmoins pas à en faire de même. Des heures d’apprentissage sont nécessaires avant de maîtriser l’accessoire

Mais savoir se servir d’un clavier Azerty ou envoyer un texto ne prend-il pas aussi un certain temps ? Kiafosh et Reardon assurent que l’effort n’est pas vain : des centaines de messages pourraient être écrits les mains dans les poches en une minute. La responsable de la division des technologies expérimentales de Facebook, Regina Dugan, fait la même promesse. Le « système optique d’imagerie cérébrale » sur lequel travaille le groupe devrait permettre d’écrire un message cinq fois plus vite qu’en temps normal. Mark Zuckerberg lui-même est persuadé qu’un jour, « nous pourrons nous envoyer nos pensées complexes et entières en utilisant la technologie. Nous pourrons juste penser à quelque chose et nos amis pourrons en avoir conscience si nous le voulons. »

Crédits : Openwater

À entendre Regina Dugan, l’appareil qui fera le lien entre les cerveau existe déjà. « Je n’ai jamais vu quelque chose d’aussi puissant qu’un smartphone », s’enthousiasme-t-elle. « Cette petite boite noire nous permet d’être lié à des personnes lointaines. » Il reste à l’alimenter en pensées. Pour cela, cette ancienne membre de la DARPA voit l’imagerie cérébrale optique comme « le meilleur moyen ». Cette technique innofensive et précise sonde l’absorption de la lumière dans le cortex avec des ondes infra-rouges afin de mesurer l’activité cérébrale. Selon l’irrigation des zones ainsi déduite, des conclusions peuvent être tirées sur les zones activées et donc sur ce qui est intimement souhaité. Cependant, les systèmes d’imagerie cérébrale optique ne mesurent pas l’activité neuronale mais son dérivé, l’oxygénation du sang.

C’est donc insuffisant pour entendre la parole se former. « Nous allons avoir besoin de mesurer l’activité neuronale directement en observant les changements instantanés dans les propriétés optiques des neurones », en conclue Regina Dugan. Ce sera possible « dans quelques années », se hasarde-t-elle. La fondatrice d’Openwater, Mary Lou Jepsen donne quant à elle un délai de huit ans. Mais cette ingénieure passée par Google et Facebook teste une autre méthode. « Si je vous place dans un appareil d’IRM je peux vous dire annoncer les mots que vous allez dire, quelles images vous avez en tête ou à quelle musique vous pensez. »

En principe, remarque Giullio Ruffini, « les techniques invasives sont plus puissantes ». Mais Mary Lou Jepsen a confiance dans l’outil IRM pour décrypter l’activité cérébrale avec un grand degré de précision. Suffisamment efficace pour reconstituer des expériences visuelles d’après les conclusions obtenues en 2011 par une équipe de l’université californienne de Berkeley, il donne aussi une certaine idées des rêves du sujet étudié. Mieux, en juin 2017, l’université Carnegie Melon de Pittsburgh a affirmé s’en être servi pour identifier des éléments complexes. « Il est maintenant possible pour la première fois de décoder des pensées contenant plusieurs concepts », affirme le professeur de psychologie Marcel Just. « La prochaine étape sera d’identifier le sujet auquel pense une personne comme la géologie ou le skateboard. »

Crédits : PLOS ONE

Mary Lou Jepsen prétend savoir comment les fonctionnalités d’une machine IRM à plusieurs millions d’euros pourraient tenir dans un appareil de la taille d’un casque de ski ; comme Thomas Reardon travaille sur un bracelet à l’écoute de nos songes. Tous cherchent le moyen le plus pratique de communiquer sans geste en anticipant sur le progrès technique. Si Regina Dugan certifie que nous pourrons partager des réflexions voulues comme on donne aujourd’hui à voir les photos d’un portable que l’on souhaite, les questions ne sont pas que technologiques. « Si un casque lit dans votre tête, alors la police, l’armée ou vos parents pourront-ils s’en servir ? » demande Jensen. La question est encore trop complexe pour être posée à une collections d’électrodes.


Couverture : Le cerveau, une technologie d’avenir.