Symphonie dorée

Une ombre colossale éclipse les appartements alignés au bord du canal d’Alphen, entre La Hague et Amsterdam. Même au troisième étage, les habitants de cette ville néerlandaise doivent lever la tête pour voir le sommet du bâtiment qui glisse lentement devant eux. À leur hauteur, les hublots défilent à l’infini. Ce 14 mars 2015, un yacht de 101 mètres de long sort de l’atelier pour prendre la direction de Rotterdam. Équipé d’un héliport, d’une piscine, d’un practice de golf, de huit chambres et d’un piano à queue, c’est l’un des plus grands au monde. Il vaut 130 millions d’euros.

Exilé à Malte pour son premier voyage, le Symphony mouille tranquillement dans la baie de Monte Carlo en ce samedi 26 mai 2019. À l’occasion du Grand Prix de Monaco, son propriétaire l’a amarré dans une pagaille de navires luxueux. Il est ravi : si la marina est pleine, c’est que les carnets de commandes d’un vendeur de yachts comme lui le sont aussi. Vendredi 31 mai, l’entreprise britannique Princess, rachetée par notre homme en 2008, a annoncé un profit de 33,7 millions d’euros pour 2018, contre 12,3 millions l’année précédente. Elle a écoulé 40 bateaux supplémentaires. Autrement dit, les puissants ont de l’argent à dépenser ; sans parler du Français derrière Symphony et Princess.

Le Symphony
Crédits : Yacht Charter Fleet

Avec une fortune estimée à 66,9 millions de dollars selon Forbes, Bernard Arnault est la quatrième personne la plus riche au monde. Comme son rafiot à Monaco, il est bien entouré. Dans l’Hexagone, 2,147 millions de ménages détiennent un patrimoine supérieur au million de dollars, soit environ 200 000 de plus que l’année précédente, d’après le rapport « Global Wealth Report » publié par Crédit suisse en octobre 2018. La croissance du nombre de nantis est similaire en Allemagne et au Royaume-Unis, tandis qu’aux États-Unis, 878 000 individus sont parvenus à aligner six zéros sur leur compte bancaire pour la première fois en Chine 186 000 et au Japon 94 000.

Quant à ceux qui en collectionnent neuf – qui sont au nombre de 2 158 –, leurs ressources ont carrément cru de 19 % en 2017, à en croire une étude de la banque UBS et du cabinet PwC. En Chine, chaque semaine voyait naître deux nouveaux milliardaires. Dans son dossier paru le 21 janvier 2019, l’as­­so­­cia­­tion Oxfam indique que 26 personnes possèdent autant de richesses que la moitié la plus pauvre de la planète. Membre du Labo­­ra­­toire sur les inégalités mondiales de Thomas Piketty, Lucas Chancel note dans la même veine que « les 0,1 % les plus riches détiennent une part dispro­­por­­tion­­née du patri­­moine mondial (au moins 16 %) alors que les 50 % les plus pauvres ont une part extrê­­me­­ment faible (au plus 2 %). »

L’économiste français est bien placé pour voir ces écarts se creuser. « Après les États-Unis, la France est le pays qui a connu la plus forte progres­­sion de million­­naires en 2018 », déplore la porte-parole d’Ox­­fam France, Pauline Leclère. « Aujourd’­­hui, en France, huit milliar­­daires possèdent autant que les 30 % les plus pauvres, suivant une tendance qu’ont emprun­­tée nombre de pays riches avant nous. » Résultat, les ports de Malte et de Monaco risquent l’embouteillage : d’ici cinq ans, le nombre de millionnaires devrait continuer à progresser pour atteindre 55 millions si l’on en croit Crédit suisse.

« Cette augmentation du nombre de millionnaires repose principalement sur la croissance de la richesse réelle plutôt que sur les fluctuations du taux de change », tente d’expliquer le groupe bancaire. Ses chiffres montrent une progression de la richesse globale annuelle de 4,6 % à la mi-2018. Mais cette tendance n’explique pas à elle seule pareille accumulation.

Lame de fonds

Avec ou sans le Symphony, Bernard Arnault se débrouille toujours pour prendre la bonne vague. En ce début d’année 2008, bien avant la livraison du yacht, cet ingénieur reconverti en investisseur navigue déjà tranquillement au mépris des remous de l’économie mondiale. En pleine crise financière, son groupe spécialisé dans le luxe, LVMH, s’apprête à vivre « une forte année de croissance interne », annonce le Figaro. Il a même « prévu d’ouvrir plusieurs dizaines de magasins dans le monde ». Au mois de mars, devant un tableau de Picasso, il donne un entretien triomphal au magazine Challenge. « Je m’amuse », lâche-t-il à cette occasion.

Crédits : Jérémy Barande

Trois mois plus tard, alors que les banques ont déjà payé leur aventurisme par 400 milliards de pertes, le fonds d’investissement L Capital soutenu par LVMH rachète Princess pour 393,3 millions de dollars. L’entreprise « est parmi les meilleures d’Europe et se positionne actuellement sur le marché plus dynamique des gros bateaux (supérieurs à 24 mètres) qui a été moins affecté par la crise économique mondiale », écrit alors Reuters. Dans une étude publiée en 2017, Lucas Chancel, Thomas Piketty et leurs collègues observent un transfert de richesses du secteur public vers le privé ces dernières décennies. « Il est étonnant de voir que cette tendance à long terme n’a guère été affectée par la crise financière de 2008 », ajoutent-ils.

Ce mouvement de fond n’était pas encore en place aux XIX et XIXe siècles. En France, « les rares informations disponibles sur l’évolution de l’inégalité de revenu en longue période suggèrent une quasi-stabilité entre 1788 et 1847 », constatent les économistes Jérôme Bourdieu, Gilles Postel-Vinay et Akiko Suwa-Eisenmann dans un article intitulé « Pourquoi la richesse ne s’est pas diffusée avec la croissance ? ». En 1900, les États-Unis comptent 22 grosses fortunes. Profitant d’une rente pétrolière et de l’industrialisation américaine, David Rockefeller est connu comme le premier milliardaire en 1916.

Dans les années qui suivent, la croissance économique se répartit mieux à la faveur de la mise en place de l’État providence et d’une fiscalité progressive, pointe Thomas Piketty dans son fameux Capital au XXIe siècle. En parallèle, le nombre de millionnaires américains grimpe à 80 000 au début des années 1960. Ces nouveaux riches peuvent commencer à thésauriser et investir les fruits la croissance des Trente glorieuses (1945-1975). En 1970, avant-dernière année d’études de Bernard Arnault à l’École centrale de Paris, l’héritage compte pour 45 % de la valeur du patrimoine français. À la parution du livre de Piketty, en 2014, il en représentera 70 %. Dans le même temps, 0,1 % de la population américaine est parvenue à accaparer 22 % de la richesse nationale, alors qu’il en concentrait 8 % en 1960.

Cette extrême aisance commence à prendre une telle place qu’elle s’affiche dans le magazine Forbes. Le groupe LVMH naît l’année de sa première liste de milliardaires en 1987. Elle concentre à cet instant 295 milliards de dollars. En 2012, on y trouve 1 210 milliards. Entre-temps, l’érosion des taxes a entraîné une multiplication du capital. « Jusque là, la France a plus ou moins résisté à la baisse de progressivité observée dans le monde anglo-saxon, mais avec Emmanuel Macron, la suppression de l’ISF, la baisse de la progressivité sur l’imposition des revenus du capital et la suppression de la flat tax, on a un ensemble de mesures qui ne vont pas vers plus de progressivité », déplore Lucas Chancel.

Même si les pages du magazine Forbes sont remplies de portraits de millionnaires partis de rien, la plupart accèdent à un tel statut en faisant fructifier un pécule. Avec le débridement de la finance entamé dans les années 1980, la baisse générale des taxes et l’usage intensifié des paradis fiscaux, il est devenu de plus en plus facile de faire prospérer son argent. À ce rythme-là, « en extrapolant dans le futur les taux de croissance de la richesse actuelle, on arrive dans deux générations à presque un milliard de millionnaires, équivalent à 20 % de la population adulte totale », juge Crédit suisse. Si cette fuite en avant n’est pas enrayée, les ports de Monaco et Malte risquent de déborder.


Couverture : LVMH.