L’héritage d’un météore

Hitomi ne répond plus. Ce 27 mars 2016, à 7 h 40 en temps universel, le satellite japonais cesse tout contact avec la Terre. Moins d’une heure plus tard, cinq débris de l’appareil sont repérés par le programme spatial américain Joint Space Operations Center. Ce qu’il en reste fonce comme un météore. « Il tourne sans variation de lumière, ce qui indique qu’il est hors de contrôle et qu’un événement a provoqué sa rotation », avance prudemment Paul Maley, un ancien contrôleur de vol de la NASA qui a en observé la course folle dans son télescope.

La dernière image envoyée par Hitomi
Crédits : JAXA, NASA, ESA, SRON, CSA

Cinq autres morceaux sont localisés le 1er avril. Il n’y a désormais plus aucune chance de retrouver Hitomi. Dans un rapport publié début juin 2016, l’agence spatiale japonaise (JAXA) reconnaît que son orbite a été perturbée, non par une collision, mais par une série d’erreurs humaines. Ce satellite à 273 millions de dollars a-t-il été lancé en vain le 17 février 2016 du Japon, en partenariat avec la NASA ? Pas exactement : avant de s’éteindre, il a laissé en héritage un grand album photos de la constellation de Persée, un double amas de galaxies situé à quelque 240 millions d’années-lumière.

« Même si Hitomi n’a pas vécu longtemps, il a produit énormément d’informations », constate le professeur d’astrophysique à l’université de Waterloo, Brian McNamara. « Assembler les pièces du puzzle va prendre du temps. » Grâce à ses capteurs à rayons X, un trou noir supermassif a été détecté, apprend-t-on en juillet 2016. Mais il y a mieux. Couplé aux observations de la NASA et de l’agence spatiale européenne (ESA), le travail du satellite a éclairé une anomalie mise en lumière il y a quatre ans.

Afin d’étudier la composition de l’univers, les astronomes se réfèrent habituellement à la lumière émise par n’importe quel objet. Cela ne suffit en revanche pas à tout cartographier : une certaine quantité de matière reste dans l’obscurité. On peut en mesurer le poids sans la voir ou deviner sa présence là où agit une force gravitationnelle inexpliquée. C’est ainsi qu’en 2014, une équipe dirigée par une astrophysicienne du Massachusetts, Esra Bulbul, a pointé un étonnant pic d’énergie dans la constellation de Persée. D’après ses analyses, il y aurait là du gaz en interaction avec autre chose. S’agit-il de la composante inconnue et obscure qu’on appelle communément « matière noire » ?

Le 19 décembre 2017, un groupe de chercheurs dirigé par Joseph Conlon publie un article tirant quelques conclusions sur cette zone de l’univers. En son centre, un recoupement de données lui a permis de cibler un déficit de rayons X, et non un surplus. Ceux-ci pourraient donc être absorbés vers le trou noir, et au contraire émis dans les marges de la constellation. Comment ? Par les particules de la matière noire, suggère Colon. Selon leur position par rapport à l’objet céleste, elles auraient un état et donc une action différentes.

« Rien n’est sûr, mais il est possible que nous ayons trouvé un moyen d’expliquer à la fois les rayons X étranges venant de Persée et une explication sur ce qu’est vraiment la matière noire », estime le co-auteur de l’article, Nicholas Jennings. « Ce résultat sera ou très important, ou un complet raté », concède pour sa part Joseph Conlon, qui a dirigé ces recherches. « Je ne pense pas qu’il y ait d’étapes intermédiaire quand vous essayez de répondre aux plus grandes questions de la science. » Le chercheur d’Oxford est prudent car il sait que depuis sa théorisation en 1933, la matière noire est plus sombre à mesure qu’on la scrute. Son mystère ne fait qu’épaissir.

Vue d’artiste de la matière noire universelle
Crédits : NASA

Le loup et le trésor

Une étoile disparaît dans la nuit du 25 décembre 2016. À l’âge de 86 ans, l’astronome américaine Vera Rubin redevient poussière. C’était un « trésor national », selon le directeur de la Carnegie Institution de Washington. « Dans les années 1970, son travail a montré en gros que toutes les galaxies en spirales tournent bien trop vite pour être seulement mues par leur matière lumineuse, autrement dit ce que nous voyons à travers la lunette d’un  télescope », rappelle l’astrophysicien Adam Frank. « Avec d’autres, elle a pensé qu’il devait y avoir une grande sphère de choses invisibles autour des étoiles dans ces galaxies, les tirant et accélérant leurs orbites. »

Le concept de matière noire est presque aussi vieux que Rubin. Alors qu’elle n’a que trois ans, en 1931, l’astrophysicien suisse Fritz Zwicky commence à travailler sur les novas, ces étoiles qui se mettent à briller intensément quelques jours avant de retrouver leur état habituel. Ce petit homme né en Bulgarie travaille alors en Californie. Quoiqu’il se présente lui-même comme un « loup solitaire », isolé par des méthodes iconoclastes et un caractère tempétueux, il entame une collaboration avec l’Américain Walter Baade, du Mount Wilson Observatory. Ensemble, les deux hommes forgent le terme de supernova pour caractériser l’explosion d’une étoile en fin de vie.

La matière qui nous entoure recèle encore de nombreux secrets. Il faut attendre février 1932 pour que le Britannique James Chadwick découvre le neutron. Mais Zwicky voit plus loin. Il cherche à expliquer pourquoi les galaxies de Coma, un amas situé dans la constellation de la Chevelure de Bérénice, tournent particulièrement rapidement. En étudiant leur rayonnement lumineux, le Suisse découvre que ces objets célestes se comportent étrangement. Ils ont la même vitesse quelle que soit leur position. Or, la loi de la gravitation d’Isaac Newton enseigne que c’est impossible : plus une masse est loin du centre, moins elle se hâte. C’est par exemple le cas des planètes du système solaire.

L’exubérant Fritz Zwicky

L’effet Doppler donne à Zwicky la vitesse d’une galaxie en fonction de l’onde de lumière. Dans Helvetica Physica Acta, il conclue son analyse ainsi : « Pour recevoir l’effet Doppler moyen de 1 000 km/s que nous avons observé, la densité moyenne du système Coma devrait être au moins 400 fois supérieure à la matière visible. Si c’était le cas, la matière noire serait présente dans l’univers à un taux étonnement supérieur à la matière visible. » À l’automne 1933, il présente ses réflexions à l’American Physical Society avec son compère Walter Baade. Elles sont rassemblées dans un numéro de la Physical Review publié le 15 janvier 1934.

Eu égard au caractère fantasque de Zwicky, la communauté scientifique n’y prête guère d’attention. Du reste, les chiffres qu’il avance s’avèrent erronés. Son travail s’appuie sur une surestimation de la constante de Hubble qui représente le taux d’expansion de l’univers. Publiée en 1929, cette mesure est plus tard corrigée et étayée par d’autres chercheurs. Elle devient même de plus en plus admise. Zwicky ne fait donc pas fausse route. « À la fin du XXe siècle, on a constaté que cette expansion semblait s’accélérer », décrit l’astrophysicien français Roland Lehoucq. « C’est étonnant car elle devrait ralentir sous l’effet de la gravité qu’exercent les objets entre eux. » Quelque chose doit donc contre-balancer la gravité.

Élémentaires particules

En 1937, les travaux de Fritz Zwicky sont republiés dans la revue Astrophysical Journal. Mais cela popularise peu ses idées. Un banal déménagement, un an plus tard, fait sans doute plus pour cela. En 1938, la famille de Vera Florence Cooper quitte Philadelphie pour Washington. C’est là que cette fille de deux employés de la compagnie téléphonique Bell se découvre une passion pour l’astronomie en guettant les étoiles par la fenêtre de sa chambre. Son père, Philip, l’aide alors à construire un petit télescope artisanal. Et, au moment d’entrer à l’université, elle se dirige vers le Vassar College pour imiter Maria Mitchell, la première Américaine à avoir découvert une comète, en 1847.

Diplômée en 1948, Vera épouse l’étudiant en physique Robert Rubin et s’imagine entamer la rédaction d’une thèse à Princeton. Sauf que les femmes ne sont pas admises au département d’astrophysique. Après avoir obtenu un master à Cornell, elle finit, malgré le sexisme du milieu, à intégrer la prestigieuse Carnegie Institution en 1965 pour y travailler sur le magnétisme terrestre. Avec l’aide d’un spectromètre élaboré par un collègue, Kent Ford, Vera Rubin démontre que la vitesse de rotation des étoiles à la périphérie de la galaxie d’Andromède est aussi rapide que celles au centre.

Dans les années 1970, la thèse de Fritz Zwicky refait surface. Rubin, Ford et quelques autres trouvent la même configuration sur des galaxies différentes. Il faut donc qu’elles soient prises dans une gangue ou un halo de matière impossible à détecter. L’idée fait son chemin. « Il y a de plus en plus de raisons de croire que les masses des galaxies ordinaires ont été sous-estimées d’un facteur 10 ou plus », écrivent des cosmologistes de Princeton en 1974. Ainsi, la matière noire serait partout. C’est elle qui ferait tenir les éléments les uns avec les autres. « Environ 95 % du contenu énergétique et massif se présente sous une forme noire, incompréhensible », estime Roland Lehoucq.

Une carte de la présence de la matière noire dans l’univers
Crédits : NASA

Dès lors, les scientifiques se mettent à la recherches des particules qui la composent. S’agit-il des neutrinos, des gravitinos, d’axions ou de quelque chose d’autre ? Aucun des candidats ne fait véritablement l’affaire. Alors que le physicien israélien Mordehai Milgrom propose une « dynamique modifiée de Newton », au début des années 1980 pour contester l’existence de la matière noire, Rubin prédit sa découverte pour les dix prochaines années. Et dix ans plus tard, l’astronome britannique Martin Rees fait la même prédiction. En 2001, dans son livre Our Cosmic Habitat, il réitère l’affirmation. Il faudra finalement cinq ans de plus, prévient-il lors d’une conférence à l’American Institue of Physics. Une femme se lève dans l’assistance. C’est Vera Rubin. « J’ai connaissance de date antérieures », lance-t-elle.

Une décennie passe encore sans progrès majeur. En 2011, la navette spatiale Endeavor fait route vers la Station spatiale internationale avec à son bord un spectromètre alpha magnétique. Son concepteur, Samuel Ting, entend s’en servir pour trouver les particules de la matière noire. « Vous avez besoin d’un appareil magnétique dans l’espace pour cela, car les rayons X sont filtrés par l’atmosphère », indique-t-il. Il est encore trop tôt pour être sûr de quoi que ce soit. Mais le physicien du MIT juge que la trace des positrons observée « ressemble à celle, théorique, de la matière noire ».

Lancé en février 2016, le satellite japonais Hitomi possède lui aussi des détecteurs à rayons X. La Chine a de son côté envoyé Wukong sonder les galaxies lointaines. Cette débauche d’énergie est-elle utile ? Le physicien néerlandais Erik Verlinde en doute. « Le fait qu’on doive accepter que 95 % de notre univers soit constitué par des formes de matière et d’énergie mystérieuses devrait nous motiver à reconsidérer les bases mêmes de nos théories », invite-t-il. À ce jour, Fritz Zwicky ne convainc pas tout le monde. Mais qu’il s’agisse d’une quête fructueuse ou d’une fuite en avant, la recherche qu’il a lancée n’est pas prête de s’arrêter. « Nous devons juste attendre encore quelques années », pense Ting.

Vera Rubin

Couverture : Le tissu de l’univers. (NASA)