Le poste-frontière

À 6 h 30 ce matin-là, le poste-frontière d’Eyal est un tableau de la misère humaine. « Poste-frontière » est la terminologie officielle, mais personne ne l’utilise. Les Israéliens comme les Palestiniens l’appellent Makhsom – la barrière, le barrage –, ce qui en dit long sur la difficulté qu’il y a à se déplacer entre Israël et la Cisjordanie. Des milliers de travailleurs palestiniens – des hommes pour la plupart – ont subi un contrôle de sécurité rigoureux avant de franchir les grilles d’acier. Ils attendent à présent qu’un bus, un pickup ou un employeur passe les prendre pour les emmener travailler sur le territoire israélien. L’étroite route qui mène du poste-frontière à l’autoroute qui traverse Israël est bondée. La police israélienne et les gardes-frontières observent la scène à distance, tandis que les automobilistes bafouent toutes les règles du code de la route. Quand il y a autant de monde, l’attente peut durer des heures. Il faut faire face à la tyrannie mesquine des gardes des deux côtés, sans aucune garantie de passer.

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Un poste-frontière israélien
Crédits : DR

Derrière les bus alignés, un policier des Forces de sécurité palestiniennes attend avec sa fille Leila, trois ans, dont la tension artérielle est trop élevée. Ils sont en route pour l’hôpital Tel HaShomer, près de Tel Aviv, où la petite fille doit recevoir un traitement. Au milieu de ce capharnaüm de moteurs, de klaxons et de désordre généralisé, le père et la fille assis sur une pierre sont probablement les personnes les plus calmes des environs. Peut-être parce qu’ils savent que quelqu’un va venir les chercher. Ce quelqu’un est mon frère, Amid Adar, un ingénieur informatique israélien de 60 ans qui travaille également comme bénévole au sein de l’association Road to Recovery. Ces citoyens israéliens se portent volontaires pour conduire les Palestiniens malades dans les hôpitaux du pays, et faire la navette depuis la frontière avec la Cisjordanie et la bande de Gaza. Israël occupe la Cisjordanie et Gaza depuis la guerre des Six Jours de 1967. Bien qu’il y ait des hôpitaux en Cisjordanie et à Gaza, ils ne sont pas aussi bien équipés que ceux d’Israël. Beaucoup de gens atteints du cancer, qui ont besoin d’une greffe ou nécessitent une dialyse, doivent se rendre en Israël pour recevoir ces traitements vitaux. Le système de santé israélien n’étant pas responsable des Palestiniens, l’Autorité palestinienne paye le prix fort pour le moindre traitement prodigué à ses citoyens (ainsi que ceux de Gaza), ce qui confère un statut particulier aux patients palestiniens. Le problème est avant tout de les faire entrer en Israël ; puis à l’hôpital. La Cisjordanie et Gaza sont clôturés et les Palestiniens doivent disposer d’une permission pour entrer en Israël. Le gouvernement israélien coopère avec l’Autorité palestinienne, responsable des affaires civiles en Cisjordanie, mais le Hamas, qui contrôle Gaza, jure de détruire Israël.

Depuis l’échec des accords d’Oslo et du traité de paix des années 2000, le court trajet entre Gaza et l’hôpital israélien le plus proche est une aventure herculéenne. Les Palestiniens malades doivent d’abord voir un médecin local, qui leur recommandera un spécialiste, seul habilité à requérir un traitement en Israël. Là-bas, le Bureau de la Santé de l’Autorité Palestinienne devra l’autoriser, obtenir un permis auprès d’un agent de coordination israélien, trouver le bon hôpital et renvoyer une attestation engageant l’Autorité palestinienne à payer la facture. Rien que ce processus peut prendre plusieurs semaines, parfois des mois.

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Un jeune patient accompagné de sa mère
Crédits : RtR/Facebook

Les relations entre Israël et les Palestiniens étant au nadir, chaque cas est examiné scrupuleusement par les deux côtés. Pour obtenir le permis d’entrer sur le sol israélien, il peut être demandé aux Palestiniens de travailler pour le Shabak, ou Shin Bet, le Service de sécurité intérieure israélien. Cela fait de tous les patients accueillis en Israël des traîtres potentiels aux yeux des Palestiniens, tandis que les Israéliens redoutent de leur côté une faille de sécurité. Le patient ne peut être accompagné que d’une personne et cette personne doit être autorisée par les services de sécurité. Nombre d’entre eux, principalement de jeunes hommes, se voient refuser l’entrée : il incombe donc souvent aux grands-parents d’accompagner leurs petits enfants.

Chaque voyage est un parcours du combattant semé d’embûches bureaucratiques et de contrôles aux postes-frontières, où plane constamment la peur de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Les patients palestiniens se rendent aux postes-frontières depuis la Cisjordanie ou Gaza, passent les différents contrôles et s’embarquent pour un trajet plus long, plus coûteux et plus intimidant encore en territoire israélien. Ces temps-ci, les Palestiniens ne sont pas en sécurité en Israël. C’est la raison pour laquelle mon frère est là aujourd’hui. Les bénévoles comme lui conduisent les Palestiniens malades des postes-frontières jusqu’aux  hôpitaux israéliens, puis les ramènent à la frontière. Sans eux, les patients comme Leila n’auraient d’autre option que de prendre un taxi – un moyen de transport trop cher pour la plupart des Palestiniens. Les 500 bénévoles de Road to Recovery leur offrent un trajet gratuit et la compagnie d’un Israélien pour apaiser leur angoisse. Durant l’heure de pointe du matin, le trajet de 30 km prend trois heures. Nous passons à travers certains des quartiers les plus opulents d’Israël, un monde drastiquement éloigné des conditions de vie qui règnent en Cisjordanie. Hormis les bouchons, aucun problème n’est à déplorer. « Shukran », dit le père d’une voix chaleureuse (merci en arabe). « Il n’y a pas de quoi », répond Amid dans sa langue. « C’est mon devoir. Et c’est aussi l’occasion de pratiquer mon arabe ! »

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Yuval Roth, au fond, conduits des patients palestiniens
Crédits : jpost

Junky

Il est 5 h 30, à Haïfa. Le lendemain à l’aube, je suis au centre médical Rambam de Haïfa, sur la côte nord d’Israël. Dans le fourgon Citroën blanc et cabossé – surnommé Junky – se trouvent deux jeunes filles de Gaza, accompagnées d’une mère et d’un père. Yuval Roth est assis au volant ; il est le fondateur et le moteur de Road to Recovery. Cet Israélien de 60 ans aux cheveux blancs fabrique des échasses pour des artistes, même si la retraite approche. C’est un ancien jongleur qui a formé des générations de jongleurs israéliens, et fils d’un rescapé de l’Holocauste. En 1993, il a perdu son frère Udi, qui a été kidnappé et tué par une unité du Hamas alors qu’il rentrait chez lui après son service de réserviste à Gaza. Après ça, Roth a rejoint le Parents Circle-Families Forum, une organisation formée par des familles israéliennes et palestiniennes en deuil. Ils se retrouvent pour partager leur douleur et discuter de façons d’arranger les choses.

En 2006, Muhammad Kabah, membre de l’organisation, lui a demandé s’il pouvait conduire son frère en Israël pour qu’il y reçoive un traitement contre le cancer. « Pour moi, c’était comme d’aider un voisin », dit Roth alors que nous embarquons pour un trajet de 160 km vers le sud, jusqu’au poste-frontière d’Erez, aux portes de Gaza. « Je suis de Pardes Hanna-Karkur et il est d’un village près de Jénine. Il y a une frontière entre nous mais on est quand même voisins. Ça a commencé comme ça et puis d’autres m’ont demandé, j’ai donc quêté de l’aide auprès de ma famille et de mes amis. » Roth a commencé à faire la navette régulièrement pour des Palestiniens malades, et d’autres se sont joints à sa cause. Le bouche-à-oreille a fonctionné et six ans plus tard, Roth a reçu un don de 10 000 dollars de la part du chanteur américain Leonard Cohen. Road to Recovery était né.

Roth reconduit les enfants au poste-frontière afin qu’ils puissent rentrer chez eux à Gaza.

« Son geste de générosité m’a poussé à créer la fondation et nous a permis d’augmenter le nombre de bénévoles », dit-il. La couverture médiatique dont il a bénéficié a permis à d’autres Israéliens partageant son état d’esprit de découvrir l’association. En 2015, il ont réalisé plus de 8 000 trajets, couvrant plus de 550 000 km au total avec un budget de 570 000 shekels (environ 135 000 euros). Le budget prévisionnel pour 2016 double cette somme avec 1,17 millions de shekels, grâce à des dons venus d’Israël et de l’étranger. Pour ces volontaires, le plus grand sacrifice n’est pas le manque de sommeil, la lenteur d’escargot des trajets ou l’attente interminable : c’est de ne plus avoir la possibilité de fermer les yeux sur la souffrance. Tandis que de nombreux Israéliens ne veulent rien savoir des épreuves qu’endurent les Palestiniens – sans parler des Palestiniens malades –, les bénévoles de Road to Recovery sont confrontés à la douleur et la misère des personnes les plus vulnérables du conflit. « Je le fais pour de nombreuses raisons », dit Adar. « D’abord, pour aider les gens qui en ont le plus besoin. Ce n’est pas une difficile pour moi, ça ne me coûte pas grand-chose. Ensuite, c’est un acte politique. Je veux donner l’exemple à mes enfants. Je vis ici et j’aurai beau fermer les yeux, le problème ne disparaîtra pas. Pour qu’on ait une chance de parvenir à un accord de paix dans le futur, il faut qu’on améliore dès aujourd’hui notre quotidien. C’est mon devoir de ne pas rester assis les bras croisés. »

Ce sont les derniers jours du printemps en Israël. Les jacarandas sont parés de fleurs pourpres, de grandes volées de cigognes et de pélicans s’en retournent en Europe, et les collines sont encore vertes. L’été brûlant se chargera de les peindre d’un jaune desséché. Mais un nuage plane sur ce  beau paysage. Les relations entre Israéliens et Palestiniens n’ont pas cessé de se détériorer depuis la rupture des accords d’Oslo, et la situation est pire qu’elle n’a jamais été. La plupart des jeunes Israéliens et Palestiniens n’ont aucune opportunité de se côtoyer – la peur et la haine sont les sentiments dominants. Ces temps-ci, l’atmosphère est empoisonnée. En avril 2016, Bezalel Smotrich, un membre du parti de droite siégeant au parlement israélien, a déclaré sur Twitter qu’il ne voulait pas que son nouveau-né soit confié aux mains de personnel arabe dans un hôpital israélien. Sa remarque a scandalisé de nombreux citoyens. Israël a beau être une société divisée, le fait qu’un membre actif du parlement puisse dire une telle chose a beaucoup choqué. Le système de santé israélien est supposé être le produit de la méritocratie, et il compte de nombreux docteurs et infirmiers arabo-israéliens, hommes et femmes. Les juifs, les musulmans et les autres minorités y sont soignés sans discrimination.

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Yuval Roth au volant
Crédits : CSMonitor

« L’indifférence me rend malade », soupire Arnon Rotbart. Cet avocat de Tel Aviv âgé de 51 ans fait partie des bénévoles de Road to Recovery. Il aimerait que ses concitoyens prennent davantage conscience des conditions de vie des Palestiniens. « Ces gens ont besoin d’aide », me confie-t-il dans son bureau. « Ils sont sensibles à la bonne volonté des Israéliens qui leur témoignent de la compassion et de l’empathie, c’est quelque chose qu’ils emportent avec eux. La haine, l’agressivité, l’indifférence suprême dont font preuve trop de gens me révoltent. Et ce membre du Knesset qui a déclaré qu’il ne voulait pas que sa femme se trouve près d’un bébé arabe dans une maternité, car dans 20 ans il pourrait vouloir tuer son fils… Ce n’est pas en disant des choses pareilles qu’on leur donnera des raisons d’être nos amis. »

J’ai également rencontré la coordinatrice de Road to Recovery auprès du Hamas, qui n’a pas souhaité être nommée dans l’article. La journée, elle travaille à l’usine, mais elle accorde son temps libre à Road to Recovery car pour elle, tous les enfants méritent d’être soignés et ne devraient pas payer le prix du conflit. « Pour moi, Israël est responsable de la situation dans la bande de Gaza, de l’état des hôpitaux et du manque d’équipement médical. Je ne peux pas l’ignorer », dit-elle. Je réfléchis à tout cela à l’arrière de la voiture de Roth, alors que je parle avec Maisa, la mère de Lian, une petite fille de trois ans. Elles vivent à Rafah, dans le sud de Gaza. La petite souffre d’une maladie du foie pour laquelle elle a subi une greffe du foie et du rein. « J’ai passé des tests à Rambam et j’étais compatible pour donner un lobe du foie. Je n’ai pas hésité une seconde », dit Maisa dans un hébreu parfait. « D’abord, elle a reçu la greffe du foie, ensuite celle du rein. Dieu merci, elle va bien. Moi aussi, Dieu soit loué, je vais bien. On s’y rend tous les un ou deux mois pour un check-up ou en cas d’urgence. » Roth reconduit les enfants au poste-frontière d’Eyal afin qu’ils puissent rentrer chez eux à Gaza. C’est relativement loin de Haïfa ou de la Cisjordanie : un taxi aurait coûté aux familles environ 500 shekels. Un trajet de Haïfa à la frontière de Gaza peut durer six heures, contrôles inclus, mais Maisa raconte que la situation s’améliore depuis peu. « Nous n’avons passé qu’un seul contrôle de sécurité. Le personnel de Rambam est adorable avec nous. Pour moi, c’est une deuxième maison. Nous avons vécu là-bas durant trois ans, je les considère comme ma famille à présent. Ils aident de tout cœur les enfants comme les parents. Ils se lèvent aux aurores et font du bien aux gens, aux enfants malades. Je n’avais jamais rien vu de tel. » Sur le trajet de Rambam, les deux téléphones de Roth n’arrêtent pas de sonner. Le garage appelle pour une réparation sur son autre voiture, Muhammad Kabah cherche du travail, et on le sollicite sans arrêt à propos d’un festival de jonglage qu’il organise la semaine suivante, pour les vacances de Pessa’h (Pâques).

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La ville de Haïfa, dans le nord d’Israël
Crédits : DR

« J’étais un jongleur médiocre mais je suis fier de pouvoir dire que j’ai formé des jongleurs israéliens extraordinaires », dit Roth. « C’est à la portée de tout le monde et beaucoup de mes élèves sont devenus des artistes de classe internationale. La clé, c’est de jeter l’objet correctement, au bon endroit. Évidemment, la gravité le fait redescendre, mais bien plus tard qu’on ne le pense. Si vous le jetez bien vous avez le temps, il ne faut pas paniquer ! Une fois qu’on a compris ça il n’y a pas de raison de stresser et on peut jongler tranquillement. » Je lui demande avec combien de personnes il jongle dans l’équipe de Road to Recovery. « Aujourd’hui, environ sept », dit-il. « C’est gérable. » L’autre petite fille à bord est Afnan, une gamine charismatique de neuf ans venue de Gaza. Elle est probablement la patiente la plus connue de l’organisation, depuis un reportage TV israélien tourné il y a deux ans sur l’opération Rempart. Afnan, qui était chauve à l’époque à cause de son traitement contre le cancer, rentrait chez elle de Haïfa avec son père quand les routes et le poste-frontière ont été fermés après un tir de missile du Hamas. Rester à Haïfa était la décision la plus sûre, mais Afnan avait le mal du pays – elle n’avait pas vu sa mère et ses frères depuis neuf mois. Faire demi-tour lui a brisé le cœur et elle a pleuré à chaudes larmes. Roth, qui conduisait aussi cette nuit-là, a fait un détour par le kibboutz Hatzerim près de Beer-Sheva, à 200 km au sud de Haïfa, où il a grandi. Les avions de chasse de l’armée de l’air israélienne décollaient de la base voisine pour aller bombarder Gaza, et Beer-Sheva était la cible des roquettes du Hamas. Afnan a fait connaissance avec des enfants israéliens de son âge dans un abri anti-bombe. C’était irréel. « Ils diffusent ce reportage dans les universités à présent, dans les cours sur la résolution du conflit », dit Roth. « Après quelques questions à propos de la guerre, les enfants se sont mis à jouer avec elle normalement. Les enfants sont purs, ils ne sont pas encore corrompus par la haine et nous avons besoin d’apprendre d’eux. » Quelques heures plus tard, le poste-frontière s’ouvre et Roth reconduit Afnan et son père jusque chez eux, à deux pas d’une zone de guerre.

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Le kibboutz Hatzerim
Crédits : DR

Le moshav

8 h du matin, près de Jayyous. À mi-chemin du poste-frontière d’Erez, sur l’autoroute qui contourne la métropole de Tel Aviv, on voit s’étendre les collines couvertes d’oliviers de Samarie sur un côté et les faubourgs de Tel Aviv de l’autre, bordés par la barrière – par endroits une clôture, d’autre fois un mur épais – qui sépare Israël de la Cisjordanie. Je regarde vers l’est au-delà des fenêtres où se trouve, à quelques kilomètres de là, le village de Jayyous. Il y a deux jours, j’y ai rencontré Naim El Beida, le coordinateur palestinien de Road to Recovery pour la Cisjordanie. Avec Roth, ils forment un duo indispensable à l’opération. El Beida travaille comme chef de chantier en Israël – « J’ai aidé à construire le pays », dit-il avec fierté. Il est toujours muni de son téléphone et d’un gros carnet noir, planifiant les trajets vers les hôpitaux et s’assurant qu’il n’y a aucun problème de dernière minute. El Beida, qui milite pour la paix, a rencontré Roth alors qu’un de ses proches cherchait un moyen de transport pour son fils malade. Le père savait qu’El Beida avait de bonnes relations en Israël et un ami commun lui a parlé de Roth. « J’ai tout de suite aimé l’activité », dit-il. « Je crois que c’est une excellente voie pour la coexistence, sans violence et sans guerre. Nous ne pouvons pas être séparés, donc nous devons vivre ensemble. » « Un patient en a entraîné d’autres et aujourd’hui, je n’ai plus une minute pour moi. Mon numéro est contagieux, il se transmet d’une personne malade à une autre. Ma femme m’a dit : “C’est les téléphones ou moi”, mais j’ai tellement foi en mon travail et ce qu’il apporte aux autres que je lui ai dit que ce serait les téléphones ! »

Aujourd’hui, le numéro d’El Beida est disponible dans tous les hôpitaux palestiniens et tous les secrétaires médicaux le connaissent. Il fait partie des premières personnes qu’un Palestinien gravement malade appellerait après avoir reçu de mauvaises nouvelles. Il leur apporte son aide de bien des façons : il sert d’interprète, de fixeur et il balaye tous les petits obstacles qui se dressent entre le patient et son traitement. Il voit les familles avant le premier voyage et au retour. La différence est énorme.

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Naim El Beida raconte son histoire
Crédits : RtR/Facebook

« Je sais que tout le monde a peur la première fois. Ils n’ont jamais vu une chose pareille et se méfient. Il faut se mettre à leur place : si la semaine dernière des soldats sont venus chez vous pour saccager votre maison à sac et que le lendemain je vous dis qu’un juif va venir vous chercher au poste-frontière pour vous emmener à l’hôpital, vous serez certainement confus. Certaines personnes n’avaient jamais rencontré d’Israéliens bienveillants comme le sont les membres du groupe. Certains n’ont eu affaire qu’à des soldats et au Shabak – des Israéliens menaçants. Je me rappelle d’une mère qui n’en revenait pas de son premier trajet. Elle m’a dit : “Ce sont vraiment des juifs ? Le chauffeur parlait arabe et il a acheté des bonbons à mon enfant.” » « Je lui ai répondu que les juifs étaient tous différents, qu’il y en avait des bons comme des mauvais, et que c’était la situation qui les rendaient comme ça. Si on s’était rencontrés dans un autre contexte, nous serions devenus amis. » « Je me lève à 3 h du matin pour aller travailler », nous dit-il, à moi et quatre autres Israéliens venus lui rendre visite ce matin-là. « Je ne rentre que le soir et je commence à organiser les trajets avant de m’effondrer dans mon lit. Cela affecte ma vie de famille, les enfants et ma santé, mais c’est ma vocation. Je veux semer les graines du respect entre les gens et venir en aide à ceux qui en ont besoin. »

~

Il est à présent 10 h du matin, au moshav de Ma’agalim. Alors que nos voitures filent vers le sud, nous atteignons l’orée brun pâle du désert du Néguev et mettons le cap vers l’ouest, en direction de la Méditerranée. Après un hiver pluvieux, le paysage entrechoque le sol rouge et le vert sombre de la végétation. Les Israéliens qui vivent ici sont à portée des missiles du Hamas et ont connu des cycles ininterrompus de violence.

Nous apercevons les clôtures qui entourent Gaza, ainsi que le grand mur.

Le moshav Ma’agalim est une petite coopérative de religieux juifs. Lorsque Roth y fait halte pour livrer un client, tout le monde en profite pour se dégourdir les jambes. La tension est palpable. Personne ne dit mot, mais des regards lourds sont échangés et lorsque nous atteignons le poste-frontière d’Erez, moins d’une demi-heure plus tard, tout le monde est soulagé. Road to Recovery a des soutiens, mais il est fréquent d’entendre répéter le proverbe hébreu : « Les pauvres de ta ville passent en premier. » En d’autres termes, pourquoi aidez-vous des étrangers (que certains considèrent comme leurs ennemis) ? Il se trouve que Roth aide aussi les Israéliens démunis, dans son travail hors de Road to Recovery. Mais ce proverbe suit les bénévoles de l’association où qu’ils aillent. « Mes amis me soutiennent énormément, mais j’entends cette phrase tout le temps », dit Amir Adar. « Je préfère presque le racisme franc du collier plutôt que ça. Je serais curieux de savoir combien d’entre eux aident vraiment les pauvres. » Road to Recovery est politiquement neutre, mais la grande majorité de ses membres font partie de la classe moyenne ashkénaze de gauche. Certains d’entre eux étaient auparavant haut-placés dans l’Armée de défense d’Israël, d’autres des soldats ordinaires ayant servi à Gaza 30 ans plus tôt, où ils prenaient en chasse les lanceurs de pierre qu’ils transportent aujourd’hui dans leurs voitures. Il y a un petit nombre d’Arabo-Israéliens parmi eux, mais une nouvelle émission de télévision diffusée en janvier dernier sur Channel 2, la chaîne la plus populaire d’Israël, a apporté une nouvelle vague de volontaires – ainsi que de nouveaux dilemmes moraux pour Roth. Il a reçu un coup de téléphone de la part du représentant des colons israéliens dans la région de Samarie, qui dit vouloir aider. « Je me suis presque étouffé », raconte Roth alors qu’il conduit. « Je lui ai dit que je le rappellerais car je ne savais pas quoi lui répondre. J’ai demandé leur avis aux autres membres et ils n’ont pas compris ma question. D’après eux, nous devrions accepter son aide, mais je ne sais toujours pas quoi en penser. »

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Des enfants palestiniens dans les décombres d’un bombardement
Crédits : DR

C’est le genre de dilemmes auxquels on est confronté dans la région. Les colons veulent apporter leur aide mais pour Roth, un fossé idéologique demeure. « Le problème n’est pas qu’il s’agisse d’un Israélien de droite, je l’accueillerais volontiers. Mais de mon point de vue, il n’y a pas de gentil colon. Le problème vient du fait que c’est un colon. Merci de vouloir aider, mais vous vivez sur une terre qui ne vous appartient pas… et c’est un problème. »

Erez

Il est 10 h 30 et nous apercevons désormais les clôtures qui entourent Gaza, ainsi que le grand mur. Des panneaux jaunes interdisant de prendre de photos du complexe de sécurité nous accueillent au poste-frontière. Malgré cela, Erez est un terminal étonnamment moderne et agréable. Nous nous garons tout près de l’entrée. Les petites filles sont clairement heureuses d’approcher de la maison. Leurs parents sortent des valises et des sacs plastique de la voiture. Afnan, un gros sac vert du Maccabi Haïfa Football Club sur le dos, porte des boîtes de Matzoth, le pain azyme que les juifs pratiquants mangeront durant les sept jours de Pessa’h. Elle serre Yuval dans ses bras et les deux jeunes filles et leurs parents entrent dans le terminal où ils vont être contrôlés par deux séries de gardes, ceux d’Israël et ceux du Hamas. Trois autres voitures de Road to Recovery sont garées plus loin. L’une d’elle est conduite par Amram Mitzna – un ancien brigadier général de l’armée israélienne –, un ancien maire de Haïfa et un ancien président du Parti travailliste israélien. Parmi les autres membres de Road to Recovery, il y a notamment Aluma Goren, ancienne capitaine de l’équipe nationale de basket féminin, et Eran Schandar, ancien procureur général. Quel contraste, me dis-je, avec les deux enfants auxquels je dis au revoir. Ce sont des gens incroyablement vulnérables. Ils vivent dans les conditions les plus rudes sous le régime despotique du Hamas et l’œil toujours ouvert et soupçonneux du Shabak. 696913878371Même les institutions médicales palestiniennes ne se battent pas pour aider ces familles, d’après les dires du coordinateur de Road to Recovery à Gaza. L’Autorité palestinienne en Cisjordanie est en conflit avec le Hamas à Gaza, elle se montre donc peu amène lorsqu’il s’agit d’aider les habitants de la Bande.

Les contrastes entre l’extrême pauvreté de Gaza et l’opulence d’Israël, le chaos de la vie quotidienne gazaouie et la bureaucratie israélienne, alimentent un choc des cultures constant qui peut plonger les plus enthousiastes dans un complet désespoir. Même parmi les bénévoles de Road to Recovery, il y a des moments de doute. On raconte que certaines familles de patients changent leurs salles de traitement en espaces de stockage où ils entassent les dons qu’ils reçoivent, dont la plupart viennent d’Arabes vivant en Israël. Roth a entendu ces histoires aussi mais il les comprend, car ces familles sont très pauvres. « Certaines d’entre elles n’ont rien du tout. » Il reconnaît qu’il arrive que les gens profitent de Road to Recovery. Certaines fois, cela l’irrite. Hier par exemple, un bénévole s’est rendu au centre médical Rambam pour aller chercher un patient qui n’était pas là. Il s’est avéré que la famille était partie faire des courses à Haïfa. « Ils n’ont pas bien saisi qui nous étions. Nous ne sommes pas des chauffeurs de taxi », dit Roth. « Ça arrive de temps à autre, mais 95 % des gens ont vraiment besoin de nous. Si on n’était pas là, ils mourraient. » « Un Gazaoui est comme un oignon avec de nombreuses couches », dit le coordinateur. « Ils vous diront ce que vous voulez entendre car ils tentent de survivre, entre Israël et le Hamas. Mais je sais bien ce qu’il se passe dans les voitures : des relations se tissent et nous comprenons que nous sommes pareils en réalité. C’est la raison pour laquelle le Hamas s’oppose à nos actions par principe. Ils nous laissent faire parce qu’ils savent que c’est une question de vie ou de mort, mais ils le font en grinçant des dents. » Le gouvernement israélien, lui, est ravi de leurs activités : elles injectent de l’argent dans les hôpitaux. Si diriger Road to Recovery revient à jongler avec sept balles, coopérer avec le Hamas est comme jongler sur une corde tendue au-dessus d’un volcan. Un conflit mortel menace toujours d’éclater, et il arrive que la communication soit rompue avec eux. La dernière dispute en date a eu lieu à cause d’une « journée fun », des jours où l’organisation emmène les enfants palestiniens malades non pas à l’hôpital mais à la plage, ou à un festival pour se détendre. Pour le Hamas, il s’agissait d’un pas de trop et d’une « banalisation de l’ennemi sioniste ». Mais le fait que la plupart des patients aient désespérément besoin d’un traitement pour survivre aide à apaiser les tensions.

~

Il est à présent 11 h du matin, sur la route de Haïfa. Après une courte pause, Roth récupère deux jeunes mères, chacune portant un bébé, et nous reprenons la route vers le nord. 160 km de plus nous attendent mais Roth ne montre aucun signe de fatigue. Nous conduisons tranquillement et en silence, hormis les téléphones de Roth qui ne cessent de vibrer – des imprévus aux postes-frontières ou au festival de jonglage. Mais il apprécie la conduite. C’est un temps qu’il peut passer à préserver la plus importante des ressources : les bénévoles. Dans de rares cas, lorsqu’un patient ne se présente pas ou que l’accompagnant d’un passager se montre désagréable, Roth fait de son mieux pour arranger les choses. « Il y a une semaine, un bénévole a vidé son sac en me racontant qu’après avoir conduit un patient, il n’avait même pas eu droit à un merci ou un au revoir. Ils sont juste partis. Je comprends ce qu’il ressent. C’est vrai qu’il y a des gens comme ça, mais j’essaie de me rappeler qu’on ne sait pas ce qu’ils ont vécu à l’hôpital. »

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Yuval Roth
Crédits : Tablet Magazine

Du fait de la nature de leur travail, les bénévoles sont confrontés à des situations dramatiques, comme ce garçon de neuf ans atteint du cancer qui souffrait d’une infection et d’une forte fièvre. Il devait être soigné d’urgence en Israël, mais il ne pouvait y aller qu’avec sa grand-mère. Ayant peur pour sa vie, il pleurait en disant qu’il voulait mourir avec sa mère à ses côtés. La permission est arrivée à la dernière minute, alors que le garçon était au poste-frontière, et la mère et l’enfant ont pu faire le voyage ensemble pour recevoir le traitement qui lui a sauvé la vie. Naturellement, il arrive que des morts surviennent – beaucoup d’enfants. Les bénévoles de Road to Recovery rendent parfois visite aux familles en deuil. Dans certains cas, la relation nouée durant le traitement est assez forte pour être maintenue après la mort du patient. « Nous essayons toujours de rendre visite aux familles en deuil », dit Roth. « Souvent, les gens nous disent que même si leur enfant est décédé, cela ne signifie pas que nous devons mettre un terme à notre relation. Quand ça vient d’eux, ça vous emplit de force plutôt que de tristesse. » Une longue journée de travail touche à sa fin alors que nous faisons halte une dernière fois devant le centre médical Rambam, à Haïfa. Les deux mères et leurs enfants quittent la voiture et disparaissent à l’intérieur du centre. Dans un monde parfait, il y aurait de bons hôpitaux en Palestine. Dans un monde meilleur, les hôpitaux israéliens et le ministère de la Santé prendraient en charge le transport et les contrôles. Dans le monde réel, cette charge revient à Yuval Roth et son équipe. Il espère que Naim El Beida deviendra bientôt le coordinateur pour la Cisjordanie à plein temps, avec un bureau. « C’est mon rêve et cela changera bien des choses », dit Roth. « En attendant, notre boulot est de conduire ceux qui en ont besoin et de donner un peu d’espoir, semer les graines d’un avenir meilleur. »


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Healing the divide », paru dans Mosaic. Couverture : Des jeunes filles palestiniennes. (Anadolu Agency)


LES PALESTINIENS OUBLIÉS DU DÉSERT ÉGYPTIEN

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70 ans après la guerre, les réfugiés palestiniens d’Égypte vivent toujours dans le village reculé de Jeziret el Fadl, sur des terres oubliées de tous.

Jeziret el Fadl, Égypte. Ghafra rêve de pluie. Pas des brèves averses qui se mélangent avec la poussière du désert et qu’on ne voit que quelques fois par an ici. Elle veut de la vraie pluie, celle qui fait sortir les vers et pousser les pastèques. Celle qui ne tombe qu’à un endroit sur la Terre de Dieu : la Palestine. La dernière fois qu’elle a vu cette pluie, Ghafra avait 13 ans. Juste avant que les soldats n’arrivent. Des hordes de soldats venant du nord, de l’ouest et du sud. Ils n’ont laissé qu’un seul chemin praticable pour que Ghafra et les siens puissent s’échapper : l’ouest. L’ouest vers la sécurité, l’ouest vers l’Égypte. Initialement, ils ne devaient rester que quelques mois, et revenir une fois les combats terminés.

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Les rues de Jeziret el Fadl
Crédits : Nicholas Linn

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