8 mars 2013, minuit. Au bout de la route, un halo orangé signale un horizon jusqu’alors invisible. Deadhorse. Température extérieure : – 25 °C. Le camion a roulé quatorze heures sur la Dalton Highway. Il reprendra la route en sens inverse demain matin.

Dave Hylton

Nous pénétrons au pas dans une ville de métal congelé, si déserte qu’on la croirait morte. L’éclairage artificiel est l’unique indice de présence humaine, mais la lumière même semble figée par le froid. Des hommes ont établi leur colonie sur une lune de glace pétrolifère, y ont percé leurs puits, érigé leurs derricks. Une tour d’acier clignote dans un ciel plus noir que le vide. Dans le labyrinthe de la base, Jack trouve le hangar d’aviation où nous avons rendez-vous. De l’homme qui nous attend, nous savons seulement qu’il est chercheur d’or.

Dave « Dave Hylton apparaît à la porte du bâtiment. » Crédits : Victor Gurrey

Dave
« Dave Hylton apparaît à la porte du bâtiment. »
Crédits : Victor Gurrey

Dave Hylton apparaît à la porte du bâtiment. Massif, en salopette et blouson de grosse toile moutarde. Sur la tôle du hangar, un avertissement : « Fermez la porte ! Ours ! » À l’intérieur, l’odeur de mazout est aussi violente que le froid. Nous partagerons avec le chercheur d’or quelques mètres carrés d’un préfabriqué attenant. Lui aussi est en transit à Prudhoe Bay. Il connaît la zone pour y avoir passé l’essentiel de ses trente-sept ans de carrière, d’abord soudeur, chef soudeur puis coordinateur d’équipes. Il est de retour de son Texas natal. À Deadhorse, il est venu acheter l’équipement de la mine dont il dirigera bientôt les opérations, quelque part au sud des Brooks, pour le compte d’un entrepreneur du Montana. Dès le lendemain, il nous invite à le suivre. L’essentiel de la zone pétrolière est accessible depuis la sortie nord de la ville, là où des check points contrôlent l’accès à l’océan. Mais sans autorisation spéciale, pas d’accès aux vingt-sept gisements exploités, vingt aérodromes, vingt-huit usines, trente-six mines de gravier, huit cents kilomètres de routes, neuf cents kilomètres d’oléoducs, quatre mille huit cents puits… Seul le périmètre de Deadhorse est autorisé au public. Au volant de son pick-up Dave s’improvise guide. « C’est une ville où il n’y a pas d’enfants », dit-il d’abord. Ses trois filles et son fils sont loin, à Houston. Nous allons assister au chargement sur semi-remorque du bulldozer qu’il vient d’acquérir. Depuis le siège de ce tracteur à chenilles où il vient de s’installer, Dave me fait signe d’approcher. Il me hisse près de lui, place mes pieds sur les pédales, me confie les manettes et, d’une voix rassurante, donne ses instructions. Je dirige le monstre ! Il rit. Dave montre les conteneurs d’habitation, les réservoirs de fuel et les traîneaux d’acier que ses trois bulldozers emmèneront à travers la toundra gelée jusqu’au site de sa mine au creux des montagnes, à l’orée du parc naturel Arctic National Wildlife Refuge, cent trente kilomètres à l’est de Coldfoot. « Il faudra venir voir par vous-mêmes cet été, vous pourrez arriver en avion quand on aura tracé une belle piste ! » Il poursuit la visite guidée dans les ateliers, les hangars, les « camps » et le grand magasin de chantier de Deadhorse, opérationnels vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Un brouillard givrant dépose son voile de nacre sur cette cité industrielle enchâssée dans la neige. Il efface les aspérités de la ferraille, gomme la poix et la graisse de ses rouages. La fumée qui s’échappe des machines et des constructions semble faite du même air que la buée produite par le souffle des hommes. Nous oublions l’odeur du pétrole et de l’acier.

Il porte une salopette de travail en toile épaisse, un blouson de même facture et d’énormes croquenots. Seule varie la couleur de la barbe.

Un contingent de pick-up est branché à la matrice d’un bâtiment qui maintient la chaleur de leurs moteurs. Un bus dépose des travailleurs de retour du champ pétrolier. Ils se hâtent à l’intérieur. Prudhoe Bay pourvoit six mille postes, occupés en alternance par des cadres et des ouvriers venus en majorité des lower 48 – le nom donné en Alaska aux États-Unis continentaux. Les ouvriers, une armée de clones. Ce même individu répliqué à l’infini : un homme de type caucasien, barbu, aux joues rougies par le froid du terrain ou la chaleur des cantines, des pognes plutôt que des mains et solidement bâti. Il porte une salopette de travail en toile épaisse, un blouson de même facture et d’énormes croquenots. Seule varie la couleur de la barbe. Brune, blonde ou rousse, celle du cheechako la bleusaille. Poivre et sel, celle du sourdough – le vieux de la vieille. Dave appartient à la seconde catégorie. Un détail quasiment imperceptible le distingue des autres : il porte une paire de prothèses auditives. Il est sourd de naissance.

Le soleil du Grand Nord

Comme à l’usine ou au bloc opératoire, le port des chaussons jetables est obligatoire à l’intérieur des hôtels pour travailleurs. Dans les couloirs, on a affiché des photos du pipeline. Des scènes estivales. Des troupeaux de caribous paissant sur une toundra rousse non loin de l’oléoduc. « Les caribous ont appris à coexister avec les installations pétrolières », affirme Dave. À sa manière, cet authentique oilman est un amoureux de la nature. « L’Arctique est le plus bel endroit où il m’ait été donné de travailler, dit-il, les étés d’ici valent qu’on y passe l’hiver. » Lorsque le soleil ne se couche plus sur le Grand Nord, Dave ne quitte ses chantiers que pour s’aventurer dans la toundra, équipé d’un collier à appeaux, d’appareils photo dernier cri et d’une canne à pêche. « J’ai passé plus de temps dans le Slope que la majorité de ceux qui travaillent ici ! » Le « Slope », c’est ainsi que les Blancs de Prudhoe Bay nomment cette vaste contrée où ils ne vivent que pour gagner un salaire qu’ils dépenseront ailleurs. Ce territoire n’a pas de frontières officielles, contrairement au comté du North Slope. Sa réalité procède de l’usage qui est en est fait : le forage et, pour ce qui concerne Dave, la photographie et la pêche. Ce monde se superpose à celui des Iñupiat et ne semble s’y confondre que pour l’écraser.

Pipeline « Je n’ai pas besoin de sortir, j’ai tout ce qu’il me faut ici ! » Crédits : Victor Gurrey

Pipeline
« Je n’ai pas besoin de sortir, j’ai tout ce qu’il me faut ici ! »
Crédits : Victor Gurrey

Les semblables de Dave profitent de leur temps libre, deux ou trois semaines de vacances succédant à la même durée d’embauche, pour retrouver leurs foyers. Ils migrent aussi loin que le sud des États-Unis. Lui reste. Il s’est initié à la chasse en découvrant l’Alaska, mais assure ne plus utiliser de fusil que pour effrayer le grizzli. Selon lui, les animaux sauvages sont dans la nature pour que les hommes puissent y apprécier leur beauté. « Certaines personnes veulent un trophée de chasse au mur, moi je prends juste une photo. » Ce même homme s’apprête à excaver à la pelleteuse le lit d’une rivière, une concession de vingt kilomètres carrés – « Une assez petite mine », dit-il –, pour y arracher des tonnes de cailloux, en quête de métal doré. Et cela pendant sept saisons au moins, si le filon se révèle bon. Il décrit le tracé ingénieux de la piste menant à la mine : à l’aide des bulldozers, remplir de terre et de gravier le lit de ruisseaux, tasser, passer. Tout serait tellement plus simple si Dave était un sale type antipathique. Seulement, il a ces bons yeux, un peu énamourés quand il nous regarde. Le soir, il chausse des lunettes de lecture et finit par s’endormir, son dictionnaire de géologie posé sur son gros ventre. Au matin, il a préparé le café en prenant soin de ne pas troubler notre sommeil. Il revient de la cantine la plus proche les bras chargés de vivres, glisse des barres de céréales dans les poches de nos parkas. Dave évoque souvent les « activistes écologistes ». En cela, il devance la plupart de nos questions, sans pour autant parvenir à nous convaincre. Parce que, soudain, il se met à parler comme un communiqué de presse. « Tout le monde est attentif à la protection de l’environnement, ici. Les écologistes qui ne veulent pas nous voir forer et disent qu’on détruit l’environnement au nom du profit. Mais en réalité, les compagnies pétrolières dépensent beaucoup de temps dans des formations et de la documentation pour une bonne gestion de la nature, en fait elles ont développé une forme… d’excellence. » On dit qu’un déversement d’hydrocarbure à lieu chaque jour à Prudhoe Bay. « S’il y a beaucoup de déversements, c’est que chaque événement de ce genre doit être déclaré à l’État et aux fédéraux, même pour un seul litre », proteste Dave, de ce timbre toujours apaisant qui est le sien. Il raconte que beaucoup de « mauvaises choses » sont arrivées, des accidents dus à des erreurs humaines ou à la corrosion qui ronge les équipements. Mais tout cela appartiendrait au passé. Les compagnies pétrolières fautives ont été poursuivies en justice, ont dû payer de lourdes amendes (En mars 2006, British Petroleum a découvert une fuite due à la corrosion sur un oléoduc de Prudhoe Bay. Près de huit cent mille litres de pétrole s’étaient déversés, maculant 0,8 hectare de terrain et causant une des pires pollutions de l’histoire de la région. BP s’est acquitté d’une amende de vingt millions de dollars. La même année, une autre fuite était signalée quelques mois après la première. Deux exemples parmi d’autres.) Depuis, les standards auraient été améliorés. « Aujourd’hui, Prudhoe Bay est un meilleur champ pétrolier, assure Dave, l’environnement va mieux qu’avant. Mais l’un des problèmes qui demeurent ici, c’est que les infrastructures et les pipelines vieillissent… Du coup, bien plus d’argent doit être investi dans l’évaluation du risque, il y a beaucoup plus d’inspections qu’autrefois : si un tuyau fatigue, il faut essayer d’anticiper avant qu’il ne lâche. » Lorsque les gisements de Prudhoe Bay furent découverts, leur « espérance de vie » fut estimée à trente ans. Quarante ans auront bientôt passé et, comme prévu, la production décroît. « L’exploitation de Prudhoe Bay est très coûteuse, si ça continue comme ça, ils finiront par virer des gens. » Cinq cent mille barils en moyenne sont envoyés dans le pipeline chaque jour contre deux millions lors du pic de production à la fin des années 1980. D’où l’intérêt toujours renouvelé pour les gisements supplémentaires disponibles, les plus prometteurs se situant en plein océan.

De nos jours, explique Dave, le record de forage horizontal est de neuf kilomètres.

Dave attrape une feuille de papier et un stylo sur la table de son bureau dans le préfabriqué. Il dessine une île artificielle de forage. Vue de haut : il figure le bâtiment du collecteur et les cubes de tôle abritant les têtes de puits. Vus de côté, les puits sont de grandes pattes d’araignée plongeant dans des eaux peu profondes puis à trois mille mètres dans le sous-sol marin. Il existe cinq îles de ce type pompant le brut de Prudhoe Bay, en mer de Beaufort, à moins de dix kilomètres de la côte. Le pétrole est acheminé à terre par pipeline, sur un isthme de gravier tout aussi artificiel, ou via oléoduc sous-marin à double paroi. Dave a travaillé à bord de Liberty, une sixième plateforme insulaire finalement abandonnée par son opérateur British Petroleum pour cause de complications techniques et de manquements à la réglementation fédérale. Nouveau schéma. Cette fois, les puits du gisement Liberty courent à l’horizontale, jusqu’à quatorze kilomètres, bien au-delà du bord de la feuille de papier. De nos jours, explique Dave, le record de forage horizontal est de neuf kilomètres. Au-dessus de son île, dans le blanc de la feuille, Dave esquisse une plateforme flottante surmontée d’un derrick. De celles qui sont utilisées par Shell pour ses forages exploratoires jusqu’à cent kilomètres au large, en mer des Tchouktches. À mon grand étonnement, il dit que la plupart des technologies actuelles ne sont pas assez fiables pour forer en toute sécurité aussi loin et aussi profond dans l’océan Arctique. Le risque serait trop important. « Il serait très compliqué de nettoyer un déversement sur ou sous la glace. Ils ne savent pas encore comment faire. » Le prix du pétrole augmentant, augure Dave, cela compensera les investissements nécessaires. Les compagnies pétrolières iront offshore quoi qu’il arrive.

Camp Aurora

Le « camp Aurora » a des allures de paquebot de croisière tout neuf. Murs blancs, moquette bleue. Lobby, restaurants et cabines. Six cents passagers. Cette unité d’habitation abrite notamment les bureaux de la compagnie British Petroleum – principal opérateur de Prudhoe Bay – et la zone vie de ses employés. Michelle, une petite blonde énergique, fait partie de ceux-ci. British Petroleum et ConocoPhillips affrètent pour leur personnel trois vols charters par jour à destination d’Anchorage. Elle est chargée du planning de rotation des équipes. Dave et Michelle ont été collègues pendant cinq ans à bord de Liberty. Nous dînons ensemble à la cantine d’Aurora. Pression sur le flacon de lotion désinfectante, distribution de gants et charlotte à jeter une fois son plateau garni au self-service. Au menu ce lundi soir : côtes de porc à la sauce barbecue, en sus de multiples salades, accompagnements, viandes, jus, sodas et desserts au choix. Le dimanche, c’est soirée côte de bœuf et bavaroise à la fraise. Le mercredi, on mange du steak et de la tarte aux prunes. « Comme ça, tu te souviens du jour de la semaine ! » dit Michelle.

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« Ils migrent aussi loin que le sud des États-Unis. Lui reste. »
Crédits : Victor Gurrey

À Aurora, sans le bœuf et les prunes, le mercredi serait identique au dimanche qui ressemble au lundi, on y perdrait son compte. Michelle travaille à Prudhoe Bay douze heures par jour, sept jours sur sept, deux semaines par mois depuis treize ans. Été comme hiver, elle ne quitte pas le camp. « Je n’ai pas besoin de sortir, j’ai tout ce qu’il me faut ici ! » Boutique, salle de gym, cantine, fumoir. Elle partage sa chambre avec une partenaire qui prend sa place toutes les quinzaines. Michelle et Cindy ont choisi ensemble la décoration. Elles ont encadré quelques photos, variantes d’une même vue : un volet bleu ouvert sur la plage, les cocotiers et un lagon émeraude. Michelle dit qu’il lui serait difficile de travailler ailleurs. « Ici, inutile de t’habiller en tailleur et talons hauts pour aller au bureau, pas besoin de mettre de l’essence dans ton véhicule – on le fait pour toi –, et avec ça tu as six mois de vacances par an ! » Et puis, le Slope est aussi une grande famille. Michelle n’a pas d’enfants, seulement un petit chien qui l’attend à Anchorage. « – J’ai flirté avec un mec à Prudhoe jusqu’à ce que je réalise qu’il avait une autre copine en ville et une femme dans le Colorado ! dit-elle en riant. – C’est courant ici, explique Dave, les hommes prennent une femme-du-Slope alors qu’ils ne changent rien de leur vie de famille chez eux… Est-ce que cela fait d’eux de mauvaises personnes ? Parfois le gars divorce et prend pour épouse sa femme-du-Slope. En fait, beaucoup de mariages ne survivent pas à cette vie. – L’Alaska, c’est différent des lower 48, et le Slope c’est encore autre chose », renchérit Michelle. Pour les Blancs de Prudhoe Bay, quitter le Slope signifie un retour au « monde réel ». Les Iñupiat ont une perception exactement inverse : l’Arctique serait le seul monde réel par opposition au « monde extérieur ». Quand Michelle apprend que nous comptons nous rendre dans les villages, elle tord la bouche : « Oh oui, j’y suis déjà allée pour le boulot, je les connais ces villages où il n’y a même pas de route pour aller et surtout pas de route pour partir ! »

Glen Roy Payne nous offre un tour de cartes en faisant chanter son accent du sud.

Alors qu’elle vient d’allumer sa cigarette mentholée, je tente de préciser le but de notre expédition et, dès l’introduction, je commets l’erreur de prononcer deux mots : « changement climatique ». Michelle et Dave se raidissent, jettent des coups d’œil inquiets dans le nuage de tabac du fumoir. Nous ne sommes pas seuls. Michelle écrase tout de suite sa cigarette et suggère une visite de la quiet room – littéralement : la salle silencieuse –, autrement dit, la salle de repos. Un faux feu brûle dans une fausse cheminée. De profonds fauteuils en simili cuir et une rangée de sièges inclinables calés contre une large baie vitrée forment un décor de salon VIP pour hall d’embarquement. Glen Roy Payne, un chef de chantier originaire de Louisiane, nous offre un tour de cartes en faisant chanter son accent du sud. Deux hommes jouent au ping-pong. Michelle raconte que des gars ont vu rôder un loup autour de Deadhorse. « Tu es sûre que ce n’est pas ce grand chien jaune ? » demande Dave, dubitatif. Derrière la vitre, le monde s’efface doucement. Ciel et neige sont bientôt happés par un même néant blanc. Un renard polaire galope à travers la plaine, fuyant un péril que lui seul semble percevoir.

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Paysage d’Alaska
« Un renard polaire galope à travers la plaine, fuyant un péril que lui seul semble percevoir. »
Crédits : Victor Gurrey


Cette histoire est adaptée du reportage graphique Une saison de chasse en Alaska, paru aux éditions Paulsen.