La lumière du jour filtre à travers les stores de la salle de dîner privée à l’étage du Public Ledger Building, dans le centre de Philadelphie. Le repas – une petite salade, suivie de poulet accompagné de spaghettini nappées de fromage et de poivrons – s’achève par une tarte au citron. La plupart des convives assemblés autour de la demi-douzaine de tables rondes finissent leur café lorsque l’inspecteur Charlie Fairbairn s’approche de la tribune pour rappeler les événements du 29 août 1985.

Les images se succèdent : une flaque de sang sur du linoleum ; une hache sur un épais tapis orange…

Petit homme aux cheveux poivre et sel coupés court, Fairbairn a survolé trois États en avion et conduit tout droit depuis l’aéroport pour venir ici, espérant résoudre un crime commis alors qu’il n’avait que 14 ans, longtemps avant qu’il ne soit assigné au département des homicides non-résolus de la police de Columbus, en Géorgie. La sueur qui perle à son front fait scintiller son visage alors qu’il passe en revue les détails des meurtres – ceux d’une femme et de deux enfants, tués dans la cuisine de leur maison, au moyen d’une longue hache conçue pour défricher les broussailles. Fairbairn décrit la scène du crime dans un vocabulaire technique soigneusement choisi, pendant que des photographies sont projetées sur un écran derrière lui : « Le corps d’Erica Currie, une fillette blanche âgée de 4 ans, gît entre la table de la cuisine et la porte latérale. À quelques dizaines de centimètres d’Erica, une partie de sa mâchoire supérieure et ses lunettes ont été retrouvées… » Les images se succèdent : une flaque de sang sur du linoleum ; une hache sur un épais tapis orange ; la jambe d’un enfant dépassant de sous une table. Les quelques dizaines de membres de la Vidocq Society rassemblés dans la salle regardent l’écran avec un détachement professionnel ; attablé près de l’entrée, un homme âgé d’environ 70 ans agite un cure-dent dans sa bouche, impassible. Une autre photographie montre en gros-plan le corps d’Ann Currie, enceinte de huit mois au moment de sa mort, sa tête maintenue face à l’objectif par un homme se tenant hors-cadre. Une femme dans l’assistance a un soubresaut. En qualité d’anthropologue légiste au sein de la police d’État du New Jersey, elle est simplement horrifiée par le manque de rigueur procédurale de son collègue : « Pas de gants », souffle-t-elle à son voisin de table, une autorité mondiale en matière de meurtres rituels.

Un club très privé

Cela fait près de deux décennies que les membres de la Vidocq Society se sont réunis pour la première fois, au Club des Officiers de Marine de Philadelphie, pour partager un repas et se pencher sur des cas de morts non-élucidées. Mais depuis ce rassemblement de septembre 1990, l’organisation est passée du statut de simple curiosité à celui de ressource des autorités, prise au sérieux par les services de police des États-Unis ; une organisation ayant inspiré plusieurs livres ainsi qu’une bataille d’offres à Hollywood.

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Veritas Veritatum
Page d’accueil du site de la société
Crédits : The Vidocq Society

Les réunions de la Vidocq Society – présentées sur son site sous le thème « Cuisine et Résolution de Crimes » – ont désormais lieu à Philadelphie le troisième jeudi de chaque mois ; ses membres se réunissent à la lumière des chandeliers électriques fixés sur les panneaux de bois du Downtown Club pour dîner, avant de chercher ensemble la solution à un cas d’homicide non-élucidé. Avec 82 membres à plein temps et plus d’une centaine de membres associés – un mélange d’hommes et de femmes devant être admis par un comité –, la société est un conseil d’experts bénévole composé de criminologues retraités ou en activité. Avec les années, les adhésions ont couvert tout le spectre des institutions judiciaires et de la lutte contre le crime : depuis le bureau du procureur de district local à Interpol ; du médecin légiste de Philadelphie jusqu’aux profileurs du FBI. La société rassemble des membres de dix-sept États et de onze autres pays du monde. Les membres, qui aiment à se décrire comme des « catalyseurs de résolution de crimes », payent une cotisation annuelle de 100 dollars, et s’engagent à assister au moins à une réunion dans l’année, peu importe l’endroit du monde où ils vivent. Chaque rassemblement attire près d’une soixantaine de membres. Financée en partie par un accord de développement de films d’un montant de 1,3 millions de dollars, signé avec la société de production de Danny DeVito Jersey Films en 1997, la société paye les frais de déplacement et d’hébergement – afin que les inspecteurs sous-financés des quatre coins de l’Amérique puissent venir présenter leurs cas les plus complexes au Downtown Club.

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Rendez-vous mensuel
Union League de Philadelphie
Crédits : Suzanne Tenuto

« On ne verra jamais le FBI ou la police de New York nous confier un cas à élucider », m’explique le président de Vidocq, Fred Bornhofen – un conseiller en sécurité privée de 70 ans, ancien agent des renseignements de la marine de guerre. « Mais nous recevons les affaires des localités de tout le pays, car ils n’ont tout simplement pas l’entraînement, l’expérience ou la sophistication nécessaire pour les appréhender. » Malgré les restrictions que la société a mises en place concernant les cas qu’elle se propose d’examiner – se limitant aux morts non-élucidées vieilles de plus de deux ans ; les victimes ne doivent pas avoir commis d’activités illégales telles que la prostitution ou le trafic de drogues ; l’affaire doit leur être formellement présentée par les autorités compétentes –, elle n’est jamais à court de travail. Bornhofen dit qu’il y a un nombre croissant d’affaires de meurtres non-classées à considérer. De nouveaux cas arrivent à raison de deux par semaine, une centaine environ chaque année. « Certains ont de la valeur, d’autre pas », me confie-t-il durant le repas. « Toutes ces affaires sont vieilles ; tout le monde a essayé de les résoudre. Il n’est pas question de nous mettre en selle alors que le cheval est sur la ligne d’arrivée. Le cheval est mort depuis longtemps lorsque nous intervenons. »

L’improbable trio

Dix-neuf ans après qu’ils ont eu l’idée de créer un club dînatoire de résolution de crimes, les trois membres fondateurs de la Vidocq Society – Bill Fleisher, Frank Bender et Richard Walter – forment encore un trio improbable : le policier, l’artiste et le psychologue. Affable, trapu et avisé, Fleisher, âgé de 63 ans, jouit du statut de commissaire de la société. Il orchestre les réunions mensuelles, et c’est lui qui a eu l’idée de baptiser la société d’après Eugène François Vidocq – ce Français du XIXe siècle, criminel puis détective, qui fut un pionnier de l’utilisation de la balistique et des empreintes digitales, et qui inspira le premier récit d’enquête à Émile Gaboriau, L’Affaire Lerouge.

Cinq mois plus tard, la victime a été identifiée d’après le buste façonné par Bender.

À l’agence de détective privé qu’il dirige désormais dans le centre de Philadelphie, le bureau de Fleisher est rempli des souvenirs d’une vie passée au service de la loi – son diplôme de l’Académie de police, son badge d’agent spécial du FBI monté sur Perspex, un vieux détecteur de mensonges. Fleisher en connaît un rayon sur le meurtre : au début des années 1970, lorsqu’il travaillait avec le FBI, il opérait dans une partie de Boston appelée la Zone de Combat, et il fut plus tard assigné au crime organisé, arrêtant des hommes qu’il décrit comme « des personnages tout droit sortis d’un film de série B ». Il y a trente ans, par l’entremise du médecin légiste de Philadelphie, il a fait la connaissance Frank Bender. Bender, 67 ans, est un petit homme agité à la barbe blanche, des étincelles dans les yeux. Il travaille désormais comme sculpteur et aquarelliste, mais il a été par le passé photographe de publicité et plongeur commercial, inspectant les coques des remorqueurs dans le port de Philadelphie. Il a commencé à arrêter des criminels par accident : en 1975, il prenait des cours du soir à l’Académie des Beaux-Arts de Philadelphie. Pour parvenir à « voir en volumes », il a débuté des cours de sculpture, mais il n’y avait pas de leçons d’anatomie dispensées aux étudiants du soir, alors un ami à lui du bureau du médecin légiste lui a proposé d’assister à des autopsies, pour en apprendre plus sur la forme humaine. « Je me rends à la morgue. Il me fait visiter. Des corps ont été découpés, d’autres brûlés. Il y avait cette femme, se souvient Bender, dont le corps entier était décomposé… ils ne savaient pas à quoi elle avait pu ressembler ni qui elle était. » La femme avait été tuée d’une balle dans la tête, la balle faisant exploser son crâne, mais Bender a dit à son ami « au détour de la conversation » qu’il pourrait lui montrer de quoi la femme avait l’air avant sa mort en recréant les particularités de son visage au moyen d’une sculpture. « Je savais tout simplement à quoi les gens ressemblaient », m’explique Bender alors que je le rencontre dans son atelier. Cinq mois plus tard, la victime a été identifiée d’après le buste façonné par Bender comme étant Anna Duval, une femme originaire de l’Arizona venue à Philadelphie pour récupérer l’argent d’une transaction immobilière qui avait tourné au vinaigre. Elle avait été exécutée par un tueur de la Mafia sous contrat qui ne serait pas condamné pour le meurtre avant vingt autres années.

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Frank Bender
Exemples de reconstructions faciales
Crédits

Bender s’était découvert un don apparemment intuitif pour la reconstruction faciale et, après que la nouvelle de son succès se soit répandue, il a été contacté pour travailler sur d’autres affaires de reconstitution des visages. Plus tard, il a commencé à créer des rendus de vieillissement pour le FBI et le Service fédéral de Marshals pour les aider à retrouver les fugitifs. L’habileté de Bender l’a rendu quelque peu célèbre. « J’ai aidé le gouvernement à attraper sept des fugitifs les plus recherchés du pays. » Fleisher a immédiatement été fasciné par ce dont Bender était capable, et les deux hommes ont commencé à manger ensemble chaque semaine. « Il semblait être doté d’un sixième sens, dit Fleisher, c’était comme une intervention spirituelle dans ces affaires. » Fumeur invétéré au teint cadavérique doté d’un sens de l’humour acide, Richard Walker vit seul dans la Pennsylvanie rurale, dans un bungalow au sommet d’une colline retirée rempli d’antiquités. Il est réticent à l’idée de révéler son âge. (« C’est un secret d’État. Je suis dans ma sixième décennie… et bien sûr, je ne les fais pas. ») Perché sur une chaise à imprimé léopard dans son salon, il raconte qu’il a rencontré Bender pour la première fois dans un hôtel de Philadelphie en 1986, lors d’un rassemblement de l’Académie américaine des sciences médico-légales. Walter a débuté sa carrière comme psychologue affecté aux enquêtes criminelles au bureau du médecin légiste du comté de Los Angeles dans les années 1970, et il a depuis dressé le portrait psychologique des auteurs de certains des crimes les plus abominables du monde – parmi lesquels celui du tueur en série Colin Ireland, qui a terrorisé la communauté homosexuelle de Londres dans les années 1990. Il m’explique qu’une grande partie de son travail était confidentielle : « La plupart de mes grands projets sont restés secrets, dans l’ombre. J’étais seulement le conseiller – ce qui me laissait plus de liberté. » Il ne souhaite pas qu’on le photographie. Lorsqu’ils ont été présentés pour la première fois, le psychologue – sarcastique et pédant – et le sculpteur, très enclin à vanter ses mérites, n’auraient pas pu sembler plus différents. « J’aurais vraiment voulu le détester, admet Walter. J’ai fait quelques commentaires à son sujet que je voulais piquants, mais Frank s’est contenté de rire, je me suis alors dit que quelqu’un qui riait de mes blagues ne pouvait pas être totalement mauvais. » Bender ajoute : « J’ai pensé que ce type avait l’air de savoir ce qu’il faisait, et nous avions besoin d’un profileur de fugitifs au service des Marshals. Je l’ai donc invité à passer nous voir. » Ensemble, ils ont développé le portrait de Robert Nauss, l’ancien chef du gang des motards des Warlocks qui s’était évadé de prison enfermé dans une armoire, et qui était encore en liberté sept ans plus tard : Bender et Walter assistaient à une conférence en Australie lorsqu’ils ont appris que Nauss avait été capturé à nouveau. « Pour faire le malin, dit Walter, j’ai demandé s’il conduisait une Cadillac noire, car j’avais prédit que ce serait le cas. Et c’était le cas. » Après cela, Walter et Bender ont coopéré sur l’une des affaires de fugitifs les plus sensationnelles de l’époque : la poursuite de John E. List, un comptable raté du New Jersey qui s’était évanoui dans la nature depuis dix-huit ans, après avoir tué sa femme, sa mère et ses trois enfants une nuit de 1971. Bender a imaginé la façon dont le visage de List devait s’être affaissé et ridé, ayant été vu pour la dernière fois à l’âge de 46 ans. Walter a suggéré qu’il devait encore porter une paire de lunettes en écaille, car il voulait paraître prospère. Le buste réalisé par Bender a été montré dans l’émission America’s Most Wanted en 1989 ; List a été arrêté onze jours plus tard en Virginie, où il vivait sous un nom d’emprunt en tant que comptable, heureux en mariage et ne manquant jamais une messe. Il portait des lunettes en écaille.

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Bill Fleisher
Commissaire de la Vidocq Society
Crédits : Jens Umbach

Lorsque Bender, Walter et Fleisher se sont finalement rencontrés pour la première fois ensemble, dans un restaurant du centre de Philadelphie plus tard cette année-là, les trois hommes avaient beaucoup à se dire. Ils ont échangé des détails à propos d’affaires sur lesquelles ils travaillaient, ainsi qu’une foule d’anecdotes. Fleisher a suggéré de faire de ce repas un événement régulier – « J’ai proposé qu’on y amène des gens partageant des intérêts communs, qu’on s’asseye autour d’un bon repas, qu’on parle de vieilles affaires, et qu’on voie s’il nous était possible de les élucider à la lumière des talents de profileur de Walter ou des techniques de reconstruction faciale de Bender – ce genre de choses. » Fleisher a envoyé vingt-huit invitations à certains de ses contacts – des membres du FBI, du département de la police ou du bureau du procureur fédéral –, ne s’attendant à recevoir qu’une poignée de réponses. Mais il a reçu vingt-six lettres de personnes acceptant l’invitation de bon cœur, qui sont devenus les premiers membres de la Vidocq Society. « Tout cela, au début, c’était juste pour rire, explique Fleisher. Peut-être que cela peut sembler morbide, mais c’était dans l’idée de passer un bon moment en compagnie de gens que j’appréciais – et peut-être parvenir à accomplir quelque chose de bien au passage. »

Cas élémentaires

La société a étudié son premier cas en 1990, dans un restaurant à thème dont les employés étaient vêtus comme au XVIIIe siècle. Après que leurs réunions ont commencé à être bien établies, ils choisissaient les affaires à traiter en fonction des informations auxquelles les membres avaient accès. « À ce moment-là, nous ne jouissions d’aucune crédibilité auprès de qui que ce soit – sinon de nous-mêmes », rappelle Walter. Leur premier succès a eu lieu en 1991 : en mars de cette année-là, la famille de Huey Cox, brutalement assassinée à Little Rock, dans l’Arkansas, a approché la société pour aider à faire acquitter le plongeur noir qui, d’après eux, avait été accusé à tort du crime. Richard Walker et un expert en empreintes digitales de Vidocq ont témoigné au procès et l’affaire a été rejetée en 45 minutes.

« Nous avons réalisé que notre force, c’était les homicides, car les morts ne peuvent pas parler. Les victimes de braquage à main armée le peuvent. »

Bien qu’ils aient commencé à résoudre des crimes pour s’amuser, quand le bruit a commencé à courir au sujet des réunions, le nombre d’affaires qu’on a demandé à la société d’examiner a énormément augmenté et les objectifs de l’organisation ont commencé à changer. Les présentations étaient faites aussi bien par des Vidocquiens que par des membres de l’assistance qui prenaient la parole en tant qu’invités : lors d’une réunion, la sœur de la victime d’un meurtre a pris le micro et a accusé les gradés du Département de la police de Philadelphie présents dans la salle de corruption ; lors d’une autre réunion, Frank Bender s’est levé et a émis l’hypothèse que l’homme qui était venu présenter l’affaire, le gérant d’un sex-shop dont l’ami avait été tué, était en fait le meurtrier. « Le gars a nié, se souvient un Richard Walter amusé, et puis il s’est tiré aussi vite qu’il le pouvait. » Mais après cela, les règles ont changé et seuls les professionnels avaient le droit de présenter des affaires. Et puisque la société était consultée pour examiner toujours plus de cas, elle a resserré son champ d’expertise pour qu’il corresponde davantage aux spécialités de ses membres. « Il y avait des médecins légistes, des enquêteurs ou des odontologistes qui, pour la plupart, travaillent avec des cadavres, affirme Walter. Nous avons réalisé que notre force, c’était les homicides, car les morts ne peuvent pas parler. Les victimes de braquage à main armée le peuvent. Nous avons donc décidé de nous concentrer sur les affaires d’homicides non-classées. » En 1992, la société s’est penchée sur le meurtre de Deborah Wilson, une étudiante qui avait été retrouvée étranglée dans une cage d’escalier de la Drexel University de Philadelphie, en 1984. L’un des mystères de l’affaire était que la victime avait été retrouvée les pieds nus ; et les chaussures qu’elle portait au moment de sa mort ne l’ont jamais été. Walter a alors suggéré que les enquêteurs recherchent un fétichiste des pieds. Trois ans plus tard, un agent de la sécurité de l’université, qui avait été limogé de l’armée parce qu’il volait les chaussures des femmes militaires, a été reconnu coupable du meurtre. Depuis lors, la Vidocq Society a joué le rôle de consultant dans l’élucidation de plusieurs affaires criminelles qui étaient de vrais casse-têtes. Plus récemment, au mois d’octobre de l’année dernière, Fred Bornhofen a fait une entorse aux règles de la société sur l’ancienneté des crimes qu’elle s’autorise à traiter pour examiner une affaire datant de 2006 : une nuit, un étudiant avait disparu d’un campus du New Jersey et avait été retrouvé mort exactement un mois plus tard dans une décharge, son corps écrasé et mutilé.

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449 Downing Street
Brouillard nocturne sur Philadelphie
Crédits : George P. Macklin

La police avait découvert du sang et le collier que le garçon portait dans le compacteur à déchets qui se trouvait dans la cave de son dortoir, mais elle n’avait jamais pu comprendre comment ces éléments s’étaient retrouvés là et comment la victime avait été tuée. Les Vidocquiens ont suggéré que, après une dispute avec sa petite amie, il avait jeté son collier dans le vide-ordures de son bâtiment et l’avait regretté : il était alors descendu à la cave pour le récupérer. Là, il avait déclenché le système électrique qui contrôlait le compacteur à déchets : le vérin l’avait écrasé jusqu’à ce que mort s’ensuive et son corps avait été rejeté dans une benne qui attendait d’être transportée. « Ce n’était pas un homicide, ni un suicide, affirme Bornhofen. C’était un horrible accident. »

Le mystère des Currie

Dans la lumière tamisée du Downtown Club, les serveuses déambulent de table en table, remplissant des tasses de café, tandis que les personnes attablées pour dîner étudient les copies de sept pages représentant les étages des lieux du crime de la famille Currie. Depuis le podium, l’inspecteur Fairbairn passe d’une collection de photographies à une liste de suspects. Il y a le voisin, qui habitait juste à côté de la demeure familiale au moment des meurtres, arrêté plus tard pour viol et blessures : on lui a fait passer un test polygraphique concernant le crime, qu’il a réussi, et aucune preuve ne le lie à la scène. Puis il y a ce schizophrène de 26 ans, qui venait de s’échapper d’un hôpital psychiatrique la nuit précédant les meurtres, au passif violent impliquant des haches : il a confessé être l’auteur du meurtre, mais n’a jamais pu donner aux enquêteurs le moindre détail sur le déroulé de la scène. Et enfin, il y a Michael Currie, 27 ans à l’époque des meurtres, qui a affirmé à la police qu’il avait découvert les corps mutilés de sa femme et de ses enfants en rentrant du travail. Ancien toxicomane, Currie avait entretenu une relation amoureuse avec l’une de ses collègues durant des mois, avant les meurtres.

Tandis que les serveurs débarrassent les derniers couverts, il examine avec Fairbairn les photographies de la scène de crime sur une table vide.

Le jour du crime, il a quitté son poste pendant un laps de temps plutôt long, apparemment pour acheter un ventilateur dans un supermarché où les vendeurs se sont souvenus de lui car il était trempé de sueur. Currie a été interrogé par les enquêteurs et ses habits ont été réquisitionnés, puis inspectés plusieurs fois par le laboratoire criminel de l’État de Géorgie : « Aucune preuve valable, telle que du sang, n’a été retrouvée », affirme Fairbairn. Currie reste un suspect, mais en ving-trois ans, la police de Columbus n’a rien trouvé de concluant pour relier qui que ce soit au crime. Cette affaire reste l’un des meurtres les plus tristement célèbres dans l’histoire de la ville et chacun des vingt ou trente enquêteurs qui ont investigué s’y sont cassés les dents. Autour de 1 h 30 du matin, une demi-heure après le début de sa présentation, Fairbairn est prêt à recueillir les questions de l’assemblée. C’est à ce moment-là que les membres de la société commencent à travailler. « Ce que vous avez sous les yeux, me dit Richard Walter, c’est le potentiel combiné de 82 personnes qui réfléchissent ensemble, contre celui d’une personne assise seule à son bureau. » L’examen croisé prend un petit peu plus qu’une demi-heure. Aujourd’hui, ni Bender, ni Walter ne sont présents à la réunion. Néanmoins, des questions sur les événements du 29 août 1985 et sur l’enquête qui a suivi fusent de chaque coin de la salle : Michael Currie était-il le père de tous les enfants ? Les canalisations de la maison ont-elles été fouillées pour y trouver des indices ? Les mains des victimes ont-elles été mises dans des sacs et jetées ? Où est conservée l’arme du crime aujourd’hui ? Le docteur Michael F. Rieders, un toxicologue judiciaire à l’air grave, arborant un pin’s du drapeau américain sur le revers de sa manche, s’interroge sur le verre d’une fenêtre brisée sur la scène du crime. Fleisher, lui, se demande si Fairbairn sait dans quel ordre les victimes ont été tuées. « Pouvez-vous expliquer l’apparent désaccord entre les premiers enquêteurs sur la scène du crime et votre médecin légiste au sujet de l’heure précise de la mort ? » lance une voix depuis le fond de la salle. Finalement, après une dernière question du docteur Rieders au sujet de Michael Currie — « Êtes-vous toujours en possession de ses habits ? Des indices trouvés dans son véhicule ? » — Fleisher remonte sur l’estrade pour tenter de conclure. Il offre à Fairbairn un souvenir de son passage ici : une loupe dans un bel écrin en bois. « Le premier outil scientifique de l’enquêteur, explique-t-il. Gardez-la sur vous. Je pense que cette affaire peut être résolue, d’une manière ou d’une autre. Si vous avez besoin qu’on exhume les corps ou d’argent pour des tests ADN, nous serions ravis de vous aider à financer tout cela. »

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Le trio improbable
Les fondateurs de la Vidocq Society
Crédits : ABC News

La plupart des convives se dirigent vers la sortie mais une poignée d’entre eux reste pour discuter un peu plus longuement avec Fairbairn et son collègue, l’inspecteur Drew Tyner. Le docteur Rieders s’arrête près du groupe pour avancer l’idée d’un examen au microscope des habits du suspect et suggère à Fairbairn d’envoyer l’arme du crime à son laboratoire pour faire de nouveaux tests : « Je serais heureux de la passer au crible pour vous. Gratuitement. Cette affaire est terrible. » Un ancien de la CIA venu de Floride semble particulièrement intéressé par les éclaboussures de sang : tandis que les serveurs débarrassent les derniers couverts, il examine avec Fairbairn les photographies de la scène de crime sur une table vide, les clichés 10 x 8 macabres éparpillés entre les serviettes de table abandonnées négligemment sur la nappe.

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Bornhofen estime qu’au fil des ans, la société a étudié plus de trois cents cas d’homicides non-résolus. Mais demandez-leur combien de ces enquêtes ont été élucidées et les réponses sont moins évidentes. Il n’y a pas de processus de suivi officiel pour ceux qui viennent présenter des affaires. À la fin de chaque réunion mensuelle, les membres les plus impliqués de la société peuvent échanger des cartes de visite avec des enquêteurs et discuter plus longuement de pistes possibles. Mais il n’y a aucune garantie qu’une affaire pourra être présentée devant un tribunal, et encore moins qu’un jugement soit rendu. « C’est une zone parfaitement grise », affirme Bender, qui avance que le premier rôle de l’organisation est de maintenir en vie ces affaires non-résolues et d’apporter gratuitement les meilleures informations possibles aux enquêteurs les moins aidés. « Notre travail à Vidocq se résume au fait d’aider les forces de l’ordre à résoudre certaines de leurs affaires, grâce à nos informations. Du coup, si vous me demandez combien d’affaires nous avons résolues, je vous répondrai aucune. Mais combien d’affaires les forces de l’ordre ont résolu grâce à notre aide ? Sûrement beaucoup. » « Je dirais que nous en résolvons 80 %, affirme Fleisher, mais résoudre une enquête et prouver ce que nous avançons sont deux choses très différentes. »

Le silence retombe dans la pièce pendant une longue minute avant que Walter ne tente une réponse.

« Nous ne faisons pas le compte, me dit Bornhofen. Si nous avons contribué à une enquête de quelque façon que ce soit, nous avons rempli notre mission. Souvent – je dirais entre 30 et 50 % du temps –, nous nous apercevons que l’une de nos pistes a conduit à l’arrestation et au jugement du tueur. Nous recevons un appel de l’enquêteur, qui nous dit alors : “On l’a eu, merci pour votre aide.” Mais c’est lui qui en retire le crédit. » Six semaines après sa visite à Philadelphie, Fairbairn n’est pas plus avancé dans son enquête pour savoir qui a tué Ann, Erica et Ryan Currie avec une hache à débroussailler il y a vingt-trois ans. Quand je lui parle pour la dernière fois, lui et Tyner sont retournés à leurs bureaux de Columbus, plongés dans des investigations plus récentes, et n’ont pas eu de nouvelles de la Vidocq Society depuis la dernière réunion, mais ils restent optimistes. « Quand vous avez une affaire comme celle-là, vieille de plus de vingt ans et dans laquelle vous savez à peu près qui est le coupable sans pouvoir le prouver, la moindre étincelle peut déclencher un feu qui vous conduira à l’élucidation », affirme Tyner. De retour dans le salon de son bungalow, masqué par les vases de glaïeuls artificiels posés sur la table, Richard Walker me parle pendant plusieurs heures de l’histoire de la société, de ses lectures sur le sadisme, des bacs remplis de dossiers sur des meurtres qui encombrent sa cave, avant d’en venir au problème des crimes insolvables. Combien d’affaires lui ont été présentées qui se sont avérées totalement impossibles à résoudre ? « Cela va vous sembler présomptueux », me répond-t-il, dessinant des cercles sur sa cuisse avec un cendrier, « mais je ne m’en rappelle pas une seule. » Alors peut-être celle qui a été la plus frustrante ? Le silence retombe dans la pièce pendant une longue minute avant que Walter ne tente une réponse, des couronnes de fumée de cigarette tournoyant dans les airs. « Si vous voulez parlez de frustration due à la complexité d’une affaire, pas une seule ne me revient en mémoire. J’aimerais que ce soit le cas, car cela me fait passer pour un M. Je-sais-tout. Cela ne signifie pas que j’ai toutes les réponses, dit-il. Mais il y a toujours quelque chose. »


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Julien Cadot d’après l’article « Murder on the Menu », paru dans  Telegraph Magazine. Couverture : La salle de dîner privée du Shang Palace. Création graphique par Ulyces.